Scène II


(LE BARON, GERMAIN, LE MARQUIS.)

LE MARQUIS
Ah çà ! c'est donc une gageure ? On me volera donc toujours mes papiers !

GERMAIN
Monsieur, voilà monsieur le baron…

LE MARQUIS
Qu'as-tu fait, drôle, d'un papier de musique que j'avais tantôt ? Où l'as-tu mis ? où est-il passé ?

LE BARON
Bonjour, Valberg ; que vous arrive-t-il ?

LE MARQUIS
Je ferai maison nette un de ces jours ; je vous mettrai tous à la porte.(Au baron qui rit.)
Et vous, maraud, tout le premier.

GERMAIN
Monsieur, c'est monsieur le baron.

LE MARQUIS
Ah ! pardon, mon cher oncle, vous venez donc de Paris ? C'est que j'ai perdu un papier de musique.

GERMAIN
C'est sûrement celui-là qu'il a si bien serré.

LE MARQUIS
Vous voyez, mon neveu, que je suis exact, je suis arrivé à l'heure dite. Et vous, êtes-vous disposé à partir ?

LE MARQUIS
À partir ?

LE BARON
Oui, demain matin.

LE MARQUIS
Oui, je vous le jure, si j'éprouve un refus, je pars sur-le-champ, et vous ne me reverrez de la vie.

LE BARON
Quel refus ? que voulez-vous dire ?

LE MARQUIS
Oui, sur l'honneur, si je suis reçu avec froideur, si ma démarche est mal accueillie, mon parti est pris irrévocablement.

LE BARON
Eh ! quelle froideur, quel mauvais accueil avez-vous à craindre, venant de la part du roi ?

LE MARQUIS
Est-ce que le roi se mêle de tout ceci ?

LE BARON
Parbleu ! apparemment, puisque vous serez porteur d'une lettre autographe de Sa Majesté.

LE MARQUIS
Pour la comtesse ?

LE BARON
Pour la grande-duchesse. Oubliez-vous que vous êtes chargé ?…

LE MARQUIS
C'est que je confondais, parce que j'ai aussi une lettre à écrire à la comtesse. L'avez-vous vue ?

LE BARON
Non, elle dort.

LE MARQUIS
Eh bien ! que dites-vous de cette affaire-là ? Ne fais-je pas bien ?

LE BARON
Quelle affaire ?

LE MARQUIS
Oh, mon Dieu ! je sais bien ce que vous m'allez dire. Vous n'avez jamais pu la souffrir, vous vous êtes brouillé avec elle, vous lui avez fait un procès ; eh bien ! je vous le demande, qu'est-ce qu'on gagne à ces choses-là ? Votre avocat a fait de belles phrases pour un méchant quartier de vigne ; le voilà maintenant au parlement. Ses discours n'ont pas le sens commun. On dit que c'est de la grande politique, moi je prétends qu'il n'en a point du tout, et vous verrez que la loi sera rejetée.

LE BARON
De quoi venez-vous me parler ? Il s'agit ici de choses sérieuses et qui réclament toute votre attention.

LE MARQUIS
S'il en est ainsi, vous n'avez qu'à dire. Parlez, monsieur, je vous écoute.

LE BARON
Il s'agit de notre ambassade. Avez-vous lu ce que je vous ai mandé ?

LE MARQUIS
De notre ambassade ? oui, sans doute ; je suis toujours aux ordres du roi.

LE BARON
Fort bien.

LE MARQUIS
Sa Majesté connaît mon dévouement.

LE BARON
À merveille. Vous serez donc prêt…

LE MARQUIS
En doutez-vous ? mes ordres sont donnés ; Germain, tout est-il préparé ?

GERMAIN
Monsieur, je n'ai point reçu d'ordres.

LE MARQUIS
Comment, coquin ! Et cette grande malle que je t'ai fait mettre au milieu de ma chambre ?

GERMAIN
Ah ! si monsieur veut chanter en route…

LE MARQUIS
Chanter en route, impertinent !

GERMAIN
Dame ! monsieur, votre musique est dedans, et la clef est dans votre poche.

LE MARQUIS
Dans ma… Ah ! parbleu ! c'est vrai. On me l'aura donnée sans doute avec mes gants et mon mouchoir. Ces gens-là ne font attention à rien.

GERMAIN
Je puis vous assurer, monsieur…

LE BARON
Laisse-nous, ne dis mot, et va tout préparer.

GERMAIN
SORT
Maintenant, Valberg, il faut que je vous quitte, pour retourner chez M. Duplessis, prendre les lettres de la cour. Je n'ai que deux mots à vous dire : songez, mon neveu, que notre voyage n'est point une mission ordinaire, et que, selon l'habileté que vous y déploierez, votre avenir peut en dépendre.

LE MARQUIS
Hélas ! je ne le sais que trop.

LE BARON
Il faut donc que vous me promettiez de tenter sur vous-même un effort salutaire, de vaincre ces petites distractions, ces faiblesses d'esprit parfois si fâcheuses, afin de conduire sagement les choses.

LE MARQUIS
Oh ! pour cela, je vous le promets.

LE BARON
Sérieusement ?

LE MARQUIS
Très sérieusement.

LE BARON
Allez donc achever de donner vos ordres. Il est six heures moins vingt minutes ; je vais chez M. Duplessis ; ce n'est pas loin ; je serai de retour pour le dîner. Allons, vous me promettez donc de suivre en tout point mes conseils ? Vous savez ce que c'est que ces messieurs de la cour.

LE MARQUIS
Oh ! ne vous mettez pas en peine. Je sais comment il faut s'y prendre vis-à-vis d'eux. Je me ferai écrire partout. Il faut que je sache seulement le nom de votre rapporteur, et j'irai moi-même.

LE BARON
Je n'ai point de rapporteur ; que voulez-vous donc dire ?

LE MARQUIS
Si vous n'avez pas de rapporteur, il n'est pas temps de solliciter vos juges.

LE BARON
Mes juges ? à propos de quoi ?

LE MARQUIS
Pour votre procès.

LE BARON
Mais je n'ai point de procès.

LE MARQUIS
Comment ! vous ne m'avez pas dit de voir ces messieurs de la cour ?

LE BARON
Je vous parle de la cour de Saxe.

LE MARQUIS
Ah ! oui, c'est pour notre ambassade. — Je suis un peu préoccupé ; c'est la comtesse qui a un procès, et je me suis chargé de le suivre. C'est une femme charmante !

LE BARON
Oui, oui, nous savons que vous êtes coiffé d'elle, et que le voisinage est cause que vous vous enterrez dans votre château. Mais il ne faut pas que cette inclination traverse nos plans, s'il vous plaît.

LE MARQUIS
Ne craignez rien, allez, soyez en paix. Quand je n'y songe pas, voyez-vous, je parais, comme cela, un peu insouciant ; mais quand je me mêle de choses graves, personne n'est plus attentif que moi.

LE BARON
À la bonne heure.

LE MARQUIS
Allez chez M. Duplessis, soyez en paix, je me charge du reste.

LE BARON
Nous verrons votre exactitude.

LE MARQUIS
Je vais surveiller Germain, de peur qu'il ne fasse quelque méprise.

LE BARON
Fort bien.

LE MARQUIS
Je vais achever de mettre mes papiers en ordre. J'en ai beaucoup.

LE BARON
Ne m'arrêtez donc pas, je vous prie.

LE MARQUIS
Dieu m'en préserve ! Allez, monsieur, allez prendre les lettres royales ; de mon côté, j'écrirai à ma mère ; — il est bien juste aussi que je remercie le ministre ; je laisserai mes chiens à madame de Belleroche ; j'avertirai tous nos parents, et à votre retour, je l'espère, le mariage sera décidé.

LE BARON(s'arrêtant au moment de sortir.)
Comment, le mariage ! Quel mariage ?

LE MARQUIS
Hé ! le mien, ne le savez-vous pas ?

LE BARON
Que signifie cette plaisanterie ? votre mariage, dites-vous ?

LE MARQUIS
Oui, avec la comtesse ; ne vous ai-je pas dit que je l'épousais ?

LE BARON
Non, vraiment. En voici bien d'une autre !

LE MARQUIS
Cela me donne beaucoup d'affaires, comme vous voyez.

LE BARON
Mais on ne se marie pas la veille d'un départ. C'est apparemment pour votre retour.

LE MARQUIS
Non pas ; mon sort se décide aujourd'hui.

LE BARON
Vous n'y pensez pas, mon ami.

LE MARQUIS
J'y pense très fort, car je ne partirai qu'après et selon sa réponse.

LE BARON
Mais que cette réponse soit bonne ou mauvaise, qu'a-t-elle à faire avec notre ambassade ? Vous ne voulez pas, je suppose, emmener la comtesse ?

LE MARQUIS
Pourquoi non, si elle y consent ?

LE BARON
Miséricorde ! une femme en voyage ! Des chapeaux, des robes, des femmes de chambre, une pluie de cartons, des nuits d'auberge, des cris pour un carreau cassé !

LE MARQUIS
Vous parlez là de bagatelles.

LE BARON
Je parle de ce qui est convenable, et ceci ne l'est pas du tout. Il n'est point dit, dans les lettres que j'ai, que vous emmèneriez une femme, et je ne sais si on le trouverait bon.

LE MARQUIS
C'est ce dont je me soucie fort peu.

LE BARON
Mais je m'en soucie beaucoup, moi qui vous parle ; et si vous insistez, je vous déclare…(Le marquis se met au piano et prélude. — À part.)
En vérité, ce garçon-là est fou ; il est impossible qu'il aille à Gotha. Que faire ? je ne puis partir seul, son nom est tout au long dans la lettre royale. Si je dis ce qui en est, voilà un scandale, et quand bien même j'obtiendrais que mon nom fût mis à la place du sien (ce qui serait de toute justice)
, voilà un retard considérable, et l'à-propos sera manqué.(On entend sonner.)
Grand Dieu ! c'est la comtesse qui sonne… Je vais manquer M. Duplessis. Mon neveu, de grâce, écoutez-moi.

LE MARQUIS
Monsieur, je vous croyais parti.

LE BARON
Vous êtes amoureux de la comtesse.

LE MARQUIS
C'est mon secret.

LE BARON
Vous venez de me le dire.

LE MARQUIS
Si cela m'est échappé, je ne m'en cache pas.

LE BARON
Ne plaisantons point, je vous prie. Je ne puis parler pour vous à la comtesse ; elle me déteste, et je suis pressé. Voici ce que je vous propose. Deux choses sont qu'il faut mener à bien, votre mariage et votre ambassade. Ne sacrifiez pas l'un à l'autre.

LE MARQUIS
Je ne demande pas mieux.

LE BARON
Voyez donc la comtesse, obtenez une réponse. Si elle accepte, je ne m'oppose pas à ce qu'elle vienne en Allemagne, mais ce ne saurait être du jour au lendemain ; cela se conçoit naturellement.

LE MARQUIS
Naturellement.

LE BARON
Ainsi elle pourrait nous rejoindre.

LE MARQUIS
Vous avez là une excellente idée.

LE BARON
N'est-il pas vrai ? Si elle refuse…

LE MARQUIS
Si elle refuse, je la quitte pour jamais.

LE BARON
C'est cela même ; vous fuyez une ingrate.

LE MARQUIS
Ah ! je l'adorerai toujours !

LE BARON
Certainement.(À part.)
Il n'est point méchant, et ses distractions mêmes, entre des mains habiles, peuvent tourner à son profit. On n'a pas su le guider jusqu'ici. Allons, il peut venir à Gotha.(Haut.)
Voilà qui est convenu ; je vous laisse. À mon retour, votre démarche sera faite, et le succès, je l'espère, sera favorable, car la comtesse, apparemment, s'attend à votre proposition.

LE MARQUIS
Mais je ne sais pas trop, car voilà plusieurs fois que je viens ici pour lui en parler, et, je ne sais comment cela se fait, je l'oublie toujours ; mais, cette fois-ci, j'ai mis un papier dans ma boîte pour m'en souvenir.

LE BARON
Cela fait un mariage bien avancé !

LE MARQUIS
Je ne sais pas si elle y consentira, car il est difficile de la fixer longtemps sur le même objet. Quand vous lui parlez, elle semble vous écouter, et elle est à cent lieues de là.

LE BARON
Elle est peut-être distraite ?

LE MARQUIS
Oui, elle est distraite. C'est insupportable, cela.

LE BARON
Oh ! je vous en réponds. — Je vais chez M. Duplessis.

LE MARQUIS
Oui, vous ferez bien, parce que ce mariage, le procès de la comtesse et cette ambassade, tout cela m'occupe beaucoup. On a mille lettres à répondre. Elle veut que je lise un roman nouveau,… tout cela ne peut pas s'accorder ensemble,… vous en conviendrez bien.

LE BARON
Oui, oui, songez à votre mariage.

LE MARQUIS
C'est vrai. Cette diable d'affaire-là me tourne la tête ! Je n'y pense jamais. Je ne vous reconduis pas.

LE BARON
Hé ! non, non. Vous vous moquez de moi.(À part, en s'en allant.)
Il voulait, disait-il, surveiller Germain, mais je vais le faire surveiller lui-même.


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