Scène III


(BOURGILLON, LOISEAU)

LOISEAU(entre par la gauche, très endimanché ; il tient une canne dans une main et un parapluie dans l'autre.)
Quel temps fait-il ?… patron, faut-il prendre une canne ou un parapluie ?

BOURGILLON
Où allez-vous donc ?

LOISEAU
Je vais me promener sur la grande place… c'est dimanche…

BOURGILLON
Pour quoi faire ?…

LOISEAU
Dame ! je ne sais pas… tous les dimanches… on se promène sur la grande place… on règle sa montre !

BOURGILLON(à part.)
C'est drôle, s'il n'était pas de Paris, je le croirais bête… mais il est de Paris ! (Haut.)
Vous savez que nous sommes invités à dîner chez Blancminet. (Bas.)
Il y aura des huîtres !

LOISEAU
Des huîtres ?… Cristi !… est-ce que c'est sa fête ?

BOURGILLON
Non, c'est pour vexer le receveur… qui s'est permis d'en manger hier.

LOISEAU(stupéfait.)
Le receveur en a mangé hier ?

BOURGILLON
Il a invité Basin, le perruquier…

LOISEAU
Ah ! oui !… le… qui a un si beau salon de coiffure… l'instar de Paris…

BOURGILLON
Et toute la coterie…

LOISEAU(ravi.)
Ah !

BOURGILLON
Et aujourd'hui Blancminet lui riposte !

LOISEAU
Eh bien, Blancminet est un homme de cœur !…

BOURGILLON
Voyons, Loiseau… pourquoi ne voulez-vous pas épouser sa fille ? (Loiseau bâille. À part.)
Encore son estomac !… (Haut.)
La petite est gentille… elle a trente-cinq mille francs de dot qui serviraient à payer une partie de votre charge… je vous donnerais du temps pour le reste. (Loiseaubâille. À part.)
Quel fichu estomac ! (Haut.)
Voyons, répondez.

LOISEAU(mettant son pince-nez.)
Monsieur Bourgillon… le mariage est un contrat synallagmatique…

BOURGILLON(à part.)
Il me récite le Code !

LOISEAU
Qui, pour être parfait, demande le consentement des deux parties.

BOURGILLON
Article 146…

LOISEAU(continuant.)
Les époux doivent être libres… français… et de sexe différent…

BOURGILLON
Eh bien ?

LOISEAU
Eh bien ? je suis lié par des serments antérieurs et supérieurs…

BOURGILLON
Vous êtes marié ?

LOISEAU
Non !

BOURGILLON
Alors ?…

LOISEAU
De grâce, n'insistez pas… ce serait me désobliger.
(Il ôte son lorgnon.)

BOURGILLON(à part.)
Mais qu'est-ce qu'il a ?

LOISEAU
Quand revient madame Bourgillon ?

BOURGILLON
Olympe ?… elle est chez sa marraine… je l'attends d'un jour à l'autre… Tiens ! ça me fait penser que j'ai reçu une lettre d'elle il y a trois jours !… je ne l'ai pas encore décachetée !

LOISEAU(indigné.)
Oh !

BOURGILLON
Quoi ?

LOISEAU
Rien !

BOURGILLON(tirant une lettre de sa poche.)
La voici !… voyons ce qu'elle me chante.

LOISEAU(à part.)
"Me chante ! " Butor !

BOURGILLON(parcourant la lettre.)
"Mon cher ami, je pense toujours à toi… ton image me suit sans cesse." (Parlé en tournant la page.)
Tra la la ! (Lisant :)
"Ah ! que l'absence est longue !…" (Tournant la page.)
Tra la la !

LOISEAU(à part.)
Tra la la ! une si belle blonde !…

BOURGILLON(lisant.)
"Post-Scriptum. Tu diras à M. Loiseau que les potirons sont mûrs."

LOISEAU
O bonheur !

BOURGILLON
Quoi ?… pourquoi dites-vous : "O bonheur ! "

LOISEAU(embarrassé.)
Parce que… parce que les potirons sont mûrs, et, comme je les aime… (À part.)
Une phrase convenue qui veut dire : Je vous aime toujours, ô Loiseau ! (Haut à Bourgillon.)
Quand vous répondrez à Madame, voudrez-vous avoir l'obligeance de lui dire de ma part que les épinards montent à graine.

BOURGILLON
Pourquoi ça ?

LOISEAU
Ça lui fera plaisir !

BOURGILLON(à part.)
Sont-ils bêtes avec leurs légumes !

LOISEAU(à part.)
Réponse ingénieuse pour lui dire que mon amour n'a plus de bornes !…Nous empruntons aux légumes leur innocent langage !


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