M.Oronte, La Branche, Crispin
M.Oronte(riant.)
Vous ne savez pas, mon gendre, ce que l'on dit de vous ? que cela est plaisant ! On m'est venu donner avis, (mais avis comme d'une chose assurée)
que vous étiez marié. Vous avez, dit-on, épousé secrètement une fille de Chartres. Ah ah ah ah, est-ce que vous ne trouvez pas cela plaisant ?
La Branche(riant, et faisant des signes à Crispin.)
Hé hé hé hé, il n'y a rien de si plaisant.
Crispin
Ho ho ho ho, cela est tout à fait plaisant.
M.Oronte
Un autre, j'en suis sûr, serait assez sot pour donner là-dedans ; mais moi, serviteur.
La Branche
Oh diable, Monsieur Oronte est un des plus gros génies !
Crispin
Je voudrais savoir qui peut être l'auteur d'un bruit si ridicule.
La Branche
Monsieur dit que c'est un gentilhomme appelé Valère.
Crispin(faisant l'étonné.)
Valère ! Qui est cet homme-là ?
La Branche(à Monsieur Oronte.)
Vous voyez bien, Monsieur, qu'il ne le connaît pas… À Crispin Hé là, c'est ce jeune homme que tu sais… que vous savez, dis-je… qui est votre rival, à ce qu'on nous a dit.
Crispin
Ah, oui oui, je m'en souviens : à telles enseignes qu'on nous a dit qu'il a peu de bien, et qu'il doit beaucoup ; mais qu'il couche en joue la fille de Monsieur Oronte, et que ses créanciers font des vœux très ardents pour la prospérité de ce mariage.
M.Oronte
Ils n'ont qu'à s'y attendre, vraiment, ils n'ont qu'à s'y attendre.
La Branche
Il n'est pas sot ce Valère, il n'est parbleu pas sot.
M.Oronte
Je ne suis pas bête non plus, je ne suis palsambleu pas bête, et pour le lui faire voir, je vais de ce pas chez mon notaire ; ou plutôt Damis, j'ai une proposition à vous faire. Je suis convenu, je l'avoue, avec Monsieur Orgon de vous donner vingt mille écus en argent comptant ; mais voulez-vous prendre pour cette somme ma maison du faubourg Saint-Germain, elle m'a coûté plus de quatre-vingt mille francs à bâtir.
Crispin
Je suis homme à tout prendre; mais entre nous, j'aimerais mieux de l'argent comptant.
La Branche
L'argent, comme vous savez, est plus portatif.
M.Oronte
Assurément.
Crispin
Oui, cela se met mieux dans une valise. C'est qu'il se vend une terre auprès de Chartres, je voudrais bien l'acheter.
La Branche
Ah Monsieur, la belle acquisition ! Si vous aviez vu cette terre-là, vous en seriez charmé.
Crispin
Je l'aurai pour vingt-cinq mille écus, et je suis assuré qu'elle en vaut bien soixante mille.
La Branche
Du moins, Monsieur, du moins. Comment sans parler du reste, il y a deux étangs où l'on pêche chaque année pour deux mille francs de goujons.
M.Oronte
Il ne faut pas laisser échapper une si belle occasion. Écoutez, j'ai chez mon notaire cinquante mille écus que je réservais pour acheter le château d'un certain financier qui va bientôt disparaître, je veux vous en donner la moitié.
Crispin(embrassant Monsieur Oronte.)
Ah quelle bonté, Monsieur Oronte ! Je n'en perdrai jamais la mémoire; une éternelle reconnaissance… Mon cœur… enfin j'en suis tout pénétré.
La Branche
Monsieur Oronte est le phénix des beaux-pères.
M.Oronte
Je vais vous quérir cet argent ; mais je rentre auparavant, pour donner cet avis à ma femme.
Crispin
Les créanciers de Valère vont se pendre.
M.Oronte
Qu'ils se pendent ! Je veux que dans une heure vous épousiez ma fille.
Crispin
Ah ah ah, que cela sera plaisant !
La Branche
Oui oui, c'est cela qui sera tout à fait drôle.
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