Scène VI


LES MÊMES, CHAMEROY.

CHAMEROY
Voici le billet, monsieur.

PAUL
Monsieur, voici l'argent.

CHAMEROY
Très bien !… Ah ! pardon, monsieur, il y a erreur… les intérêts…

PAUL
Les intérêts étaient, je crois, de cinq pour cent…

CHAMEROY
Par an !… Or, vous me payez trois mois plus tôt… c'est donc deux cents francs de moins que vous me devez et que je vous rends…

PAUL
Mais, monsieur, c'est ma faute, si…

CHAMEROY
Pardon, monsieur, je ne suis pas un usurier…

PAUL
Au fait… j'agirais comme vous, monsieur, (à demi riant.)
si j'avais des effets à recevoir au lieu d'en payer !… J'accepte donc simplement ce que vous m'avez offert simplement et je vous prie seulement de me permettre de vous serrer la main.

CHAMEROY
Très volontiers… (À part.)
Charmant jeune homme !

PAUL(à part.)
Famille de braves gens ! (Saluant.)
Madame, mademoiselle ! (Il va pour se retirer.)
@MADAME CHAMEROY ()(l'arrêtant.)
Un moment encore, monsieur, je vous prie ! (À son mari.)
Mon ami, monsieur connaît intimement M. de Vérac.

CHAMEROY(vivement.)
Ah !

MADAME CHAMEROY
On lui a beaucoup parlé de la famille à laquelle il s'allie !

CHAMEROY
Ah !

MADAME CHAMEROY
On lui a dit que le père était commun, la mère avare, et la fille gauche.

CHAMEROY(vivement.)
Qu'est-ce qui a dit que ma fille était gauche ?

PAUL(tout confus.)
Quoi ! monsieur !… c'est vous… qui?… Je n'ai pas dit que… Ah! c'est une trahison !

CHAMEROY
Du tout ! du tout ! c'est un service que vous nous rendez !

PAUL(vivement.)
Ce n'est pas M. de Vérac qui m'a parlé ainsi… Il me suffit de voir… ce que je vois pour me montrer l'absurdité de ce reproche, et je serais désolé qu'un mot fît manquer un mariage aussi…

CHAMEROY
Au contraire, c'est sur vous que je compte pour le faire réussir !

PAUL
Expliquez-vous.

CHAMEROY
Savez-vous pourquoi M. de Vérac hésite ? Ce n'est pas parce que je suis commun, regardez-moi ! ni parce que ma fille est gauche, vous la voyez… ni parce que ma femme est… car elle ne l'est pas !… Économe, oui ! Serrée, peut-être !…

MADAME CHAMEROY
Comment, serrée !

CHAMEROY
Mais avare… non ! Ce qu'on nous reproche, c'est de ressembler à des fourmis, d'avoir su amasser de l'argent, mais de ne pas savoir le dépenser. Je ne peux cependant pas le manger, mon argent ! Voyons ! je vous prends pour juge.

PAUL
Moi ?

CHAMEROY
Oui, vous ! Vous êtes jeune ! vous êtes l'ami de M. de Vérac… vous savez…

PAUL(riant.)
Je me récuse ! je me récuse ! Ah ! bon Dieu ! mon cher monsieur, vous ne savez pas à qui vous vous adressez ! C'est comme si la fourmi demandait conseil à la cigale !

CHAMEROY
Mais…

PAUL(riant.)
Mais je vous ferais frémir d'horreur… si je vous disais ce que je suis… ce que j'ai fait !

CHAMEROY
Qu'avez-vous donc fait ?

PAUL
J'ai mangé cent mille livres de rente en six ans !

CHAMEROY
Cent mille livres de rente, c'est-à-dire deux millions !

PAUL
Juste !

MADAME CHAMEROY
Et on ne vous a pas fait interdire ?

PAUL
Je n'avais pas de parents !

CHAMEROY
Et vous parlez d'un tel malheur en riant ?

PAUL
Pourquoi voulez-vous que je pleure ? Je me suis royalement amusé pendant six ans ! Je ne me suis rien refusé ! je ne regrette rien !

CHAMEROY
Mais comment avez-vous pu dépenser deux millions ?

PAUL
Je pourrais vous dire que c'est à doter des rosières ; mais vous ne le croiriez peut-être pas !… Ce qui m'a perdu, c'est l'amour du beau !… C'est si cher, le beau !… le vrai beau !…
@MADAME CHAMEROY ()(à sa fille.)
Henriette, va me chercher ma tapisserie !…

PAUL
Restez ! restez, mademoiselle. (À madame Chameroy.)
Ce dont je parle, ce sont les beaux tableaux, les belles statues, les belles chasses, les belles fêtes ! Toujours table ouverte et bourse ouverte aussi ! J'ai beaucoup prêté… et un peu donné… Dieu me garde de me travestir à vos yeux en saint Vincent de Paul, mais je crois n'avoir jamais rencontré un brave homme dans l'embarras, sans lui tendre la main, et le tirer de peine.

CHAMEROY
Vous voilà bien avancé ! vous êtes pauvre à votre tour !… c'est-à-dire dépendant de tout le monde…

PAUL(vivement.)
Je ne dépends de personne !… je n'ai besoin de personne et je ne demande rien à personne !… Oh ! permettez, monsieur !… j'espère n'avoir jamais été fier, tant que j'ai été riche… mais, depuis que je ne le suis plus, c'est différent !… Je veux bien ressembler à la cigale, l'été, quand elle chante ; mais l'hiver, quand elle mendie… jamais !

MADAME CHAMEROY
Mais comment faites-vous ?

CHAMEROY(l'invitant à s'asseoir.)
Oui, comment avez-vous fait ?

PAUL(gaiement, s'asseyant.)
Ça vous intéresse ? C'est bien simple : arrivé à mes derniers mille francs, je me suis arrêté net. J'ai fait une vente générale qui m'a rapporté deux cent vingt mille francs.

CHAMEROY
Sans les frais…

PAUL
Sans les frais !… Alors j'ai établi mon budget comme un livre de banquier. D'abord plus d'appartement !… je loge à mon cercle !… cinq francs par jour pour une chambre… Déjeuner, deux œufs et une tasse de thé, 2 francs ; dîner, 7 francs, soit 14 francs par jour, soit 420 francs, par mois, soit 5 040 francs par an… Plus, dépenses imprévues… faux frais…

CHAMEROY
Soit 6 000 francs.

PAUL
Soit 6 000 francs. Reste donc encore 5 000 francs qui me suffisent pour tenir encore ma place, ma petite place dans le monde de l'élégance et du goût. Je ne fais plus faire qu'un habit par an, mais c'est toujours Arohnson qui me l'envoie. Je ne fume plus qu'un cigare par jour, mais c'est un pur habana ; je n'ai plus de chevaux, mais j'ai un parapluie…

CHAMEROY
Un objet d'art, sans doute.

PAUL
Voyez !… Je ne peux plus donner, mais je fais donner. Je ne peux plus acheter, mais je regarde acheter. Oui ! quand il y a quelque belle occasion à l'hôtel des Ventes, j'y cours!… et, si un tableau me plaît… je le pousse… en dedans !… Enfin, car il faut avoir plus d'une corde à son arc !… je me suis décidé à embrasser une profession.

CHAMEROY(se levant et posant le parapluie près de la cheminée,)
Une profession ! à la bonne heure ! laquelle ?

PAUL
J'ai pris un cabinet…

CHAMEROY
D'affaires…

MADAME CHAMEROY
D'affaires ?…

PAUL
Oui… d'affaires gratuites ! Mes flatteurs, quand j'avais des flatteurs, m'appelaient un artiste en dépenses ! Or donc, je me suis fait dépensier… consultant ! Dès que mes amis ont un hôtel à meubler, un parc à dessiner, une terre à acheter… comme on sait que j'ai un peu de goût, on m'appelle ! On m'ouvre des crédits, je les dépasse!… Je me fais l'effet d'un ministre des Finances !… C'est l'argent des autres que je remue, mais c'est toujours de l'argent !… Et quand j'ai dépensé cent mille francs à un ami dans ma journée… je suis comme Titus, je m'endors content !… Je suis millionnaire… in partibus !

CHAMEROY
Parbleu !… C'est le ciel qui vous envoie ! donnez-nous une consultation !

PAUL
Comment?

CHAMEROY
Nous ne savons pas dépenser, apprenez-nous-le.

MADAME CHAMEROY
Oui, c'est dans l'intérêt de votre ami M. de Vérac.

PAUL
Mais…

HENRIETTE
Vous ne pouvez pas refuser, monsieur, c'est votre état!…

PAUL
Au fait ! c'est assez original !… mais d'abord, voyons !… (À Chameroy.)
Tenez-vous beaucoup à ce mariage ?

CHAMEROY
Énormément !

MADAME CHAMEROY
Énormément.

PAUL(à Henriette.)
Et vous mademoiselle ?

HENRIETTE
Je n'ai vu M. de Vérac qu'une fois, au spectacle ; mais il m'a paru distingué de manières, d'esprit et de cœur !

PAUL
On ne peut pas mieux dire ! Alors donc, à l'œuvre ! (Il regarde autour de lui.)
Il faut d'abord commencer par dépenser dans ce petit salon…

MONSIEUR ET MADAME CHAMEROY
Combien ?

PAUL
Nous verrons tout à l'heure !… Qu'est-ce que cette pendule ?

CHAMEROY
Un bronze qui m'a coûté huit cents francs ! Marius sur les ruines de Carthage !

PAUL
À renvoyer à Carthage !

HENRIETTE
Tant mieux ! Je l'ai toujours trouvé affreux !

PAUL
Un de mes amis a un modèle charmant dont il veut se défaire. Nous le mettrons à la place de Marius.

MADAME CHAMEROY
Et le prix ?

PAUL
Oh ! je ne sais pas ! C'est un détail ! (Il continue son inspection.)
Qu'est-ce que je vois ?… Des housses ?… Enlevons les housses ! (Il enlève une housse et la remet vivement.)
Non, non ! remettons-les ! (Riant.)
Oh ! c'est admirable !… Vous avez usé vos housses et vos housses ont usé votre meuble ! Il est vrai qu'il n'y a pas grand mal ! Il était si laid ! si vieux !

MADAME CHAMEROY
Comment si vieux ! Il vient de ma mère !

PAUL
Précisément ! Il serait plus joli et plus jeune s'il venait de votre grand-mère! J'ai vu hier un délicieux ameublement. Nous le mettrons là.

MONSIEUR ET MADAME CHAMEROY
Mais le prix ? Le prix ?

PAUL
Je ne sais pas ! Vous le verrez bien en payant.

MONSIEUR ET MADAME CHAMEROY
Hein ?

HENRIETTE
Mais laissez donc parler monsieur.

PAUL(regardant.)
Ah ! l'affreux papier ! nous le cacherons sous de belles tapisseries anciennes… Des verdures !

MONSIEUR ET MADAME CHAMEROY
Des verdures?…

PAUL
A la place de cette table, un beau bureau de Riesener… sur ces consoles — elles ne sont pas mal ces consoles —, de belles jardinières en faïence de Rouen avec des fleurs… C'est que vraiment il prête beaucoup ce petit salon.

MADAME CHAMEROY
Il prête est charmant !

PAUL (regardant encore.)
Ici peut-être un petit lustre… Nous ne mettrons pas de tableaux.

MONSIEUR ET MADAME CHAMEROY
Pas de tableaux, pas de tableaux !

PAUL
Alors, dans ce panneau, une étagère, avec quelques bibelots… de belles porcelaines de Saxe… un petit antique…

MADAME CHAMEROY
Un petit antique…

CHAMEROY
Mais le total ? PAUL, RIANT. Le total ! le total ! On n'achèterait jamais rien, si on s'occupait avant de ce qu'il faudra payer après.

MADAME CHAMEROY
Mais enfin ?

PAUL
Eh bien, entre vingt-cinq et soixante mille francs !

CHAMEROY(éclatant.)
Ah ! par exemple !

PAUL
Peut-être moins ; nous verrons ?

MADAME CHAMEROY
Oui, c'est cela !… nous verrons ! nous chercherons !… nous examinerons !…

PAUL
Comment !… Examiner ? Chercher ?… (Tirant sa montre.)
Il est midi !… il faut qu'à trois heures tout cela soit fait.

LES CHAMEROY
Comment, à trois heures ?

PAUL
M. de Vérac est très prenable par les yeux, le premier coup d'œil est beaucoup pour lui. Il faut qu'en entrant il soit séduit, charmé par le cadre (Regardant Henriette.)
comme par le tableau!… Allons, allons, à la besogne !

CHAMEROY(éperdu.)
Mais, monsieur…

PAUL
Ah! j'en ai fait bien d'autres!… Donnez-moi de quoi écrire.
(Il va s'asseoir au bureau.)

CHAMEROY(le lui donnant.)
Voici, monsieur !


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