SCENE III


FOURCHEVIF, LA BARONNE.

FOURCHEVIF
Nous voilà seuls, j'ai à te parler; c'est très important. (Ils s'asseyent à droite.)
M. Jules Dandrin m'a fait demander ce matin, par son père, la main d'Adèle.

LA BARONNE
Eh bien, je m'en doutais.

FOURCHEVIF
Voyons, il faut causer de ça; qu'est-ce que tu en penses?

LA BARONNE
Ce n'est pas si pressé, Adèle n'a pas dix-huit ans.

FOURCHEVIF
Encore faut-il répondre! C'est un excellent parti. Les Dandrin ont la plus belle raffinerie de betteraves du département. Sais-tu le chiffre de leur dernier inventaire? Cent soixante-quatre mille trois cent trente-deux, zéro cinq! voilà ce que j'appelle un inventaire.

LA BARONNE
Sans doute… sans doute.

FOURCHEVIF
Quoi, sans doute? ce n'est pas un bel inventaire?

LA BARONNE
Si, mais Dandrin… Dandrin… c'est bien court; il n'est pas noble.

FOURCHEVIF
Eh bien, et nous?

LA BARONNE (effrayée.)
Chut ! tais-toi donc.

FOURCHEVIF
Sois donc tranquille, il n'y a personne. Mais tu oublies toujours que je m'appelle Potard, et toi… par conséquent madame Potard.

LA BARONNE
Mon ami !

FOURCHEVIF
Et que nous avons vendu de la porcelaine rue de Paradis-Poissonnière. 22. Et je m'en vante… Tout bas, par exemple.

LA BARONNE
Vous êtes insupportable avec vos souvenirs.

FOURCHEVIF
Puisqu'il n'y a personne.

LA BARONNE
Quelle nécessité y a-t-il de venir exhumer après dix-huit ans ce nom?…

FOURCHEVIF
C'est connu! Lorsque nous avons acheté, il y a dix-huit ans. la terre de Fourchevif, tu m'as dit, en visitant le château… tiens, nous étions dans la seconde tourelle ! tu m'as dit : "Il est impossible d'habiter ça et de s'appeler Potard." Je t'ai répondu : "C'est vrai, ça grimace…" Alors nous nous sommes mis à chercher un nom, et, à force de chercher, nous avons trouvé celui de Fourchevif, qui était là, par terre, à rien faire.

LA BARONNE
A qui cela nuit-il, puisqu'il n'y a plus d'héritiers de ce nom?

FOURCHEVIF
Si, on m'a dit qu'il en restait un… un tout petit, à Paris.

LA BARONNE
Paris est si loin du Dauphiné !

FOURCHEVIF
Et puis il est peut-être mort, ce brave garçon; quant au titre de baron, je n'y pensais pas. Ce sont les gens du pays qui me l'ont donné. Tiens, c'est le père Mathurin qui a commencé, le jour où il est venu pour renouveler son bail, le vieux malin!

LA BARONNE
C'est tout naturel, les Fourchevif étaient barons, et, puisque nous avons acheté leur immeuble…

FOURCHEVIF
Et recueilli leur nom…

LA BARONNE
Nous ne devions pas contrarier les habitudes du pays.
(Tous deux se lèvent.)

FOURCHEVIF
Et puis, baron, c'est gentil, c'est agréable! ça nous permet de voir la noblesse des environs… Nous boudons, nous complotons, nous parlons de nos ancêtres. (Montrant les portraits.)
Voilà les miens; ont-ils des nez! Il faudra que je les fasse débarbouiller… je leur dois bien cela. Grâce à eux, à mes relations, je compte me présenter aux prochaines élections du conseil général.

LA BARONNE
Et plus tard, qui sait… à la députation.

FOURCHEVIF (vivement.)
Oh! non; il faudrait aller à Paris.

LA BARONNE
Eh bien?

FOURCHEVIF
J'y connais tant de marchands de porcelaine! Voyons, et notre prétendu, quelle réponse?

LA BARONNE
Dame, c'est une mésalliance!

FOURCHEVIF (à part.)
Elle est superbe, ma femme… Elle a toujours l'air de revenir des croisades!

LA BARONNE
Il y aurait peut-être un moyen.

FOURCHEVIF
Lequel?

LA BARONNE
Si M. Dandrin consentait à mettre une apostrophe à son nom!

FOURCHEVIF
C'est juste, D, apostrophe, A, N, d'Andrin, c'est presque noble.

LA BARONNE
Crois-tu qu'il accepte?

FOURCHEVIF
Parfaitement; il n'est pas fier. Je lui céderai deux ou trois ancêtres, et il sera des nôtres.


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