Scène II

Monsieur Couique (apparaissant par la porte de droite.)
Je crois que j'ai entendu du bruit.
(Il est en chemise et en savates. Il tient une bougie à la main.)

Théodore (à part.)
Oh! papa!

Monsieur Couique (stupéfait.)
Mais c'est Théodore :…

Théodore (avide de ne pas se compromettre.)
… soir…

Monsieur Couique
Qu'est-ce que tu fais là?

Théodore
… cherche des allumettes.

Monsieur Couique
C'est trop fort!… Tu te fiches du monde, de rentrer à des heures pareilles?

Théodore
… pas tard.

Monsieur Couique
Pas tard! Il est trois heures.

Théodore (qui se méprend.)
S'il était trois heures, il ferait jour.

Monsieur Couique
Il est trois heures du matin, je te dis!… C'est la cinquième fois que je te pince à rentrer à des heures indues; je te préviens que j'en ai assez. La prochaine fois qu'il t'arrivera de rentrer plus tard que minuit, je te refourrerai à Saint-Louis; tu y finiras tes vacances!… Bougre de polisson!… Chenapan!… D'abord, d'où viens-tu?

Théodore
Tu dis?

Monsieur Couique
D'où viens-tu?

Théodore
J'ai dîné en ville.

Monsieur Couique
Où ça?

Théodore (haut.)
Rue… (A part.)
Un mot difficile!… (Haut.)
Rue…

Monsieur Couique
Rue quoi?

Théodore (lassé de se débattre contre un mot qui ne veut rien savoir.)
As-tu remarqué comme la langue française est bête?

Monsieur Couique
Qu'est-ce qui te prend?

Théodore
Je constate un fait.

Monsieur Couique (exaspéré.)
Je vais te flanquer mon pied au derrière. Qui est-ce qui m'a bâti un ostrogoth pareil? Je lui demande où il a dîné, il me répond "Je constate un fait!…" Me prends-tu pour un Cassandre?

Théodore (protestant.)
Oh!

Monsieur Couique
Où as-tu dîné, à la fin?

Théodore
Rue de… iroénil.

Monsieur Couique
Comment?

Théodore
Rue de… iroénil.

Monsieur Couique
Rue de Miroménil? (Théodore souriant approuve de la tête.)
Tu ne peux pas ouvrir la bouche? Et ensuite, qu'est-ce que tu as fait? -- car tu n'es pas resté à table jusqu'à trois heures du matin, je pense?

Théodore
… été avec des camarades, entendre de la grande musique.

Monsieur Couique
Où?

Théodore
A Montmartre.

Monsieur Couique
Quelle rue?

Théodore (qui s'applique en vain à prononcer ces mots)
Rue de la Tour-d'Auvergne. Rue de la Tour d'Au… Rue de la Tour d'Au… Rue de la Tour d'Au… Dis donc?

Monsieur Couique
Quoi?

Théodore
Y a pas des moments où tu regrettes de ne pas être Espagnol?

Monsieur Couique
A cause?

Théodore
A cause de cette saleté.

Monsieur Couique
Quelle saleté?

Théodore
Saleté de langue française.

Monsieur Couique
Ça recommence!
(Soudain)

Théodore (tombant en arrêt devant un portrait de M. Couique, dont le cadre ovale pare le mur du salon.)
Ah!

Monsieur Couique
Quoi?

Théodore
Ton portrait!

Monsieur Couique
Mon portrait?

Théodore
Oui, ton portrait.

Monsieur Couique
Eh bien, quoi? mon portrait.

Théodore
Quelle drôle d'idée que t'as eue de l'accrocher la tête en bas?

Monsieur Couique
Comment, la tête en bas?

Théodore (qui craint de s'être coupé et qui veut se raccrocher aux branches.)
C'est une façon de parler. Pour dire qu'il a la tête en bas, il n'a pas la tête en bas;… il est seulement un peu de travers.

Monsieur Couique (effleuré d'un soupçon.)
Regarde-moi donc un peu. Ah çà! le diable m'emporte, tu es soûl comme une bourrique!

Théodore
Moi?

Monsieur Couique
Tu sens le bouchon à en tomber asphyxié. Ça, par exemple, c'est le bouquet… Ma canne!

Théodore
J'ai bu qu'une gomme.

Monsieur Couique
Vaurien! Un cancre pour lequel je m'impose des sacrifices, qui n'a même pas trouvé le moyen de décrocher un accessit à la distribution des prix, et qui, par-dessus le marché, vient traîner son intempérance jusque sous les lambris de la maison paternelle!

Théodore
Si je trouve pas les allumettes?

Monsieur Couique
Au lit!…

Théodore
… pas bien, ce que tu fais là!

Monsieur Couique
Au lit!…

Théodore
… profites de ce que tu es mon père pour m'abreuver d'hum… d'hum… d'hum…
(Lutte valeureuse de Théodore avec le mot "humiliation".)

Monsieur Couique
D'hum… d'hum… Tiens!…

Théodore (les fesses sonnées d'un coup de savate retentissant.)
L'enfant martyr!
(Il disparaît par la porte de gauche.)

Monsieur Couique (seul.)
Soixante ans de vertu!… Toute une vie de probité, d'abnégation et de devoir!… Voilà ta récompense, vieux! Voilà ton oeuvre!… Voilà ton fils! (Long soupir.)
Ton fils!… (Il élève vers le ciel des regards de douleur, après quoi)
Heureusement, on n'est jamais sûr!
(Il sort par la droite. La scène demeure vide.)


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