Turcaret
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ACTE PREMIER - Scène VI

Alain-René Lesage

ACTE PREMIER - Scène VI


(LA BARONNE M. TURCARET, MARINE.)

LA BARONNE
Je suis ravie de vous voir, monsieur Turcaret, pour vous faire des compliments sur les vers que vous m'avez envoyés.

M. TURCARET (, riant.)
Oh ! oh !

LA BARONNE
Savez-vous bien qu'ils sont du dernier galant ? Jamais les Voiture, ni les Pavillon n'en ont fait de pareils,

M. TURCARET
Vous plaisantez, apparemment

LA BARONNE
Point du tout.

M. TURCARET
Sérieusement, madame, les trouvez-vous bien tournés ?

LA BARONNE
Le plus spirituellement du monde.

M. TURCARET
Ce sont pourtant les premiers vers que j'aie faits de ma vie.

LA BARONNE
On ne le diroit pas.

M. TURCARET
Je n'ai pas voulu emprunter le secours de quelque auteur, comme cela se pratique.

LA BARONNE
On le voit bien. Les auteurs de profession ne pensent et ne s'expriment pas ainsi : on ne sauroit les soupçonner de les avoir faits.

M. TURCARET
J'ai voulu voir, par curiosité, si je serois capable d'en composer, et l'amour m'a ouvert l'esprit.

LA BARONNE
Vous êtes capable de tout, monsieur ; il n'y a rien d'impossible pour vous.

MARINE (à M. Turcaret)
Votre prose, monsieur, mérite aussi des compliments : elle vaut bien votre poésie, au moms.

M. TURCARET
Il est vrai que ma prose a son mérite ; elle est signée et approuvée par quatre fermiers généraux.

MARINE
Cette approbation vaut mieux que celle de l'Académie.

LA BARONNE (, a M. Turcaret.)
Pour moi, je n'approuve point votre prose, monsieur ; et il me prend envie de vous quereller.

M. TURCARET
D'où vient ?

LA BARONNE
Avez-vous perdu la raison de m'envoyer un billet au porteur ? Vous faites tous les jours quelque folie comme cela.

M. TURCARET
Vous vous moquez ?

LA BARONNE
De combien est-il ce billet ? Je n'ai pas pris garde à la somme, tant j'étois en colère contre vous !

M. TURCARET
Bon ! il n'est que de dix mille écus.

LA BARONNE
Comment ! de dix mille écus ? Ah ! si j'avois su cela, je vous l'aurois renvoyé sur-le-champ.

M. TURCARET
Fi donc !

LA BARONNE
Mais je vous le renverrai.

M. TURCARET
Oh ! vous l'avez reçu, vous ne le rendrez point.

MARINE (à part.)
Oh ! pour cela, non.

LA BARONNE (, à M. Turcaret.)
Je suis plus offensée du motif que de la chose même.

M. TURCARET
Eh ! pourquoi ?

LA BARONNE
En m'accablant tous les jours de présents, il semble que vous vous imaginiez avoir besoin de ces liens-là pour m'attacher à vous,

M. TURCARET
Quelle pensée ! Non, madame, ce n'est point dans cette vue que…

LA BARONNE (, interrompant.)
Mais vous vous trompez, monsieur ; je ne vous en aime point davantage pour cela.

M. TURCARET ( à part.)
Qu'elle est franche ! qu'elle est sincère !

LA BARONNE
Je ne suis sensible qu'à vos empressements, qu'à vos soins.

M. TURCARET (à part.)
Quel bon cœur

LA BARONNE
Qu'au seul plaisir de vous voir.

M. TURCARET (à part.)
Elle me charme… (A la baronne.)
Adieu, charmante Philis.

LA BARONNE
Quoi ! vous sortez sitôt ?

M. TURCARET
Oui, ma reine. Je ne viens ici que pour vous saluer en passant. Je vais à une de nos assemblées, pour m'opposer à la réception d'un pied-plat, d'un homme de rien, qu'on veut faire entrer dans notre compagnie. Je reviendrai dès que je pour- rai m'échapper. (il lui baise la main)

LA BARONNE
Fussiez-vous déjà de retour !

MARINE (, à M. Turcaret, en lui faisant la révérence.)
Adieu, monsieur. Je suis votre très-humble servante.

M. TURCARET
A propos, Marine, il me semble qu'il y a long- temps que je ne t'ai rien donné… (il lui donne une poignée d'argent.)
Tiens, je donne sans compter, moi.

MARINE (, prenant l' argent.)
Et moi, je reçois de même, monsieur. Oh ! nous sommes tous deux des gens de bonne foi. (M. Turcaret sort.)


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