(Valère, Crispin)
Valère
Ah, te voilà, bourreau !
Crispin
Parlons sans emportement.
Valère
Coquin !
Crispin
Laissons là, je vous prie, nos qualités. De quoi vous plaignez-vous ?
Valère
De quoi je me plains, traître ! Tu m'avais demandé congé pour huit jours, et il y a plus d'un mois que je ne t'ai vu. Est-ce ainsi qu'un valet doit servir ?
Crispin
Parbleu, Monsieur, je vous sers comme vous me payez. Il me semble que l'un n'a pas plus de sujet de se plaindre que l'autre.
Valère
Je voudrais bien savoir d'où tu peux venir ?
Crispin
Je viens de travailler à ma fortune. J'ai été en Touraine avec un chevalier de mes amis faire une petite expédition.
Valère
Quelle expédition ?
Crispin
Lever un droit qu'il s'est acquis sur les gens de province par sa manière de jouer.
Valère
Tu viens donc fort à propos, car je n'ai point d'argent ; et tu dois être en état de m'en prêter.
Crispin
Non, Monsieur, nous n'avons pas fait une heureuse pêche. Le poisson a vu l'hameçon, il n'a point voulu mordre à l'appât.
Valère
Le bon fonds de garçon que voilà ! Écoute Crispin, je veux bien te pardonner le passé : j'ai besoin de ton industrie.
Crispin
Quelle clémence !
Valère
Je suis dans un grand embarras.
Crispin
Vos créanciers s'impatientent-ils ? Ce gros marchand à qui vous avez fait un billet de neuf cents francs pour trente pistoles d'étoffe qu'il vous a fournie, aurait-il obtenu sentence contre vous ?
Valère
Non.
Crispin
Ah j'entends. Cette généreuse marquise qui alla elle-même payer votre tailleur qui vous avait fait assigner, a découvert que nous agissions de concert avec lui.
Valère
Ce n'est point cela, Crispin. Je suis devenu amoureux.
Crispin
Oh oh ! Et de qui, par aventure ?
Valère
D'Angélique, fille unique de Monsieur Oronte.
Crispin
Je la connais de vue, peste la jolie figure ! Son père, si je ne me trompe, est un bourgeois qui demeure en ce logis, et qui est très riche.
Valère
Oui, il a trois grandes maisons dans les plus beaux quartiers de Paris.
Crispin
L'adorable personne qu'Angélique !
Valère
De plus il passe pour avoir de l'argent comptant.
Crispin
Je connais tout l'excès de votre amour. Mais où en êtes-vous avec la petite fille ? Elle sait vos sentiments ?
Valère
Depuis huit jours que j'ai un libre accès chez son père, j'ai si bien fait, qu'elle me voit d'un œil favorable, mais Lisette sa femme de chambre m'apprit hier une nouvelle qui me met au désespoir.
Crispin
Eh que vous a-t-elle dit cette désespérante Lisette ?
Valère
Que j'ai un rival, que Monsieur Oronte a donné sa parole à un jeune homme de province qui doit incessamment arriver à Paris pour épouser Angélique.
Crispin
Et qui est ce rival ?
Valère
C'est ce que je ne sais point encore. On appela Lisette dans le temps qu'elle me disait cette fâcheuse nouvelle, et je fus obligé de me retirer sans apprendre son nom.
Crispin
Nous avons bien la mine de n'être pas sitôt propriétaires des trois belles maisons de Monsieur Oronte.
Valère
Va trouver Lisette de ma part, parle-lui, après cela nous prendrons nos mesures.
Crispin
Laissez-moi faire.
Valère
Je vais t'attendre au logis.
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