L'Extra-Lucide

Théâtre


Le cabinet de consultations de Mme Prudence, somnambule.
Ameublement d'un rococo à tirer les larmes des yeux. Sièges de velours sang-de-boeuf passé, aux dossiers d'acajou hérissés de tête de sphinx. Sur la cheminée, une pendule Empire, dont le cadran d'acier bruni marque l'heure, entre quatre colonnettes d'albâtre qui ont l'air de vouloir le mener au poteau d'exécution. Sur la commode, de chaque côté d'un petit coffret caparaçonné de coquillages, deux hauts bouquets s'épanouissent en des vases de porcelaine cerclés d'or. Au mur, des diplômes encadrés.
Près de la fenêtre que masquent d'épaisses mousselines, Mme Prudence, au sein d'un fauteuil Voltaire, sirote un petit verre de cognac. Ses mains potelées de matrone bien portante reposent sur ses vastes cuisses. Elle a les pieds sur une chaufferette. Soudain, coup de sonnette. Précipitamment, Madame Prudence cache son petit verre et feint d'être plongée en un profond sommeil.

Monsieur Ledaim (que vient d'introduire une bonne au service de Mme Prudence)
C'est ici le sanctuaire!… (Il ôte son chapeau.)
Certes, je ne suis pas poltron; ça ne fait rien; je ne sais quelle émotion étrange… Allons, pas d'enfantillage! Soyons homme, tonnerre de bleu! (Il s'approche de Madame Prudence.)
Madame! Madame!

Madame Prudence (endormie)
Qui m'appelle?

Monsieur Ledaim
Madame, c'est pour avoir une consultation.

Madame Prudence
Une consultation!

Monsieur Ledaim
Oui, Madame.

Madame Prudence (d'une voix profonde)
Oh!… que je suis donc fatiguée!…

Monsieur Ledaim (révolutionné)
Cette voix!!! (Haut.)
Un peu de courage, Madame: nous en avons pour une minute.
(Un temps. Madame Prudence soupire.)

Monsieur Ledaim
Vous m'entendez?

Madame Prudence
Oui… Je vous entends.
(Nouveau silence, puis:)

Madame Prudence (d'une voix caverneuse)
Tournez-vous à droite.
(Monsieur Ledaim, un peu étonné, obéit.)

Madame Prudence (d'une voix sépulcrale)
Sur la commode…

Monsieur Ledaim (de plus en plus surpris)
Sur la commode?

Madame Prudence
Oui… Voyez-vous un petit coffret?…

Monsieur Ledaim
Un coffret de coquilles? Parfaitement.

Madame Prudence
Ouvrez-le.
(Monsieur Ledaim pâle d'émotion, lève le couvercle du petit coffret.)

Madame Prudence (d'une voix véritablement surnaturelle)
Mettez-y vingt francs.

Monsieur Ledaim
Ah! pardon! (A part.)
Non, mais c'est cette voix! c'est cette voix!… Ah! nous vivons dans l'inconnu! La nature détient des secrets que notre pauvre espèce humaine tenterait en vain d'approfondir.
(Il dépose vingt francs dans le coffret.)

Madame Prudence
Approchez-vous… (M. Ledaim s'approche.)
Prenez-moi la main. (M. Ledaim lui prend la main.)
Questionnez.

Monsieur Ledaim
Mon Dieu, Madame, c'est bien simple. Je revenais de mon bureau; il était six heures et demie. Au moment de me mettre à table, ma femme, qui tournait un roux dans la cuisine, me cria: "Surveille donc mon roux, qu'il ne brûle pas. Je descends acheter des oignons." Elle me passa la cuiller à pot, s'en alla… et ne reparut plus. Y a de ça huit jours! (Il lève les bras au ciel.)
Huit jours, Seigneur!… Et ne pas seulement savoir si elle est morte ou vivante! Avec ça, elle était sortie sans chapeau; le froid de la rue l'aura saisie. Pour moi, elle est à l'hôpital avec une fluxion de poitrine… Enfin, voilà, je voudrais bien être fixé, savoir un peu à quoi m'en tenir…

Madame Prudence
Pourriez-vous me confier… un objet… ayant appartenu à cette personne?

Monsieur Ledaim
J'ai apporté ça.
(Il tire de son portefeuille un de ces petits peignes de poche dont se servent les femmes pour se lisser les tempes, rétablir sur leurs fronts le bel arrangement de leurs frisettes, et le livre à Madame Prudence qui y laisse errer ses doigts.)
(Deux minutes s'écoulent. Grand silence. On entend distinctement battre le coeur de Monsieur Ledaim.)

Madame Prudence
Je suis fatiguée… Je vois mal… Aidez-moi.

Monsieur Ledaim
Comment faut-il faire?

Madame Prudence
Condensez votre volonté… Amenez-en sur moi tout l'effort…
(Monsieur Ledaim condense sa volonté. Il pince les lèvres. Sur ses yeux en boules de jardin, ses sourcils s'abaissent pesamment, comme des devantures de boutiques. Son visage tendu et dur évoque le masque d'une personne atteinte de constipation, qui se consume en efforts stériles.)

Madame Prudence
Ordonnez-moi de voir.

Monsieur Ledaim
Je vous l'ordonne!

Madame Prudence
Dites: "Voyez!"

Monsieur Ledaim
Voyez!!!

Madame Prudence
Bien… Assez… (Eprouvant du bout de son index, d'un délicat toucher d'aveugle, chacune des dents du petit peigne:)
… Je vois… C'est un petit démêloir…

Monsieur Ledaim (émerveillé)
En effet!

Madame Prudence
Il a servi à une femme…

Monsieur Ledaim (confondu)
C'est exact! (A part.)
Elle est extraordinaire; il n'y a pas à dire. (Haut.)
Cette femme, la voyez-vous?

Madame Prudence
Oui… (Un temps.)
Elle est au lit.

Monsieur Ledaim
Au lit?

Madame Prudence
Au lit.

Monsieur Ledaim (qui défaille d'anxiété)
Avec une fluxion de poitrine?

Madame Prudence
Non; avec un homme qui la pelote.

Monsieur Ledaim (éclatant comme un siphon d'eau de seltz)
Ça y est!… J'aurais dû m'en douter! Ah! sang du Christ! ventre du pape! faut-il que les femmes soient canailles et que les hommes soient idiots!… Et quand on pense que depuis huit jours je passe ma vie à la Morgue!…
(L'indignation le prend à la gorge. Il défait le noeud de sa cravate, entrebaille le col de sa chemise. Nouveau silence. Au souffle haletant de Monsieur Ledaim, se mêle la respiration régulière de Madame Prudence endormie.)
(Enfin:)

Monsieur Ledaim (en proie à une violente émotion mais qui s'efforce d'être calme)
Et cet homme, vous le voyez aussi?
(Madame Prudence reste muette.)

Monsieur Ledaim
Répondez!

Madame Prudence
Oui, non… Je ne sais pas…

Monsieur Ledaim (d'un ton de commandement)
Voyez-le.
(Il recondense sa volonté et accable Madame Prudence d'un geste à la Balsamo.)

Madame Prudence
Assez!… Ah! assez!… je vous en prie!… Vous allez me faire avoir une attaque de nerfs…

Monsieur Ledaim (impitoyable)
Je vous ordonne de voir cet homme! je veux que vous le voyiez!

Madame Prudence (dominée)
Je le vois.

Monsieur Ledaim
Ah! -- Veuillez me le dépeindre, en ce cas.

Madame Prudence
C'est un homme… entre deux âges.

Monsieur Ledaim (très attentif)
Entre deux âges. Parfaitement.

Madame Prudence
Visage… ovale.

Monsieur Ledaim
Bon.

Madame Prudence
Menton rond…; nez… ordinaire…; bouche… moyenne…; yeux… quelconques…

Monsieur Ledaim (après avoir longuement rêvé)
J'interroge en vain mes souvenirs; je ne vois personne dans mes relations qui réponde à ce signalement. Il est un peu vague, d'ailleurs. Ne pourriez-vous le compléter par quelques détails plus précis?

Madame Prudence
Je puis vous dire… le nom… de l'homme…

Monsieur Ledaim (qui bondit)
Son nom?… Vous pouvez me dire son nom?

Madame Prudence
Oui…

Monsieur Ledaim
Et cela n'est pas encore fait!!!

Madame Prudence
C'est que… je suis si lasse!… si lasse!… Il faudrait… redonner… vingt francs.

Monsieur Ledaim
Je ne regarde pas à l'argent lorsque mon honneur est en jeu. -- Voici un louis. -- Le nom de cet homme?

Madame Prudence (enfouissant les vingt francs en les profondeurs de sa poche)
Merci! (Un temps:)
Il s'appelle Joseph.


Autres textes de Georges Courteline

Une Lettre Chargée

Georges CourtelineUne lettre chargéeSaynète(Représentée pour la première fois, sur la scène du Carillon, le 10 juin 1897.)PersonnagesLa Brige, Millanvoye.L'employé, Tervil.(La scène se passe à la Poste.)La Brige (le nez à...

Un client sérieux

L'huissierMonsieur Le substitut, j'ai l'honneur de vous présenter mes hommages.Le substitutBonjour, Loyal. Vous avez l'Officiel ?L'huissierNon, Monsieur Le substitut.Le substitutDepuis ce matin, je bats tous les kiosques de Paris; pas...

Théodore cherche des allumettes

Théodore (sa voix, à la cantonade.)Ah çà; mais quel étage que je suis?… Bon sang de sort, en v'là une affaire!… j'sais pus quel étage que je suis!… Va falloir...

Monsieur Badin

(La porte s'ouvre. Le garçon de bureau apparaît.)Le directeurC'est vous, Ovide ?OvideOui, monsieur le directeur.Le directeurEst-ce que M. Badin est venu ?OvideOui, monsieur le directeur.Le directeur (stupéfait)M. Badin est là...

L'honneur des Brossarbourg

LA BARONNEUn mot, je vous prie, monsieur de Brossarbourg, mon époux. Il faut enfin que je vous entretienne d'un petit incident d'une nature toute spéciale et sur lequel je me...

Les Boulingrin

Des Rillettes, FélicieDes Rillettes (que vient d'introduire Félicie)Ces Boulingrin que j'ai rencontrés l'autre jour à la table des Duclou et qui m'ont invité à venir de temps en temps prendre...

Les Balances

Un domestique (sur le seuil de la porte)M. La Brige demande si monsieur est visibleLonjumelFaites entrer M. La Brige. (Entre La Brige.) Ah ! Ah ! te voilà, malfaiteur ?La...

Le Madère

CHICHINETTEÉPONINE !ÉPONINEQu'est-ce qu'elle a fait ?CHICHINETTEApproche voir un peu, que je te cause. Dis donc, espèce d'enflée…ÉPONINEAh ! pas de gros mots, n'est-ce pas ? Je veux pas de familiarités....

Le Gora

BOBÉCHOTTETrognon, je vais bien t'épater. Oui, je vais t'en boucher une surface. Sais-tu qui est-ce qui m'a fait un cadeau ? La concierge.GUSTAVEPeste ! tu as de belles relations !...

Le Gendarme est sans pitié

(Boissonnade est assis à son bureau, devant un monceau de pièces qu'il signe après les avoir rapidement parcourues, et range)(ensuite en tas dans un coin du bureau. De temps en...



Les auteurs


Les catégories

Médiawix © 2025