Scène III

Galimard (seul)
Toujours faire maigre… c'est une position anormale… car enfin… même dans le carême… il y a la mi-carême !… et il me semble que, comme mari, je pourrais… eh bien… non !… je n'ai pas le droit d'exiger… après ce que j'ai fait… Moi qui, le jour de mon mariage, aurais pu disputer à ma femme le bouquet virginal !… j'ai osé faire un voyage à Paphos !… Tiens, Galimard, tu me fais horreur !… - C'était le jour des Rois… il y a six mois… j'avais beaucoup toussé dans la nuit ; mon médecin me dit : "Papa Galimard, voilà un mauvais rhume, il faut porter de la flanelle !…" (Vous allez voir comme tout s'enchaîne !)
Je lui réponds : "Docteur, je suis un homme, je porterai de la flanelle !…" Là-dessus, je prends ma canne, et je cours chez mon ami Guénuchot qui m'avait invité à déjeuner… On sert des truffes… (Vous allez voir comme tout s'enchaîne !)
Nous rions, nous buvons… Au dessert, Guénuchot veut me parler de l'avenir de la France… je le lâche ! À peine dans la rue, je m'aperçois que ma tête… c'était le vin blanc… J'entreprends le boulevard… Arrivé au passage de l'Opéra, j'aperçois une boutique qui avait l'air d'en vendre… de la flanelle ! je lui dis : "Monsieur !…" - et on me répond : "Le magasin est au premier. " Une fois là… c'est horrible !… je me trouve seul, sans armes, en face d'une affreuse jeune fille de dix-huit ans !… une peau éblouissante ! des yeux noirs et des sourcils à vous manger l'âme !… Je ne sais ce qui se passe en moi… le vertige… les truffes… le vin de Guénuchot… je me sens un frisson… je veux me reculer… horreur ! Je venais de perpétrer un baiser sur le front d'albâtre de Malvina… de cette Pompadour en flanelle !… De fil en aiguille, je l'invite à dîner chez Véry !… cabinet numéro 6… Les bougies s'allument, le champagne ruisselle, ma tête s'égare, et alors… (Au public.)
Dame !… mettez-vous à ma place !… À minuit le garçon m'apporte la carte. Cette liquidation me rappelle à tous mes devoirs… je me lève… ! je paye !… et je me sauve… en oubliant ma tabatière décorée de la Charte et du portrait du général Foy… un honnête homme… qui n'a pas trahi ses serments, lui !… J'ai dit à ma femme que je l'avais oubliée chez un ami… une craque !… le crime vous fait marcher de craque en craque !… Hélas ! depuis ce dîner funèbre, je traîne une conscience chargée de remords, je ne mange plus, je ne bois plus, je ne respire plus… la nuit, je me réveille en sursaut… et qu'est-ce que je vois ?… accroupi sur mon chevet, le garçon de chez Véry, qui me présente un buisson d'écrevisses, en me criant : "Baoun ! baoun !…" Ah ! maudit soit le jour où j'ai eu besoin d'un gilet de flanelle !


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