Turcaret
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ACTE II - SCÈNE VI

Alain-René Lesage

ACTE II - SCÈNE VI

M. TURCARET
Approche , mon ami. Dis-moi on peu, as-tu déjà quelques principes ?

FRONTIN
Qu'appelez- vous des principes ?

M. TURCARET
Des principes de commis ; c'est-à-dire si tu sais comment on peut empêcher les fraudes ou les favoriser ?

FRONTIN
Pas encore , monsieur, mais je sens que j'ap- prendrai cela fort facilement.

M. TURCARET
Tu sais du moins l'arithmétique ? ta sais faire des comptes à parties simples ?

FRONTIN
Ohl oui, monsieur ; je sais même faire des parties doubles. J'écris aussi de deux écritures, tantôt de l'une et tantôt de l'autre.

M. TURCARET
Delà ronde, n'est-ce pas ?

FRONTIN
De la ronde, de l'oblique.

M. TURCARET
Comment, de l'oblique ?

FRONTIN
Eh ! oui d'une écriture que vous connaissez… là… d'une certaine écriture qui n'est pas l'intime.

M. TURCARET (à la baronne)
Il veut dire de la bâtarde

FRONTIN
Justement ; c'est ce mot-là que je cherchois.

M. TURCARET (à la baronne.)
Quelle ingénuité ! Ce garçon-là, madame, est bien niais.

LA BARONNE
Il se déniaisera dans vos bureaux.

M. TURCARET
Oh ! qu'oui, madame, oh qu'oui. D'ailleurs un bel esprit n'est pas nécessaire pour faire son chemin. Hors moi et deux ou trois autres, il n'y a parmi nous que des génies assez communs. II suffit d'un certain usage , d'une routine que l'on ne mais jue guère d'attraper. Nous voyous tant de gens ! nous nous éludions à prendre ce que le monde a de meilleur ; voilà toute notre science.

LA BARONNE
Ce n'est pas la plus inutile de toutes.

M. TURCARET (à Frontin.)
Oh ! çà , mon ami , tu es à moi , et tes gages coureut dès ce moment.

FRONTIN
Je vous regarde donc, monsieur, comme mon j'.ouwau maître Mais, en qualité d'ancien la- j quais de M. le chevalier, il faut que je m'acquitte 1 d'une commission dont il m'a chargé ; il vous donne, et à madame sa cousine, à souper ici ce soir.

M. TURCARET
Très-volontiers.

FRONTIN
Je vais ordonner chez Fite toutes sortes de ragoûts , avec vingt-quatre bouteilles de vin de Champagne ; et , pour égayer le repas, vous aurez des voix et des instruments.

LA BARONNE
De la musique , Frontin ?

FRONTIN
Oui , madame ; à telles enseignes que j'ai ordre de commander cent bouteilles de Surène , pour abreuver la symphonie.

LA BARONNE
Cent bouteilles ?

FRONTIN
Ce n'est pas trop, madame. Il y aura huit concertants , quatre Italiens de Paris, trois chanteuses et deux gros chantres.

M. TURCARET
Il a, ma foi, raison ; ce n'est pas trop. Ce repas sera fort joli.

FRONTIN
Oh , diable ! quand M. le chevalier donne des soupers comme cela, il n'épargne rien, monsieur.

M. TURCARET
J'en suis persuadé.

FRONTIN
Il semble qu'il ait à sa disposition la bourse d'un partisan.

LA BARONNE (, à M. Turcaret.)
Il veut dire qu'il fait les choses fort magnifiquement.

M. TURCARET
Qu'il est ingénu !… (A Frontin.)
Eh bien ! nous verrons cela tantôt… (À la baronne.)
Et, pour surcroît de réjouissance, j'amènerai ici M. Gloutonneau le poète : aussi bien je ne saurois manger si je n'ai quelque bel esprit à ma table.

LA BARONNE
Vous me ferez plaisir. Cet auteur apparemment est fort brillant dans la conversation ?

M. TURCARET
Il ne dit pas quatre paroles dans un repas ; mais il mange et pense beaucoup. Peste ! c'est un homme bien agréable… Oh ! çà, je cours chez Dautel vous acheter…

LA BARONNE (, l'interrompant.)
Prenez garde à ce que vous ferez, je vous en prie ; ne vous jetez point dans une dépense…

M. TURCARET (l'interrompant à son tour…)
Eh ! fi ! madame , fi ! vous vous arrêtez à des minuties. Sans adieu, ma reine.

LA BARONNE
J'attends votre retour impatiemment.
(M. Turcaret sort.)


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