SCÈNE X


GAUDIN, MADAME GAUDIN, DELPHINE, VALTRAVERS, VERTCHOISI, ULRIC, puis
DUMOUFLARD, puis FULBERT

VERTCHOISI (entrant en riant, suivi d'ULRIC.)
Ah! ah! délicieux, ravissant.

MADAME GAUDIN
Quoi donc?…

VERTCHOISI
Un mot d'Ulric… pour l'amener, il a été obligé de casser une carafe, mais le mot est charmant. (A ULRIC.)
Répète-le.

GAUDIN
Pardon… est-ce qu'il faudra casser une seconde carafe ?…

ULRIC
Parbleu!… sans ça le mot n'y serait pas.

VALTRAVERS
C'est comme moi… j'en ai un superbe… mais pour le faire, il faudrait brûler un avoué. (A GAUDIN.)
Vous n'auriez pas un avoué de trop?

MADAME GAUDIN et DELPHINE
Ah!… charmant!… charmant!…

GAUDIN (à part.)
Brûler un avoué!… elles trouvent ça charmant!…

MADAME GAUDIN
Messieurs, je vous présente mon mari!…

GAUDIN (saluant.)
Marchand de zinc, pour vous servir.

ULRIC (à GAUDIN.)
Tiens!… après dîner, Monsieur fera notre quatrième au whist.

GAUDIN (interloqué.)
Certainement… je vous remercie… (Bas à sa femme.)
Tu les as donc invités à dîner?…

MADAME GAUDIN
Mais oui!… mais oui!…

GAUDIN (voyant DUMOUFLARD qui entre.)
Ah!… à mon tour, permettez-moi de vous présenter un de mes amis, M. Dumouflard.
(DUMOUFLARD salue.)

VERTCHOISI (à part.)
Oh! ce nom!…

GAUDIN
Maître de forges!…

DELPHINE (à part.)
C'est lui!…

VALTRAVERS
Tiens!… un forgeron!…

ULRIC
Je n'en ai jamais vu.

VERTCHOISI
C'est très curieux!… très curieux!…
(Tous trois se sont posés un petit carreau-lorgnon dans l'œil, et examinent DUMOUFLARD)
(comme une curiosité.)

DUMOUFLARD (à part.)
Qu'est-ce que c'est que ces trois gamins-là? (Haut, indiquant leurs lorgnons.)
Ces messieurs sont vitriers?

VERTCHOISI, VALTRAVERS et ULRIC (vexés.)
Hein?…

MADAME GAUDIN
Non… ces messieurs, sont artistes! (Les présentant.)
M. de Vertchoisi… M. Ulric… M. Carolus de
Valtravers.

DUMOUFLARD (d'un air très aimable.)
Ah !… (Froidement.)
J'en ai jamais entendu parler.

GAUDIN (naturellement.)
Ni moi!…

ULRIC (à DUMOUFLARD.)
Monsieur habite la province?…

DUMOUFLARD
Oui, Monsieur, et vous l'étranger, sans doute?…

GAUDIN
Parbleu, puisque vous êtes artistes, vous allez me donner un conseil… (On s'assied.)
Je désire régaler ma femme; voyons, qu'est-ce qu'on joue de bon au théâtre, dans ce moment?

ULRIC, VALTRAVERS et VERTCHOISI
Rien!…

GAUDIN
Nulle part?…

TOUS TROIS
Nulle part!…

DUMOUFLARD (à part.)
Il y a de l'ensemble.

VERTCHOISI
Ah! si!… M. Isidore continue à vouloir épouser tous les soirs Mlle Ernestine.

ULRIC
Exactement comme l'année dernière.

VALTRAVERS
Et probablement comme l'année prochaine!…

VERTCHOISI
C'est bien fait!… ils ne veulent pas faire place aux poètes! l'art croupi dans le vaudeville!

DUMOUFLARD
Ah! vous n'aimez pas les vaudevilles…

TOUS TROIS (rugissant.)
Oh!…

GAUDIN (à part.)
Qu'est-ce qu'ils ont?…

VALTRAVERS
Le vaudeville est l'art d'être bête avec des couplets!…

DUMOUFLARD
II y a tant de gens qui le sont sans couplets !

GAUDIN (à part.)
Bon!… attrape!…

DUMOUFLARD
On rencontre pourtant quelquefois de ces petites pièces assez plaisantes… qui font rire…

VERTCHOISI
Ah! voilà!… qui font rire!… ils ont tout dit, quand ils ont dit ça!

DUMOUFLARD
Mais il me semble que le rire, c'est quelque chose; d'abord c'est un produit français… qu'on n'a pas encore trouvé le moyen de contrefaire à l'étranger.

GAUDIN
C'est vrai!… la gaieté et le bon vin!… ça ne se trouve qu'en France… On dit que la vigne est malade… eh bien, morbleu!… tâchons que le rire se porte bien!…

ULRIC (à GAUDIN.)
Monsieur, vous parlez du rire… Savez-vous ce que c'est?

GAUDIN
Mais il me semble…

ULRIC
C'est une contraction nerveuse du diaphragme!

GAUDIN
Je ne sais pas si ça vient de la Chine ou du diaphragme ! mais c'est bien bon !

DUMOUFLARD
Tenez… je connais à Paris… un petit théâtre… qui n'a pas le sens commun, je ne veux pas le vanter… près d'un jardin… entouré de traiteurs… qui joue ses farces presque au choc des verres et au bruit du Champagne…

VALTRAVERS
Ah! oui! je connais… des farceurs!… des pantins!… des acteurs qui sont toujours de là.
(Il gesticule et imite M. Grassot.)

ULRIC (avec mépris.)
Du gros sel!…

VERTCHOISI
Du sel de cuisine!

GAUDIN
Monsieur, quand il est pilé… c'est celui qui sale le mieux !

DUMOUFLARD
Eh bien, ce petit théâtre-là… je lui sais gré d'être resté fidèle à sa gaieté, à sa folie, à ses calembours même!…

DELPHINE (à part, indignée.)
Oh!

MADAME GAUDIN (à part.)
Cet homme est un monstre de prose!

DUMOUFLARD
Je lui dois mes meilleures digestions…

GAUDIN
Moi aussi! — Si j'étais le gouvernement, je le subventionnerais… je n'ai pas de conseils à lui donner… mais je le subventionnerais!…, (Il se lève.)
parce que le rire…

ULRIC (se levant, à GAUDIN avec colère.)
Le rire!… chatouillez-vous la plante des pieds… et vous rirez. (A part.)
Crétin!
(Tous se lèvent.)

GAUDIN (excité.)
Ah ça! vous qui trouvez tout mauvais!… qu'est-ce que vous avez donc fait?

MADAME GAUDIN (s'interposant majestueusement.)
Pas de blasphème sur la tête des poètes ! (Exhibant la romance.)
Inclinez-vous devant leur
œuvre!

GAUDIN
Qu'est-ce que c'est que ça?

MADAME GAUDIN (déroulant le papier.)
Une romance! que ces Messieurs m'ont dédiée…

GAUDIN
A trois ! en voilà un pique-nique !

DUMOUFLARD (tenant la romance.)
Ah ! la singulière vignette !

ULRIC (s'approchant.)
Elle est de moi, Monsieur.

DUMOUFLARD
Votre bergère a une épaule bien plus ambitieuse que l'autre…

MADAME GAUDIN
Une bergère ! c'est la Muse du désespoir.

DUMOUFLARD
Eh bien, elle est bossue la Muse du désespoir!… (Ulric remonte.)
Quant à la poésie…

VERTCHOISI
Eh bien?

DUMOUFLARD
Voilà déjà une petite lacune dans la dédicace… hommage prend deux m…

VERTCHOISI
Allons donc!

GAUDIN
C'est fromage qui n'en prend qu'un!

VERTCHOISI (à part.)
Pédant!

DUMOUFLARD
Quant à la musique…

VALTRAVERS (s'approchant.)
Monsieur?

DUMOUFLARD
Je suis forcé de le reconnaître… elle est charmante…

VALTRAVERS
C'est large… j'ai l'habitude de faire large!… j'ai la facture très large !

DUMOUFLARD (déchiffre en fredonnant l'air de Malborough.)
Trahi par mon Hélène, Que mon cœur…

GAUDIN
Mironton, ton, ton, mirontaine; Tiens! je connais ça!

DUMOUFLARD
C'est l'air de Malborough… dérangé!

TOUS
Hein?

VALTRAVERS (avec aplomb.)
Si cet air est de Malborough… ce compositeur me l'a volé… je lui ferai un procès!

MADAME GAUDIN
Calmez-vous!… Messieurs, un tour de promenade!…

VALTRAVERS
J'en suis! ça m'ouvrira l'appétit!

FULBERT (s'approchant de lui une brosse à la main.)
Monsieur, voilà le moment de la friction !

VALTRAVERS (à part.)
Cristi!

GAUDIN (bas à DUMOUFLARD.)
Restez avec ma nièce et faites votre cour.
(CHŒURS AIR Garçons et fillettes Giralda.)

VERTCHOISI, ULRIC, MADAME GAUDIN, DELPHINE, FULBERT
Le doux voisinage
D'un rivage
Plein d'ombrage,
Ici vous engage ;
Au bord de l'eau,
Tout est grand, tout est beau.

VALTRAVERS (à part.)
Maudit esclavage !
Moi, j'enrage
Dans ma cage;
J'aurais, je le gage,
Au bord de l'eau,
Pu manger un morceau.

GAUDIN et DUMOUFLARD
Après un voyage,
Retrouver, dans sou ménage,
Un tel voisinage,
C'est du nouveau.
Mais, quel triste tableau.
(VERTCHOISI, ULRIC et Mme GAUDIN sortent par le fond, FULBERT entraîne VALTRAVERS)
(à droite.)


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