Scène XIX


(M. Orgon, La Branche)

M. Orgon(à par.)
Je ne sais quel accueil je vais recevoir de Monsieur et de Madame Oronte.

La Branche(bas.)
Vous n'êtes pas encore chez eux… Haut. Serviteur à Monsieur Orgon.

M. Orgon
Ah, je ne te voyais pas La Branche !

La Branche
Comment, Monsieur, c'est donc ainsi que vous surprenez les gens. Qui vous croyait à Paris ?

M. Orgon
Je suis parti de Chartres peu de temps après toi, parce que j'ai fait réflexion qu'il valait mieux que je parlasse moi-même à Monsieur Oronte, et qu'il n'était pas honnête de retirer ma parole par le ministère d'un valet.

La Branche
Vous êtes délicat sur les bienséances à ce que je vois. Si bien donc que vous allez trouver Monsieur et Madame Oronte ?

M. Orgon
C'est mon dessein.

La Branche
Rendez grâces au ciel de me rencontrer ici à propos pour vous en empêcher.

M. Orgon
Comment ? les as-tu déjà vus toi, La Branche ?

La Branche
Hé oui, morbleu, je les ai vus, je sors de chez eux. Madame Oronte est dans une colère horrible contre vous.

M. Orgon
Contre moi !

La Branche
Contre vous. Hé quoi, a-t-elle dit, Monsieur Orgon nous manque de parole, qui l'aurait cru ? Ma fille désormais ne doit plus espérer d'établissement.

M. Orgon
Quel tort cela peut-il faire à sa fille ?

La Branche
C'est ce que je lui ai répondu. Mais comment voulez-vous qu'une femme en colère entende raison ? C'est tout ce qu'elle peut faire de sens froid. Elle a fait là-dessus des raisonnements bourgeois. On ne croira point dans le monde, a-t-elle dit, que Damis ait été obligé d'épouser une fille de Chartres ; on dira plutôt que Monsieur Orgon a approfondi nos biens, et que ne les ayant pas trouvés solides, il a retiré sa parole.

M. Orgon
Fi donc, peut-elle s'imaginer qu'on dira cela ?

La Branche
Vous ne sauriez croire jusqu'à quel point la fureur s'est emparée de ses sens. Elle a les yeux dans la tête ; elle ne connaît personne ; elle m'a pris à la gorge, et j'ai eu toutes les peines du monde à me tirer de ses griffes.

M. Orgon
Et Monsieur Oronte ?

La Branche
Oh, pour Monsieur Oronte, je l'ai trouvé plus modéré, lui, il m'a seulement donné deux soufflets.

M. Orgon
Tu m'étonnes La Branche, peuvent-ils être capables d'un pareil emportement ? Et doivent-ils trouver mauvais que j'aie consenti au mariage de mon fils ? Ne leur en as-tu pas expliqué toutes les circonstances ?

La Branche
Pardonnez-moi, je leur ai dit que Monsieur votre fils ayant commencé par où l'on finit d'ordinaire, la famille de votre bru se préparait à vous faire un procès que vous avez sagement prévenu en unissant les parties.

M. Orgon
Ils ne se sont pas rendus à cette raison ?

La Branche
Bon, rendus ! Ils sont bien en état de se rendre. Si vous m'en croyez, Monsieur, vous retournerez à Chartres tout à l'heure.

M. Orgon
veut entrer chez Monsieur Oronte. Non, La Branche, je veux les voir, et leur représenter si bien les choses, que…

La Branche
le retenant. Vous n'entrerez pas, Monsieur, je vous assure, je ne souffrirai point que vous alliez vous faire dévisager. Si vous leur voulez parler absolument, laissez passer leurs premiers transports.

M. Orgon
Cela est de bon sens.

La Branche
Remettez votre visite à demain. Ils seront plus disposés à vous recevoir.

M. Orgon
Tu as raison ; ils seront dans une situation moins violente. Allons, je veux suivre ton conseil.

La Branche
Cependant, Monsieur, vous ferez ce qu'il vous plaira, vous êtes le maître.


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