SCÈNE XII


ROUQUEROLLE, FOURCHEVIF.

FOURCHEVIF (à part.)
Il me fourre un intendant! Je n'en ai pas besoin. (Regardant ROUQUEROLLE.)
Il a une franche figure de coquin !

ROUQUEROLLE (qui a examiné les portraits.)
Vous avez de jolis bonshommes là.

FOURCHEVIF
Comment, des bonshommes?… Ce sont mes ancêtres…

ROUQUEROLLE
En voilà un qui a poussé au noir.

FOURCHEVIF
C'est Hugues-Adalbert de Fourchevif… il a été aux croisades… dit-on!

ROUQUEROLLE
C'est peint dans la manière de Ribera.

FOURCHEVIF
Ribera?

ROUQUEROLLE
Un Espagnol qui voyait noir… Moi, je vois vert… j'ai le malheur de voir vert!… M. le baron ne fume pas?

FOURCHEVIF
Non… Je vous serai même obligé… le tabac incommode la baronne et moimême… Mais il faut que je vous mette au courant de mes affaires.

ROUQUEROLLE
Volontiers…

FOURCHEVIF (qui a tiré un papier de sa poche.)
Voici un petit projet de bail sur lequel je ne serais pas fâché d'avoir votre avis…
(Ils s'asseyent à la table.)

ROUQUEROLLE
Parlez… (A part.)
Je donnerais tous les trésors de l'Asie pour fumer une pipe.

FOURCHEVIF
Il s'agit d'un bail à cheptel… je n'ai pas besoin de vous dire ce que c'est que le bail à cheptel… vous avez des connaissances pratiques.

ROUQUEROLLE
Dites toujours!

FOURCHEVIF
Nous avons le cheptel simple… le cheptel à moitié et le cheptel de fer.

ROUQUEROLLE
C'est le plus solide.

FOURCHEVIF
Non… moi, je préfère le cheptel à moitié.

ROUQUEROLLE
Chacun son idée. M. le baron ne fume pas?

FOURCHEVIF
Mais non! (A part.)
Quel drôle d'intendant! (Haut.)
Il est bon de vous dire que j'ai quatorze cents têtes de moutons.

ROUQUEROLLE (étonné.)
Quatorze cents! (A part.)
Qu'est-ce qu'il peut faire de toutes ces têtes-là?

FOURCHEVIF
Quand je dis quatorze cents… mon fermier en a la moitié.

ROUQUEROLLE
Alors, reste à quatorze cents demi-têtes… C'est déjà bien gentil!

FOURCHEVIF
Voici l'article 14, sur lequel j'appelle toute votre attention.

ROUQUEROLLE
Allez!…

FOURCHEVIF (après avoir mis ses lunettes.)
"Le preneur sera tenu de garder ledit cheptel par lui et ses gens; il devra justifier de toutes morts naturelles par le rapport des peaux…"

ROUQUEROLLE
Le rapport des peaux?

FOURCHEVIF
Oui… Ainsi, quand un mouton mourra, il sera tenu de montrer sa peau.

ROUQUEROLLE
Le mouton?

FOURCHEVIF
Non, le fermier.

ROUQUEROLLE
La peau du fermier?

FOURCHEVIF
Non, la peau du mouton.

ROUQUEROLLE
La peau de la tête?

FOURCHEVIF
Eh non! toute la peau! (A part.)
Il est stupide ! (Haut, reprenant sa lecture.)
"Tous ravissements de loups et autres morts violentes se justifieront comme faire se pourra."

ROUQUEROLLE
Tiens! vous avez des loups?

FOURCHEVIF
Ne m'en parlez pas! L'hiver dernier, ils ont mangé seize moutons.

ROUQUEROLLE
Bravo! c'est splendide!

FOURCHEVIF
Qu'est-ce qui est splendide?

ROUQUEROLLE
Vos loups!… Ça devient très rare! En Angleterre, on les achète… Nous les chasserons… Chasser le loup, c'est un de mes rêves ! Il nous faudra des chevaux, une meute, des piqueurs.

FOURCHEVIF
Permettez…

ROUQUEROLLE
Je me charge de vous trouver tout cela, soyez tranquille! Nous nous arrangerons une vie de Polichinelle! (Il lui frappe sur l'épaule.)

FOURCHEVIF (se levant impatienté.)
Une vie de Polichinelle !

ROUQUEROLLE (se levant.)
Par exemple, votre mobilier est triste… Oh! qu'il est vilain!

FOURCHEVIF
Comment!… c'est de l'acajou… verni!…

ROUQUEROLLE
Précisément; il vous faut du vieux chêne, des bahuts, des tables, des fauteuils de style, des chenets en fer de l'époque.

FOURCHEVIF
Pourquoi pas en or?

ROUQUEROLLE
Ah! dame, quand on est baron, quand on a des papas qui ont été aux croisades, on ne se meuble pas comme un passementier!

FOURCHEVIF (à part.)
Ah! mais il m'ennuie, celui-là!

ROUQUEROLLE
Dites donc, baron, une confidence.

FOURCHEVIF
Quoi encore?

ROUQUEROLLE
Je n'ai pas déjeuné. (Mettant la main sur son estomac.)
Ça fait cri cri!

FOURCHEVIF
Ah! vous n'avez pas…? C'est bien, je vais voir à l'office, (A part.)
Je crois qu'il reste de la dinde. (Haut.)
Tenez, en attendant, faites mes quittances de loyer…

ROUQUEROLLE
Moi?

FOURCHEVIF (prenant un papier sur la table.)
Voici la liste de mes locataires… avec les sommes à toucher… vous n'aurez qu'à copier.

ROUQUEROLLE
Franchement, je n'aime pas beaucoup ce travail-là.

FOURCHEVIF
En vérité! (A part.)
Dès que l'autre sera parti, en voilà un que je flanquerai à la porte. (Il entre à droite, au fond.)


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