Scène première


(LE BARON, GERMAIN.)

LE BARON
Mon neveu, dis-tu, n'est point ici ?

GERMAIN
Non, monsieur, je l'ai cherché partout.

LE BARON
C'est impossible ; il est cinq heures précises. Ne sommes-nous pas chez la comtesse ?

GERMAIN
Oui, monsieur, voilà son piano.

LE BARON
Est-ce que mon neveu n'est plus amoureux d'elle ?

GERMAIN
Si fait, monsieur, comme d'habitude.

LE BARON
Est-ce qu'il ne vient pas la voir tous les jours ?

GERMAIN
Monsieur, il ne fait pas autre chose.

LE BARON
Est-ce qu'il n'a point reçu ma lettre ?

GERMAIN
Pardonnez-moi, ce matin même.

LE BARON
Il doit donc être dans ce château, puisque je ne l'ai pas trouvé chez lui. Je lui avais mandé que je quitterais Paris à une heure et quart, que je serais par conséquent à Montgeron à trois heures. De Montgeron ici il y a deux lieues et demie. Deux lieues et demie, mettons cinq quarts d'heure, en supposant les chemins mauvais, mais, à tout prendre, ils ne le sont point.

GERMAIN
Bien au contraire, ils sont fort bons.

LE BARON
Partant à trois heures de Montgeron, je devais par conséquent être au tourne-bride positivement à quatre heures un quart. J'avais une visite à faire à M. Duplessis, qui devait durer tout au plus un quart d'heure. Donc, avec le temps de venir ensuite ici, cela ne pouvait me mener plus tard que cinq heures. Je lui avais mandé tout cela avec la plus grande exactitude. Or, il est cinq heures précisément, et quelques minutes maintenant. Mon calcul n'est-il pas exact ?

GERMAIN
Parfaitement, monsieur, mais mon maître n'y est point.

LE BARON
Ses paquets, du moins, sont-ils faits ?

GERMAIN
Quels paquets, monsieur, s'il vous plaît ?

LE BARON
Ses malles sont-elles préparées, là-bas, à son château ?

GERMAIN
Pas que je sache, monsieur, aucunement.

LE BARON
Je lui avais cependant mandé que la grande-duchesse était accouchée, la duchesse de Saxe-Gotha, Germain ; ce n'est pas une petite affaire.

GERMAIN
Je le crois bien.

LE BARON
Je lui avais écrit que M. Desprez, avant-hier soir, était venu me rendre visite. M. Desprez arrivait de Saint-Cloud. Il venait me prévenir que le ministre me priait de passer dans la matinée du lendemain, c'est-à-dire hier, à son cabinet. J'allais obéir à cet ordre, lorsque je reçus l'avertissement que le ministre était à Compiègne ; il y avait accompagné le roi. Ce fut donc à Compiègne que je me rendis. Comme je savais de quoi il s'agissait, il n'y avait pas de temps à perdre, tu le comprends.

GERMAIN
Sans aucun doute.

LE BARON
Le ministre était à la chasse. On me dit d'aller chez M. de Gercourt, qui me conduisit en secret jusqu'aux petits appartements ; — le roi venait de partir pour Fontainebleau.

GERMAIN
Cela était fâcheux.

LE BARON
Point du tout. Je tiens seulement à te faire remarquer combien je suis ponctuel en toute chose.

GERMAIN
Oh ! pour cela oui.

LE BARON
La ponctualité est, en ce monde, la première des qualités. On peut même dire que c'est la base, la véritable clef de toutes les autres. Car de même que le plus bel air d'opéra ou le plus joli morceau d'éloquence ne sauraient plaire hors de leur lieu et place, de même les plus rares vertus et les plus gracieux procédés n'ont de prix qu'à la condition de se produire en un moment distinct et choisi. Retiens cela, Germain : rien n'est plus pitoyable que d'arriver mal à propos, eût-on d'ailleurs le plus grand mérite ; témoin ce célèbre diplomate qui arriva trop tard à la mort de son prince, et vit la reine mettant ses papillotes. Ainsi se détruisent les plus beaux talents, et l'on a vu des gens couverts de gloire dans les armées et même dans le cabinet perdre leur fortune, faute d'une montre convenable et ponctuellement réglée. La tienne va-t-elle bien, mon ami ?

GERMAIN
Je la mets à l'heure continuellement, monsieur.

LE BARON
Fort bien. Tu sauras donc enfin que, ayant rencontré à Compiègne la marquise de Morivaux, qui me donna une place dans sa voiture, j'appris que l'on m'avait trompé par des renseignements peu exacts, et que le ministre revenait à Paris. Son Excellence me reçut à deux heures et demie, et voulut bien m'annoncer elle-même que la grande-duchesse de Gotha était accouchée, comme je te le disais tout à l'heure, et que le roi avait fait choix de moi et de mon neveu pour aller la complimenter.

GERMAIN
À Gotha, monsieur ?

LE BARON
À Gotha. C'est un grand honneur pour ton maître.

GERMAIN
Oui, monsieur, mais il est sorti.

LE BARON
Voilà ce que je ne puis comprendre. Il est donc toujours aussi étourdi, aussi distrait que de coutume ? Toujours oubliant tout !

GERMAIN
On ne peut pas trop dire, monsieur. Ce n'est pas qu'il oublie, c'est qu'il pense à autre chose.

LE BARON
Il faut qu'il soit en route, sans faute, demain matin, pour l'Allemagne. Et il n'a donné aucun ordre pour son départ ?

GERMAIN
Non, monsieur. Ce matin seulement, avant de sortir, il a ouvert une grande caisse de voyage, et il s'est promené bien longtemps tout alentour.

LE BARON
Et qu'a-t-il mis dedans ?

GERMAIN
Un papier de musique.

LE BARON
Un papier de musique ?

GERMAIN
Oui, monsieur ; après quoi il a fermé la caisse avec bien du soin, et il a mis la clef dans sa poche.

LE BARON
Un papier de musique ! toujours des folies ! si le roi savait cette maladie-là, oserait-on lui confier une mission d'une si haute importance ! heureusement il est sous ma garde. Enfin, qu'a-t-il dit, qu'a-t-il fait ?

GERMAIN
Il a chanté, monsieur, toute la journée.

LE BARON
Il a chanté ?

GERMAIN
À merveille, monsieur ; c'était un plaisir de l'entendre.

LE BARON
Le beau prélude pour un ambassadeur ! Tu as quelque bon sens, Germain. Dis-moi, le crois-tu réellement capable de se conduire sainement dans une conjoncture si délicate ?

GERMAIN
Quoi, monsieur, d'aller à Gotha, faire la révérence à une accouchée ? Il me semble que j'irais moi- même.

LE BARON
Tu ne sais pas de quoi tu parles.

GERMAIN
Dame ! monsieur, de la grande-duchesse ; c'est vous qui me dites qu'elle est accouchée.

LE BARON
Il est vrai qu'elle a donné le jour à un nouveau rejeton d'une tige auguste. Mais qu'a fait encore mon neveu ?

GERMAIN
Il est venu ici, je ne sais combien de fois, frapper à la porte de madame la comtesse.

LE BARON
Et où est-elle, la comtesse ?

GERMAIN
Monsieur, elle n'est pas levée.

LE BARON
À cette heure-ci ! c'est inconcevable. Elle ne dîne donc pas, cette femme-là ?

GERMAIN
Non, monsieur, elle soupe.

LE BARON
Autre cervelle fêlée ! Beau voisinage pour un fou !

GERMAIN
Mon maître serait bien fâché, monsieur, s'il s'entendait traiter de la sorte. Lorsqu'on se hasarde à lui faire remarquer la moindre distraction de sa part, il entre dans une colère affreuse. À telle enseigne que, l'autre jour, il a manqué de m'assommer parce qu'il avait, au lieu de sucre, versé son tabac sur ses fraises, et hier encore…

LE BARON
Juste Dieu ! Est-il croyable qu'un homme de mérite, et du plus haut mérite, Germain (car mon neveu est fort distingué)
, tombe d'une manière aussi puérile dans des égarements déplorables !

GERMAIN
Cela est bien funeste, monsieur.

LE BARON
Ne l'ai-je pas vu, de mes propres yeux, traverser, les mains dans ses poches, une contredanse royale, et se promener au milieu du quadrille, comme dans l'allée d'un jardin ?

GERMAIN
Parbleu ! monsieur, il a fait la pareille, l'autre soir, chez madame la comtesse. Il y avait grande compagnie, et M. Vertigo, le poète d'à côté, lisait un mélodrame en vers. À l'endroit le plus touchant, monsieur, quand la jeune fille empoisonnée reconnaissait son père parmi les assassins, quand toutes ces dames fondaient en larmes, voilà mon maître qui se lève et s'en va boire le verre d'eau que l'auteur avait sur sa table. Tout l'effet de la scène a été manqué.

LE BARON
Cela ne m'étonne pas. Il a bien mis un jour trente sous dans une tasse de thé que lui présentait une charmante personne, croyant qu'elle quêtait pour les pauvres.

GERMAIN
L'hiver dernier, vous étiez absent, lors du mariage de monsieur son frère. Il devait, comme vous pensez, faire les honneurs au repas de noces. J'entre chez lui, vers le soir, pour l'aider à faire sa toilette. Il me renvoie, se déshabille lui-même, puis se promène une heure durant, sauf votre respect, en chemise ; après quoi il s'arrête court, se regarde dans la glace avec étonnement : Que diable fais-je donc ? se demande-t-il ; parbleu ! il fait nuit, je me couche. Et là-dessus il se mettait au lit, oubliant la noce et le dîner, si nous n'étions venus l'avertir.

LE BARON
Et tu crois qu'un pareil extravagant est capable d'aller à Gotha ! Vois quelle tâche j'entreprends, Germain, car il faut bien, bon gré, mal gré, que la volonté du roi s'accomplisse. Il n'y a pas à dire, c'est mon neveu qui a le titre, je ne fais que l'accompagner ; on lui donne ce titre parce qu'il porte un nom ; celui de son père, qui est plus que le mien, et c'est moi qui suis responsable.

GERMAIN
Puisque mon maître a du mérite.

LE BARON
Sans doute, mais cela suffit-Il ? Il m'avait promis de se corriger.

GERMAIN
Il s'y étudie, monsieur, tout doucement, mais il n'aime pas qu'on le contrarie, et si vous m'en croyez… Le voici.


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