Scène XIII


Antony, Galimard

Galimard (reparaissant à gauche, sans voir Antony)
Décidément, j'aime mieux le renvoyer… Je ne peux pas vivre comme ça !

Antony (à part)
Pauvre homme !… quand je pense que je suis à la veille de lui… conditionner ça !…

Galimard (à part)
En lui offrant un billet de cinq… l'affaire doit s'arranger ! (Apercevant Antony.)
Ah ! ah ! te voilà !

Antony
Comme vous voyez !

Galimard
Tu n'a pas vu ma femme ?

Antony (résolument.)
Non !

Galimard
Qu'est-ce qu'elle t'a dit ?

Antony
Elle m'a dit de mettre le gigot en mayonnaise, et le poulet aux haricots…

Galimard
Voilà tout ?

Antony
Exactement ! (À part.)
Tromper un vieillard ! oh ! (Changement de ton.)
Après ça, il est bien cassé !

Galimard
Avec toi, je n'irai pas par quatre chemins ! Voyons, veux-tu cent francs ?

Antony
Pour quoi faire ?

Galimard
Pour t'en aller… Tiens… j'irai jusqu'à deux cents…

Antony
C'est-à-dire que vous me chassez ?

Galimard
Te chasser ? tu sais bien que je n'en ai pas le droit.

Antony
Ah !… Alors, je reste.

Galimard
Ne sommes-nous pas unis par des liens trop étroits ?

Antony
Nous deux ! (À part.)
Sa femme… je ne dis pas.

Galimard
Voilà les suites d'une faute… la seule dans une vie pure !

Antony (à part)
Ah çà ! qu'est-ce qu'il chante ?

Galimard
Faute déjà ancienne.

Antony
J'y suis… une vieille faute !

Galimard
Que je cherchais à oublier… mais que ta présence est venue réveiller.

Antony (à part, avec émotion.)
Ah ! mon Dieu ! quel soupçon…je ne sais ce que j'éprouve !

Galimard
Que te dirai-je ? le vin de Guénuchot…

Antony
Qui ça… Guénuchot ?

Galimard
Mon ami intime… Et puis… les gilets de flanelle… et puis elle avait des yeux si noirs !…

Antony
Noirs ? c'est bien ça !… attendez donc ! attendez donc !
(Il tire son mètre de sa poche.)

Galimard
Sa voix était si câline, quand elle me disait : "Anatole ! "

Antony
Anatole ?… Permettez…
(Il court vivement à lui et le mesure )

Galimard
Qu'est-ce que tu fais ?

Antony
Juste ! un mètre soixante-dix !… ah !
(Il lui saute au cou et l'embrasse avec transport.)

Galimard
Mais finis donc ! mais tu m'étrangles, imbécile !

Antony (avec exaltation.)
Ah ! que cela fait de bien ! ah ! que cela fait de bien ! (À part.)
C'est drôle ! je ne croyais pas avoir cette bosse aussi développée. (Serrant les mains de Galimard avec tendresse.)
Ah ! bon vieillard ! bon vieillard !

Galimard (à part)
Qu'est-ce qui lui prend ?

Antony
Dites donc, je trouve que vous me ressemblez !

Galimard
Moi ?… allons donc !

Antony (avec attendrissement.)
Enfin, je vous retrouve ! (Lui prenant les mains.)
Ah ! bon vieillard ! bon vieillard !

Galimard (à part)
Quel drôle de cuisinier ! (Haut (le repoussant) :)
Mais ne me tapote donc pas comme ça !

Antony
Pardonnez-moi, mais la joie…le bonheur… il y a si longtemps que je vous cherche… Mais maintenant je ne vous quitte plus, je m'attache à vos pas… je me cramponne à votre existence !

Galimard
Tiens, j'irai jusqu'à cinq cents francs !

Antony
Non ! je ne demande rien… je ne veux rien… que vous voir, vous aimer… vous serrer… vous enlacer !… Ah ! bon vieillard ! bon vieillard !
(Il l'embrasse.)

Galimard (le repoussant)
Mais j'ai une chemise blanche, tu me chiffonnes… (À part.)
Quel drôle de cuisinier !

Antony (avec mélancolie.)
Et puis nous parlerons d'elle, la malheureuse !

Galimard (à part)
Malvina !

Antony
Nous en parlerons quelquefois… souvent… toujours !

Galimard
Mais je n'y tiens pas !… Et ma femme ?

Antony
Comment ?

Galimard
D'abord, si madame Galimard venait à savoir… j'en mourrais… net !

Antony (avec horreur.)
Ah ! assez ! je comprends, la société vous impose des devoirs… énormes !

Galimard
Enormes ! c'est ça !

Antony
Il suffit ! je saurai comprimer des élans ! qui… je tâcherai de museler mes sentiments… Enfin, je me tairai !

Galimard
Voilà, je ne t'en demande pas davantage.

Antony
Mais vous permettrez quelquefois à ma main de rencontrer votre main dans l'ombre…

Galimard
Bah ! à quoi ça sert ?

Antony
À quoi ? (À part.)
O Saturne ! Dieu du temps ! comme tu racornis le cœur des hommes !

Une voix (sous la fenêtre.)
Monsieur Galimard ! c'est votre bois !

Galimard (remontant vivement la scène.)
Ah ! sapristi ! mon bois !

Antony
Eh quoi ! vous partez ? vous me quittez comme un étranger ?… sans me serrer la main ?…

Galimard (lui prenant la main.)
Voyons, dépêchons-nous ! j'ai là du bois. (À part.)
Il est insupportable !

Antony (courant après Galimard)
Un instant, vous ne sortirez pas comme ça !

Galimard
Comment ?

Antony
Le temps est pluvieux… vous n'êtes pas couvert !

Galimard
Bah ! bah !

Antony
Ah ! c'est que vos jours ne vous appartiennent plus, maintenant ! (Lui donnant un vieux carrick qu'il prend dans son paquet.)
Tenez, enveloppez-vous, bon vieillard ! là ! comme ça ! (Il l'arrange.)
Croisez sur la poitrine !… tous les boutons ! tous les boutons !

Galimard (à part)
S'il veut se taire et ne pas m'embrasser, ça ne sera pas un mauvais domestique !

Antony (lui mettant un mouchoir sur la figure.)
Ah ! un cache-nez… Au moins, comme ça, vous aurez chaud… Portez-vous des bas de laine ?

Galimard
Non, ça me picote !

Antony
Ta ta ta ! "ça me picote !…" ça m'est égal… ça vous picotera, mais je veux que vous en portiez… des bas de laine, avec des galoches !

Galimard
Cependant…

Antony (gentiment.)
Ah ! je le veux ! je le veux !…
(Il lui donne des petites tapes sur la joue.)

Galimard
Eh bien, j'en porterai, despote ! (À part.)
Mais qu'est-ce que ça lui fait ?

Antony
Maintenant, allez ! et pas d'imprudence ! (L'embrassant.)
Ah ! bon vieillard ! bon vieillard !

Galimard (se débarrassant de lui à part)
Quelle sensibilité !… il doit être de l'Association fraternelle des cuisiniers !
(Sortie de Galimard par le fond. Antony le reconduit, et lui envoie des baisers quand il a disparu.)


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