SCÈNE VII


LAMBERT, FOURCHEVIF.

FOURCHEVIF (entrant.)
Vous m'avez fait demander? Dépêchons-nous, je suis pressé.

LAMBERT
C'est bien M. le baron de Fourchevif que j'ai l'honneur de saluer?

FOURCHEVIF
Lui-même; après?

LAMBERT
En êtes-vous bien sûr?

FOURCHEVIF
Comment! voilà qui est fort!

LAMBERT
Vous savez qu'il n'en reste plus qu'un Fourchevif… le dernier de la famille?

FOURCHEVIF (se désignant.)
Eh bien?

LAMBERT
J'ai bien de la peine à croire que ce soit vous.

FOURCHEVIF
Et pourquoi, s'il vous plaît?

LAMBERT (simplement.)
Parce que c'est moi!

FOURCHEVIF
Hein? vous M. le baron?
(Il ôte vivement sa casquette.)

LAMBERT
Couvrez-vous donc, je vous prie.

FOURCHEVIF
C'est impossible! un baron… en blouse!

LAMBERT
Vous êtes bien en casquette! Faut-il produire mon acte de naissance? Je suis fils de Raoul de Fourchevif et de dame Raymonde Jacotte de Fourcy.

FOURCHEVIF (à part.)
J'ai vu ces noms-là dans mes titres. (Haut.)
Mais que signifie cette carte : "Etienne Lambert"?

LAMBERT
C'est mon nom de peintre, mon nom de guerre, si vous voulez… Sans fortune et obligé de vendre mes tableaux pour vivre, je n'ai pas cru devoir associer le nom de mes ancêtres aux péripéties d'une position… plus que précaire; il sied mal de porter ses diamants quand on n'est pas toujours sûr d'avoir un habit. Alors, j'ai mis le nom de mes aïeux dans ma poche, par respect pour eux, et j'en ai arboré un autre : Etienne Lambert! Au moins, celui-là n'engage pas. Etienne Lambert peut endosser la blouse du peintre, fumer librement sa pipe, loger au sixième étage, et,dans les jours difficiles, aborder sans humiliation le dîner à vingt-deux sous… Le baron de Fourchevif ne le pourrait pas.

FOURCHEVIF
Vous m'avez l'air d'un brave garçon, je crois que nous pouvons nous entendre.

LAMBERT
Comment cela?

FOURCHEVIF
Du moment que vous ne vous servez pas du nom de vos ancêtres, je ne vois pas pourquoi vous vous opposeriez à me le laisser porter.

LAMBERT
Vous croyez que ça se prête comme un parapluie?

FOURCHEVIF
Oh! je ne vous le demande pas pour rien. (Tirant son portefeuille.)
Je suis trop juste.

LAMBERT
Oh! oh! cachez cela.

FOURCHEVIF
Comment?

LAMBERT
Je ne vends pas de vieux galons.

FOURCHEVIF (étonné.)
Ah! alors, que désirez-vous?

LAMBERT (s'asseyant.)
C'est bien simple, je désire que vous sortiez de mon nom.

FOURCHEVIF
Ah! ça, c'est impossible.

LAMBERT
Impossible est joli. Mais vous oubliez donc que je puis vous y contraindre? On vient de faire une petite loi sur les titres.

FOURCHEVIF (vivement.)
Je la connais, mais vous ne voudrez pas, vous un artiste, vous ne voudrez pas dépouiller un pauvre père de famille d'un nom qu'il a honorablement conquis par dix-huit ans d'exercice!

LAMBERT
Il y a six mois, j'ai fait condamner un monsieur qui avait conquis ma montre de cette manière-là.

FOURCHEVIF
Oh quelle différence! Mais vous ne savez pas tout. Je me présente au conseil général, mes circulaires sont lancées; ce serait me couvrir de honte, de ridicule.

LAMBERT
Désolé!

FOURCHEVIF
Et ma femme, pauvre femme, comment lui dire?… Elle est si nerveuse. Et ma fille, ma pauvre fille, qui va se marier. Un pareil scandale ferait tout manquer… elle en mourrait et ma femme aussi! et moi aussi!

LAMBERT (riant.)
Diable! trois morts sur la conscience.

FOURCHEVIF
Quatre! le prétendu, quatre!

LAMBERT (à part.)
Il est drôle, ce bonhomme. (Haut.)
Mon Dieu! je n'ai aucune raison de vous être personnellement désagréable, et je cherche s'il n'y aurait pas un moyen…

FOURCHEVIF
Oh! parlez! (Tirant de nouveau son portefeuille.)
Aucun sacrifice ne me coûtera.

LAMBERT
Laissez donc votre portefeuille en repos.

FOURCHEVIF
Oui, voyons votre moyen. (A part.)
Dieu! que j'ai chaud!

LAMBERT
Vous êtes riche, n'est-ce pas… très riche?

FOURCHEVIF
Moi? (A part.)
Il va me demander des sommes folles. (Haut.)
Je suis riche… j'ai une certaine aisance, mais il ne faudrait pas croire…

LAMBERT (se levant.)
Ah! si vous n'êtes pas riche, n'en parlons plus, ça ne peut pas s'arranger.

FOURCHEVIF
Eh, bien, oui, là! je suis riche, je suis très riche… dans une certaine mesure.

LAMBERT
Alors, nous pouvons causer; asseyez-vous.
(Il le fait asseoir sur la chaise qu'il vient de quitter et en prend une autre.)

FOURCHEVIF (à part.)
Qu'est-ce qu'il va demander, mon Dieu?

LAMBERT
Je vous ai dit que j'avais quitté mon nom parce que ma position de fortune ne me permettait pas de le soutenir dignement.

FOURCHEVIF
Oui.

LAMBERT
Eh bien, si je consentais à vous le laisser porter, à vous qui êtes mieux partagé que moi, prendriez-vous l'engagement sérieux de lui rendre son ancien lustre?

FOURCHEVIF
Qu'entendez-vous par là?

LAMBERT
J'entends que vous le tiriez de l'oubli, que vous le fassiez rayonner de sa splendeur passée, enfin que vous le portiez haut et ferme, comme il convient à un baron de Fourchevif.

FOURCHEVIF
Et après?

LAMBERT
Voilà tout.

FOURCHEVIF (joyeux.)
Comment! vous ne demandez que ça?

LAMBERT
Prenez garde! je vous demande peut-être plus que vous ne pourrez me donner. Autrefois, nous habitions ici une splendide demeure.

FOURCHEVIF
Vous trouvez que c'est mal tenu?

LAMBERT
Mais franchement…

FOURCHEVIF
Très bien, je vais faire repeindre la façade du château… à l'huile!

LAMBERT
Ce n'est pas tout que le château soit repeint, il faut qu'un gentilhomme l'habite, et voilà le difficile.

FOURCHEVIF
Mais je sais être gentilhomme, voilà dix-huit ans que je pratique.

LAMBERT
Enfin, je veux bien vous essayer.

FOURCHEVIF
Comment, m'essayer?

LAMBERT
Oui, c'est une expérience; je vous prête le nom de mes pères, mais prenez-y garde, si vous laissez passer l'oreille du bourgeois, je le reprends; je le remets dans la poche de l'artiste.
(Ils se lèvent.)

FOURCHEVIF
C'est convenu.

LAMBERT
Où est ma chambre?

FOURCHEVIF
Votre chambre?

LAMBERT
Il faut bien que je sois là pour vous voir à l'œuvre.

FOURCHEVIF
Ah! oui.

LAMBERT
Cela paraît vous contrarier; voilà déjà un faux pas.

FOURCHEVIF
Comment?

LAMBERT
L'hospitalité est une vertu de race.

FOURCHEVIF
Et je sais la pratiquer! Voulez-vous nous faire l'amitié de manger la soupe avec nous?

LAMBERT
La soupe?

FOURCHEVIF
Non, de dîner avec nous. (Indiquant le fond, à gauche.)
Voici votre chambre; il y a un carreau en papier, mais on attend le vitrier… (A part.)
Depuis trois ans.

LAMBERT (regardant les portraits d'ancêtres.)
Les voilà, ces nobles têtes!

FOURCHEVIF
Nos ancêtres! j'ai l'intention de les faire revernir.

LAMBERT
Me pardonneront-ils le compromis que je viens de faire avec vous?

FOURCHEVIF
Ah! qu'est-ce que ça leur fait?

LAMBERT
Voici Hugues-Adalbert de Fourchevif; il a été aux croisades.

FOURCHEVIF
Ah! il a été?… (A part.)
Ça fera plaisir à ma femme. (Haut.)
Il est bien noir! c'est le climat.

LAMBERT (regardant un panneau du mur, derrière le bureau, et riant.)
Ah! ah! je le reconnais, c'est bien ça.

FOURCHEVIF
Quoi donc?

LAMBERT
Une histoire que m'a racontée souvent mon grand-père. (Frappant sur le panneau.)
Il y a un bailli là dedans.

FOURCHEVIF
Dans le mur?

LAMBERT (s'asseyant sur un canapé.)
Oui, il est là depuis 1623. Il avait osé lever les yeux sur la femme de Raoul, seizième baron de Fourchevif. Raoul revenait de la chasse… le bailli effrayé se jette dans un placard… éternue… et aussitôt Raoul fait murer le placard.

FOURCHEVIF
Ah! mon Dieu! parce qu'il avait éternué!

LAMBERT
Le lendemain, on découvrit que les soupçons de Raoul n'étaient pas fondés.

FOURCHEVIF
Eh bien, alors, le bailli?…

LAMBERT (d'un air indifférent.)
Oh! on le laissa là pour ne pas gâter la boiserie… nous avions droit de haute justice.

FOURCHEVIF (à part.)
Elle est jolie, sa haute justice.

LAMBERT
Ces souvenirs sont pour moi pleins de charme ! (Se levant.)
Vous m'avez dit que ma chambre était là?

FOURCHEVIF
Oui… Vous prendrez garde aux fauteuils, il y en a un de cassé; on attend le tapissier. (A part.)
Il doit venir avec le vitrier.

LAMBERT
A bientôt. (A part.)
Je m'amuse, moi, ici.
(Il entre à gauche au fond.)


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