(LA BARONNE MARINE, FRONTIN.)
FRONTIN (à la baronne.)
Je viens de la part de mon maître et de la mienne, madame, vous donner le bonjour.
LA BARONNE (d'un air froid.)
Je vous en suis obligé, Frontin.
FRONTIN (à Marine.)
Et mademoiselle Marine veut bien aussi qu'on prenne la liberté de la saluer ?
MARINE (d'un air brusque.)
Bonjour et bon an.
FRONTIN (à la baronne en lui présentant un billet.)
Ce billet que M. le chevalier vous écrit vous instruira, madame, de certaine aventure…
MARINE ( bas à la baronne.)
Ne le recevez pas.
LA BARONNE (prenant le billet des mains de Frontin.)
Cela n'engage à rien, Marine… Voyons, voyons ce qu'il me mande.
MARINE (à part.)
Sotte curiosité !
LA BARONNE (lisant.)
"Je viens de recevoir le portrait d'une comtesse. Je vous l'envoie et vous le sacrifie ; mais vous ne devez point me tenir compte de ce sacrifice, ma chère baronne. Je suis si occupé, si possédé de vos charmes, que je n'ai pas la liberté de vous être infidèle. Pardonnez, mon adorable, si je ne vous en dis pas davantage ; j'ai l'esprit dans un accablement mortel. J'ai perdu cette nuit tout mon argent, et Frontin vous dira le reste. le chevalier."
MARINE (à Frontin.)
Puisqu'il a perdu tout son argent, je ne vois pas qu'il y ait du reste à cela.
FRONTIN
Pardonnez-moi. Outre les deux cents pistoles que madame eut la bonté de lui prêter hier, et le peu d'argent qu'il avoit d'ailleurs, il a encore perdu mille écus sur parole ; voilà le reste. Oh ! diable, il n'y a pas un mot inutile dans les billets de mon maître.
LA BARONNE
Où est le portrait ?
FRONTIN (lui donnant un portrait.)
Le voici.
LA BARONNE (examinant le portrait.)
Il ne m'a point parlé de cette comtesse-là, Frontin.
FRONTIN
C'est une conquête, madame, que nous avons faite sans y penser. Nous rencontrâmes l'autre jour cette comtesse dans un lansquenet.
MARINE
Une comtesse de lansquenet.
FRONTIN (à la baronne.)
Elle agaça mon maître. Il répondit, pour rire, à ses minauderies. Elle, qui aime le sérieux, a pris la chose fort sérieusement. Elle nous a, ce matin, envoyé son portrait. Nous ne savons pas seulement son nom.
MARINE
Je vais parier que cette comtesse-là est quelque dame normande. Toute sa famille bourgeoise se cotise pour lui faire tenir à Paris une petite pension, que les caprices du jeu augmentent ou diminuent.
FRONTIN
C'est ce que nous ignorons.
MARINE
Oh ! que non, vous ne l'ignorez pas. Peste ! vous n'êtes pas gens à faire sottement des sacrifices. Vous en connoissez bien le prix.
FRONTIN (à la baronne.)
Savez-vous bien, madame, que cette dernière nuit a pensé être une nuit éternelle pour monsieur le chevalier ? En arrivant au logis il se jette dans un fauteuil ; il commence par se rappeler les plus malheureux coups du jeu, assaisonnant ses réflexions d'épithètes et d'apostrophes énergiques.
LA BARONNE (regardant le portrait.)
Tu as vu cette comtesse, Frontin ? N'est-elle pas plus belle que son portrait ?
FRONTIN
Non, madame ; et ce n'est pas, comme vous voyez, une beauté régulière ; mais elle est assez piquante, ma foi, elle est assez piquante… Or, je voulus d'abord représenter à mon maître que tous ces jurements étoient des paroles perdues ; mais, considérant que cela soulage un joueur désespéré, je le laissai s'égayer dans ses apostrophes.
LA BARONNE (regardant toujours le portrait.)
Quel âge a-t-elle, Frontin ?
FRONTIN
C'est ce que je ne sais pas trop bien ; car elle a le teint si beau que je pourrois m'y tromper d'une bonne vingtaine d'années.
MARINE
C'est-à-dire qu'elle a pour le moins cinquante ans ?
FRONTIN
Je le croirois bien , car elle en paroît trente… (À la baronne.)
Mon maître donc, après avoir bien réfléchi, s'abandonne à la rage ; il demande ses pistolets.
LA BARONNE (à Marine.)
Ses pistolets, Marine, ses pistolets !
MARINE
Il ne se tuera point, madame, il ne se tuera point.
FRONTIN (à la baronne.)
Je les lui refuse ; aussitôt il tire brusquement son épée.
LA BARONNE (à Marine.)
Ah ! il s'est blessé, Marine, assurément !
MARINE
Eh ! non, non, Frontin l'en aura empêché.
FRONTIN (à la baronne.)
Oui… Je me jette sur lui à corps perdu… "Monsieur le chevalier, lui dis-je, qu'allez-vous faire ? Vous passez les bornes de la douleur du lansquenet. Si votre malheur vous fait haïr le jour, conservez-vous du moins, vivez pour votre aimable baronne. Elle vous a jusqu'ici tiré généreusement de tous vos embarras ; et soyez sûr, ai-je ajouté, seulement pour calmer sa fureur, qu'elle ne vous laissera point dans celui-ci."
MARINE (bas à la haronne.)
L'entend-il , le maraud !
FRONTIN (à la baronne.)
"Il ne s'agit que de mille écus, une fois. M. Turcaret a bon dos : il portera bien encore cette charge-là."
LA BARONNE
Eh bien , Frontin ?
FRONTIN
Eh bien ! madame, à ces mots, admirez le pouvoir de l'espérance, il s'est laissé désarmer comme un enfant, il s'est couché et s'est endormi.
MARINE (ironiquement.)
Le pauvre chevalier !
FRONTIN (à la baronne.)
Mais ce matin, à son réveil, il a senti renaître ses chagrins ; le portrait de la comtesse ne les a point dissipés. Il m'a fait partir sur-le-champ pour venir ici, et il attend mon retour pour disposer de son sort. Que lui dirai-je, madame ?
LA BARONNE
Tu lui diras, Frontin, qu'il peut toujours faire fond sur moi, et que, n'étant point en argent comptant…
(Elle veut tirer son diamant de son doigt pour le lui donner.)
MARINE (la retenant.)
Eh ! madame, y songez-vous ?
LA BARONNE (à Frontin, en remettant son diamant.)
Tu lui diras que je suis touchée de son malheur.
MARINE (à Frontin, ironiquement.)
Et que je suis, de mon côté, très-fâchée de son infortune.
FRONTIN (à la baronne.)
Ah ! qu'il sera fâché, lui… (À part.)
Maugrebleu de la soubrette !
LA BARONNE
Dis-lui bien, Frontin, que je suis sensible à ses peines.
MARINE (à Frontin, ironiquement.)
Que je sens vivement son affliction, Frontin.
FRONTIN (à la baronne.)
C'en est donc fait, madame, vous ne verrez plus monsieur le chevalier. La honte de ne pouvoir payer ses dettes va l'écarter de vous pour jamais ; car rien n'est plus sensible pour un enfant de famille. Nous allons tout à l'heure prendre la poste.
LA BARONNE (bas à Marine.)
Prendre la poste. Marine !
MARINE
Ils n'ont pas de quoi la payer.
FRONTIN (à la baronne.)
Adieu, madame.
LA BARONNE (tirant son diamant de son doigt.)
Attends, Frontin.
MARINE (à Frontin.)
Non, non, va-t-en vite lui faire réponse.
LA BARONNE (à Marine.)
Oh ! je ne puis me résoudre à l'abandonner…
(À Frontin, en lui donnant son diamant.)
Tiens, voilà un diamant de cinq cents pistoles que M. Turcaret m'a donné ; va le mettre en gage, et tire ton maître de l'affreuse situation où il se trouve.
FRONTIN
Je vais le rappeler à la vie (À Marine avec ironie.)
Je lui rendrai compte. Marine, de l'excès de ton affliction.
MARINE
Ah ! que vous êtes tous deux bien ensemble, messieurs les fripons ! (Frontin sort.)
La pièce "Crispin rival de son maître", écrite par Alain-René Lesage et jouée pour la première fois en 1707, est une comédie en un acte et en prose. Elle met...