(Valère, Crispin, La Branche)
Valère
Je puis avec cette lettre entrer chez Monsieur Oronte ; mais je vois un jeune homme, serait-ce Damis ? Abordons-le ; il faut que je m'éclaircisse… Juste ciel ! c'est Crispin !
Crispin
C'est moi-même. Que diable venez-vous faire ici ? Ne vous ai-je pas défendu d'approcher de la maison de Monsieur Oronte ? Vous allez détruire tout ce que mon industrie a fait pour vous.
Valère
Il n'est pas nécessaire d'employer aucun stratagème pour moi, mon cher Crispin.
Crispin
Pourquoi ?
Valère
Je sais le nom de mon rival, il s'appelle Damis ; je n'ai rien à craindre, il est marié.
Crispin
Damis marié ; tenez, Monsieur, voilà son valet que j'ai mis dans vos intérêts. Il va vous dire de ses nouvelles.
Valère
Serait-il possible que Damis ne m'eût pas mandé une chose véritable ? à quel propos m'avoir écrit dans ces termes… lit la lettre de Damis. De Chartres. Vous saurez, cher ami, que je me suis marié en cette ville ces jours passés. J'ai épousé secrètement une fille de condition. J'irai bientôt à Paris, où je prétends vous faire de vive voix tout le détail de ce mariage.
La Branche
Ah, Monsieur, je suis au fait. Dans le temps que mon maître vous a écrit cette lettre, il avait effectivement ébauché un mariage ; mais Monsieur Orgon, au lieu d'approuver l'ébauche, a donné une grosse somme au père de la fille, et a par ce moyen assoupi la chose.
Valère
Damis n'est donc point marié.
La Branche
Non.
Crispin
Eh non !
Valère
Ah mes enfants j'implore votre secours. Quelle entreprise as-tu formée, Crispin? Tu n'as pas voulu tantôt m'en instruire. Ne me laisse pas plus longtemps dans l'incertitude. Pourquoi ce déguisement ? Que prétends-tu faire en ma faveur ?
Crispin
Votre rival n'est point encore à Paris. Il n'y sera que dans deux jours. Je veux avant ce temps-là dégoûter Monsieur et Madame Oronte de son alliance.
Valère
De quelle manière ?
Crispin
En passant pour Damis. J'ai déjà fait beaucoup d'extravagances, je tiens des discours insensés, je fais des actions ridicules qui révoltent à tout moment contre moi le père et la mère d'Angélique. Vous connaissez le caractère de Madame Oronte, elle aime les louanges ; je lui dis des duretés qu'un petit-maître n'oserait dire à une femme de robe.
Valère
Hé bien ?
Crispin
Hé bien ? je ferai et dirai tant de sottises, qu'avant la fin du jour je prétends qu'ils me chassent, et qu'ils prennent la résolution de vous donner Angélique.
Valère
Et Lisette, entre-t-elle dans ce stratagème ?
Crispin
Oui, Monsieur, elle agit de concert avec nous.
Valère
Ah ! Crispin, que ne te dois-je pas ?
Crispin
Demandez pour plaisir à ce garçon-là si je joue bien mon rôle.
La Branche
Ah Monsieur, que vous avez là un domestique adroit ! C'est le plus grand fourbe de Paris, il m'arrache cet éloge. Je ne le seconde pas mal à la vérité : et si notre entreprise réussit, vous ne m'aurez pas moins d'obligation qu'à lui.
Valère
Vous pouvez tous deux compter sur ma reconnaissance ; je vous promets.
Crispin
Eh, Monsieur, laissez là les promesses, songez que si l'on vous voyait avec nous, tout serait perdu. Retirez-vous, et ne paraissez point ici d'aujourd'hui.
Valère
Je me retire donc. Adieu, mes amis ; je me repose sur vos soins.
La Branche
Ayez l'esprit tranquille, Monsieur, éloignez-vous vite, abandonnez-nous votre fortune.
Valère
Souvenez-vous que mon sort…
Crispin
Que de discours !
Valère
Dépend de vous.
Crispin(le repoussant.)
Allez-vous-en, vous dis-je.
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