Scène XIV


(MISTRAL, BOURGILLON)

BOURGILLON(pleurant.)
Heu !… heu !… rester veuf à la fleur de l'âge !

MISTRAL
Il y a des douleurs qu'il ne faut pas chercher à consoler.

BOURGILLON
Oh ! c'est bien vrai !… et je n'ai pas d'enfants encore ! il me faudra rendre la dot ! (Pleurant.)
Eheu !… heu !…

MISTRAL(étonné.)
Hein ?

BOURGILLON(très ému.)
Une si bonne femme !… je veux faire recueillir ses cendres… et leur élever un monument !

MISTRAL
Ça me regarde !

BOURGILLON(larmoyant.)
Oui… vous payerez le marbre… et moi… je fournirai l'épitaphe… Eheu ! heu !

MISTRAL(cherchant à le consoler.)
Voyons, monsieur Bourgillon !… du courage !… vous vous rendrez malade !

BOURGILLON(éclatant en sanglots.)
C'est plus fort que moi !… je sais bien que, quand je me désolerais… ça n'y changera rien… Aussi… (Se calmant tout à coup et mettant son mouchoir dans sa poche.)
Voyons !… causons de la petite indemnité, maintenant ?

MISTRAL(étonné.)
Quelle indemnité ?

BOURGILLON
L'indemnité d'Olympe !… est-ce que vous croyez qu'on a le droit de brûler une femme sans la rembourser à son mari ?

MISTRAL
Comment !… mais il est de ces pertes qu'on ne peut réparer !

BOURGILLON(pleurant.)
Oh ! si !… on peut !…

MISTRAL
Oh ! non !

BOURGILLON
Oh ! si… vous comprenez que, si je me portais partie civile, j'obtiendrais de jolis dommages- intérêts.

MISTRAL
Un procès !

BOURGILLON
Non !… pas de procès ! respectons son ombre ! il vaut toujours mieux s'entendre à l'amiable… Ce n'est pas parce qu'Olympe était ma femme, monsieur… mais elle valait son pesant d'or !…

MISTRAL(à part.)
Diable ! ce sera cher !

BOURGILLON
Elle était belle, spirituelle, gracieuse, élancée.

MISTRAL
Elancée !… c'est-à-dire…

BOURGILLON
Qu'en savez-vous ?

MISTRAL
Mais, j'ai vu son daguerréotype !

BOURGILLON(vivement.)
Il n'est pas ressemblant !… le daguerréotype grossit !… et puis je l'aimais !… oh ! oui !… je l'aimais !…

MISTRAL
Vous l'aimiez !… ça ne vous empêchait pas de lui faire des traits !

BOURGILLON
Moi !… la tromper !… un ange !… Vous parlerai-je de sa vertu ?

MISTRAL(vivement.)
Oh !

BOURGILLON
Quoi ?

MISTRAL
Rien !

BOURGILLON
Une femme qui ne s'occupait que de son mari… et de son potager !… Demandez à Loiseau ?… ils ne parlaient que de légumes.

MISTRAL
Oh ! Loiseau !

BOURGILLON
Quoi ?

MISTRAL
Rien ! (À part.)
Sapristi !

BOURGILLON(sanglotant tout à coup.)
Et vous croyez qu'un trésor pareil peut se payer ?

MISTRAL(vivement.)
Non !… je ne le crois pas !

BOURGILLON
Voyons !… qu'est-ce que vous proposez ?

MISTRAL
Mais dame !… (À part.)
Voilà une situation ! (Haut.)
Pensez-vous que dix mille francs… ?

BOURGILLON(sanglotant.)
Eheu ! heu ! allez toujours !

MISTRAL(à part.)
Fichtre ! (Haut.)
Voyons… vingt mille !…

BOURGILLON(sanglotant plus fort.)
Eheu ! heu !… allez toujours !

MISTRAL
Ah ! mais non !… je n'irai plus !… en voilà assez !

BOURGILLON
Alors rendez-moi ma femme chérie… ma moumoute !

MISTRAL
Ce n'est pas ma faute aussi !… Pourquoi n'a-t-elle pas appelé, crié !… Que diable !… quand on brûle, on crie !

BOURGILLON
Je suis sûr que le feu aura pris à ses jupes… et elle n'aura pas osé se montrer en cet état-là !… quelle vertu !… Vous avez la petitesse de m'offrir vingt mille francs pour un pareil trésor… mais il ne serait pas payé trente mille.

MISTRAL
Sapristi ! c'est tout ce que je possède… je ne pourrai pas vous acheter votre étude !

BOURGILLON
Ah ! ça m'est égal… je la vendrai à un autre…

MISTRAL
Trop bon !

BOURGILLON
Avez-vous les fonds ?

MISTRAL
Oui…

BOURGILLON
Je vais rédiger la petite quittance…

MISTRAL(résistant.)
Permettez…

BOURGILLON(lui prenant les mains.)
Ah ! vous êtes un honnête jeune homme !… je vous pardonne ! (Il sort en poussant un petit gémissement.)
Hai !


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