Scène première

Théodore (sa voix, à la cantonade.)
Ah çà; mais quel étage que je suis?… Bon sang de sort, en v'là une affaire!… j'sais pus quel étage que je suis!… Va falloir que je redescende!… Soupé… Je vas demander au concierge. (Hurlant.)
Concierge!! Concierge!!! Concierge!!!!! Rien de fait. (A tue-tête.)
Concierge!… Il ne répond pas. (Bruit de fer-blanc heurté.)
Une boîte au lait?… Une idée!… je vas compter les paliers au passage!… Un… deux… trois… je suis chez nous.

Une locataire (à la cantonade.)
Cela ne va pas finir cette vie-là? On ne peut pas dormir ici! Je vais vous faire fiche congé par le propriétaire. C'est insupportable, à la fin.
(La porte se referme brusquement. Un temps, puis)

Théodore (sa voix, toujours invisible.)
Va donc, hé! (Bruit d'une clef qu'on essaie de mettre dans une serrure, la clef tombe.)
Zut! (Même jeu.)
Zut!
(A ce moment)(La voix d'un deuxième voisin.)
 :
Allez-vous nous foutre la paix? On ne peut pas dormir, nom de Dieu!

Théodore
J'dis rien!

Le voisin
Encore soûl; naturellement! Vous croyez que c'est pas malheureux! Un crapaud de c't'âge-là, rentrer dans des états pareils!

Théodore (La voix de)
… ma clef qui tombe.

Le voisin
Votre clef!

Théodore (La voix de)
Oui, ma clef.

Le voisin
Ça suffit!

Théodore (La voix de)
C'est-y de ma faute à moi, si j'ai pas d'allumettes?

Deuxième voisin
Je vous dis que vous êtes soûl! Propre-à-rien! Saligaud! Vous allez voir, demain matin, si je ne le dis pas à votre père.

Théodore (La voix de)
… bien égal!

Deuxième voisin
Sans coeur! Galopin! Et puis qu'elle tombe encore, vot' clef! qu'elle tombe encore! C'est à moi que vous aurez affaire! -- Quelle sale génération, bon Dieu!
(Bruit d'une porte violemment refermée.)

Théodore (La voix de, après un silence.)
Va donc, eh!
(Nouveaux grincements de clé dans la serrure, puis apparition de Théodore par la porte entrepoussée.)
(C'est un collégien de dix-sept à dix-huit ans, au visage blême de crétin éreinté. Il porte le képi de Saint-Louis.)
(Sa tunique pincée sur les hanches, d'un bouton, lui fait une taille d'abeille.)
Où sont les allumettes? C'est rigolo c't' oss…ination à me cacher les allumettes. -- Dirait-on pas que je vas mettre le feu?… J'suis pas un enfant; le diable y serait!… Je sais me conduire dans l'existence. --(Il dit et s'étale bruyamment. Sur quoi, avec le plus grand calme)
Pas moi qui glisse… c'est le parquet.(Se redressant péniblement.)
Oh! c'est que moi j'ai ça d'agréable; je peux avoir mon compte bien pesé, pas moyen qu'on s'en aperçoive. Bon oeil, bon pied; et pas le moindre embarras dans la langue!… sauf pour certains mots difficiles, comme, par exemple, l'oss…ination. -- C'est pas que je ne puisse pas les dire! Non! c'est que, véritablement, on ne peut pas les prononcer. La langue française est pleine de difficultés. Tous les étrangers vous le diront.(Cependant de ses mains hésitantes d'aveugle, il heurte le bord de la table. Alors, satisfait)
La cheminée! Le porte-allumettes n'est pas loin. -- Ah! le voilà! (Il plonge ses doigts dans l'encrier. Surpris)
Non! (Il goûte.)
C'est un oeuf. Si je connaissais l'imbécile qui m'a fichu un oeuf sur ma cheminée, je lui apprendrais mon nom de baptême. Y a pas de bon sens. Une cheminée, c'est pas une place à mett' des oeufs. (Un temps.)
J'ai rudement rigolé, cré nom! Trouduc a été époilant!… sauf quand il a voulu entrer dans un fiacre en passant par la lanterne!… (Egayé.)
Croyez-vous, non, mais croyez-vous, cette idée d'entrer dans un fiacre en passant par la lanterne! (Ses doigts, qui errent à l'aventure, rencontrent les panneaux supérieurs du buffet.)
La fenêtre!… Si je donnais un peu d'air.(Il ouvre tout grand le buffet, et demeure planté, s'éventant, aspirant avec délice l'haleine d'une nuit embaumée. A la fin)
Drôle de printemps! Il fait noir comme dans un four et ça sent le gruyère à plein nez… Jamais vu un mois de mai pareil!…


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