Scène XXVI


(Crispin, La Branche, M.Oronte,M. Orgon, Mme Oronte, Angélique, Valère, Lisette)

Crispin
Hé bien, Monsieur Oronte, tout est-il prêt ? Notre mariage… ouf ! qu'est-ce que je vois ?

La Branche
Ahi, nous sommes découverts, sauvons-nous. Ils veulent se retirer, mais Valère court à eux et les arrête.

Valère
Oh vous ne nous échapperez pas, Messieurs les marauds, et vous serez traités comme vous le méritez. (Valère la main sur l'épaule de Crispin. Monsieur Oronte et Monsieur Orgon se saisissent de La Branche.)

M.Oronte
Ah ah, nous vous tenons, fourbes.

M. Orgon(à La Branche.)
Dis-nous méchant. Qui est cet autre fripon que tu fais passer pour Damis ?

Valère
C'est mon valet.

Mme Oronte
Un valet, juste ciel, un valet.

Valère
Un perfide qui me fait accroire qu'il est dans mes intérêts, pendant qu'il emploie pour me tromper le plus noir de tous les artifices.

Crispin
Doucement, Monsieur, doucement, ne jugeons point sur les apparences.

M. Orgon(à La Branche.)
Et toi, coquin, voilà donc comme tu fais les commissions que je te donne.

La Branche
Allons, Monsieur, allons bride en main, s'il vous plaît, ne condamnons point les gens sans les entendre.

M. Orgon
Quoi ! tu voudrais soutenir que tu n'es pas un maître fripon.

La Branche(d'un ton pleureur. )
Je suis un fripon, fort bien. Voyez les douceurs qu'on s'attire en servant avec affection.

Valère(à Crispin.)
Tu ne demeureras pas d'accord non plus toi, que tu es un fourbe, un scélérat ?

Crispin(d'un ton emporté.)
Scélérat, fourbe, que diable, Monsieur, vous me prodiguez des épithètes qui ne me conviennent point du tout.

Valère
Nous aurons encore tort de soupçonner votre fidélité, traîtres !

M.Oronte
Que direz-vous pour vous justifier, misérables ?

La Branche
Tenez, voilà Crispin, qui va vous tirer d'erreur.

Crispin
La Branche vous expliquera la chose en deux mots.

La Branche
Parle, Crispin, fais-leur voir notre innocence.

Crispin
Parle toi-même, La Branche, tu les auras bientôt désabusés.

La Branche
Non non, tu débrouilleras mieux le fait.

Crispin
Hé bien, Messieurs, je vais vous dire la chose tout naturellement. J'ai pris le nom de Damis, pour dégoûter par mon air ridicule Monsieur et Madame Oronte de l'alliance de Monsieur Orgon, et les mettre par là dans une disposition favorable pour mon maître ; mais au lieu de les rebuter par mes manières impertinentes, j'ai eu le malheur de leur plaire, ce n'est pas ma faute, une fois.

M.Oronte
Cependant si on t'avait laissé faire, tu aurais poussé la feinte jusqu'à épouser ma fille.

Crispin
Non, Monsieur, demandez à La Branche, nous venions ici vous découvrir tout.

Valère
Vous ne sauriez donner à votre perfidie des couleurs qui puissent nous éblouir ; puisque Damis est marié, il était inutile que Crispin fît le personnage qu'il a fait.

Crispin
Hé bien, Messieurs, puisque vous ne voulez pas nous absoudre comme innocents, faites-nous donc grâce comme à des coupables. Nous implorons votre bonté. (Il se met à genoux devant Monsieur Oronte.)

La Branche(se mettant aussi à genoux.)
Oui, nous avons recours à votre clémence.

Crispin
Franchement la dot nous a tentés. Nous sommes accoutumés à faire des fourberies, pardonnez-nous celle-ci à cause de l'habitude.

M.Oronte
Non, non, votre audace ne demeurera point impunie.

La Branche
Eh, Monsieur, laissez-vous toucher, nous vous en conjurons par les beaux yeux de Madame Oronte.

Crispin
Par la tendresse que vous devez avoir pour une femme si charmante.

Mme Oronte
Ces pauvres garçons me font pitié, je demande grâce pour eux.

Lisette(bas.)
Les habiles fripons que voilà !

M. Orgon
Vous êtes bien heureux, pendards, que Madame Oronte intercède pour vous.

M.Oronte
J'avais grande envie de vous faire punir, mais puisque ma femme le veut, oublions le passé ; aussi bien je donne aujourd'hui ma fille à Valère, il ne faut songer qu'à se réjouir… Aux valets : on vous pardonne donc ; et même si vous voulez me promettre que vous vous corrigerez, je serai encore assez bon pour me charger de votre fortune.

Crispin(se relevant.)
Oh, Monsieur, nous vous le promettons.

La Branche(se relevant.)
Oui, Monsieur, nous sommes si mortifiés de n'avoir pas réussi dans notre entreprise, que nous renonçons à toutes les fourberies.

M.Oronte
Vous avez de l'esprit, mais il en faut faire un meilleur usage, et pour vous rendre honnêtes gens, je veux vous mettre tous deux dans les affaires. J'obtiendrai pour toi La Branche une bonne commission.

La Branche
Je vous réponds, Monsieur, de ma bonne volonté.

M.Oronte
Et pour le valet de mon gendre, je lui ferai épouser la filleule d'un sous-fermier de mes amis.

Crispin
Je tâcherai, Monsieur, de mériter par ma complaisance toutes les bontés du parrain.

M.Oronte
Ne demeurons pas ici plus longtemps. Entrons, j'espère que Monsieur Orgon voudra bien honorer de sa présence les noces de ma fille.

M. Orgon
J'y veux danser avec Madame Oronte. (Monsieur Orgon donne la main à Madame Oronte, et Valère à Angélique.)
(FIN.)


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