(PHILINE, TOINETTE, CLÉANDRE, CRISPIN)
CLÉANDRE
N'avez-vous pu, Madame, adoucir votre père ?
À nous unir tous deux est-il toujours contraire ?
PHILINE
Oui, Cléandre.
CLÉANDRE
À quoi donc vous déterminez-vous ?
PHILINE
À rien.
CLÉANDRE
Je l'avouerai, le compliment est doux.
Vous m'aimez cependant ; au péril qui nous presse,
Quand je tremble d'effroi, rien ne vous intéresse.
Nous sommes menacés du plus affreux malheur :
Sans alarme pourtant…
PHILINE
Doutez-vous que mon cœur,
Cher Cléandre, avec vous ne partage vos craintes ?
De nos communs chagrins je ressens les atteintes ;
Mais quel remède, enfin, y pourrai-je apporter ?
Mon père me contraint, puis-je lui résister ?
De trois maris offerts il faut que je choisisse,
Et ce choix à mon cœur est un cruel supplice.
Mais à quoi me résoudre en cette extrémité,
Si de ces trois partis mon père est entêté ?
Qu'exigez-vous de moi ?
CLÉANDRE
À quoi bon vous le dire,
Philine, si l'amour n'a pu vous en instruire ?
Il est des moyens sûrs, et quand on aime bien…
PHILINE
Arrêtez, je comprends, mais je n'en ferai rien.
Si mon amour m'est cher, ma vertu m'est plus chère.
Non, n'attendez de moi rien qui lui soit contraire ;
De ces moyens si sûrs ne me parlez jamais.
CLÉANDRE
Quoi !
PHILINE
Si vous m'en parlez, je vous fuis désormais.
CLÉANDRE
Eh bien ! Fuyez, ingrate, et riez de ma perte.
Votre injuste froideur est enfin découverte.
N'attendez point de moi de marques de douleur ;
On ne perd presque rien à perdre un mauvais cœur ;
Et ce serait montrer une faiblesse extrême,
Par de lâches transports de prouver qu'on vous aime,
Vous qui n'avez pour moi qu'insensibilité.
Doit-on par des soupirs payer la cruauté ?
C'en est fait, je vous laisse à votre indifférence ;
Je vais mettre à vous fuir mon unique constance ;
Et si vous m'accablez d'un si cruel destin,
Vous ne jouirez pas du moins de mon chagrin.
PHILINE
Je ne vous retiens pas, devenez infidèle ;
Donnez-moi tous les noms d'ingrate et de cruelle ;
Je ne regrette point un amant tel que vous,
Puisque de ma vertu vous n'êtes point jaloux.
CLÉANDRE
Finissons là-dessus ; quand on est sans tendresse
On peut faire aisément des leçons de sagesse,
Philine, et quand un cœur chérit comme le mien…
Mais quoi ! Vous le vanter ne servirait de rien.
Je vous ai mille fois montré toute mon âme,
Et vous n'ignorez pas combien elle eut de flamme ;
Mon crime est d'avoir eu le cœur trop enflammé ;
Vous m'aimeriez encor, si j'avais moins aimé.
Mais, dussé-je, Philine, être accablé de haine,
Je sens que je ne puis renoncer à ma chaîne.
Adieu, Philine, adieu ; vous êtes sans pitié,
Et je n'exciterais que votre inimité.
Rien ne vous attendrit : quel cœur, qu'il est barbare !
Le mien dans les soupirs s'abandonne et s'égare.
Ha ! Qu'il m'eût été doux de conserver mes feux !
Plus content mille fois… Que je suis malheureux !
Adieu, chère Philine… (Il s'en va et il revient.)
Avant que je vous quitte…
De quelques feints regrets du moins plaignez ma fuite.
PHILINE
(, s'en allant aussi et soupirant.)
Ah !
CLÉANDRE
(l'arrête.)
Mais où fuyez-vous ? Arrêtez donc vos pas.
Je suis prêt d'obéir ; eh ! ne me fuyez pas.
TOINETTE
Votre père pourrait, Madame, vous surprendre ;
Vous savez qu'il n'est pas fort prudent de l'attendre ;
Finissez vos débats, et calmez le chagrin…
CRISPIN
Oui, croyez-en, Madame, et Toinette et Crispin ;
Faites la paix tous deux.
TOINETTE
Quoi ! toujours triste mine !
CRISPIN
Parbleu ! Qu'avez-vous donc, Monsieur, qui vous chagrine ?
Je suis de vos amis, ouvrez-moi votre cœur :
À raconter sa peine on sent de la douceur.
Chassez de votre esprit toute triste pensée.
Votre bourse, Monsieur, serait-elle épuisée ?
C'est, il faut l'avouer, un destin bien fatal ;
Mais en revanche, aussi, c'est un destin banal.
Nombre de gens, atteints de la même faiblesse,
Dans leur triste gousset logent la sécheresse :
Mais Crispin fut toujours un généreux garçon ;
Je vous offre ma bourse, usez-en sans façon.
TOINETTE
Ah ! que vous m'ennuyez ! Pour finir vos alarmes,
C'est un fort bon moyen que de verser des larmes !
Retournez au logis passer votre chagrin.
CRISPIN
Et retournons au nôtre y prendre un doigt de vin.
TOINETTE
Que vous êtes enfants !
CRISPIN
Leur douloureux martyre,
En les faisant pleurer, me fait crever de rire.
TOINETTE
Qu'un air triste et mourant vous sied bien à tous deux !
CRISPIN
Qu'il est beau de pleurer, quand on est amoureux !
TOINETTE
Eh bien ! finissez-vous ? Toi, Crispin, tiens ton maître.
Hélas ! que vous avez de peine à vous connaître !
CRISPIN
Ils ne se disent mot, Toinette ; sifflons-les.
On siffle bien aussi messieurs les perroquets.
CLÉANDRE
Promettez-moi, Philine, une vive tendresse.
PHILINE
Je n'aurai pas de peine à tenir ma promesse.
CRISPIN
Quel aimable jargon ! Je me sens attendrir ;
Si vous continuez, je vais m'évanouir.
TOINETTE
Hélas ! beau Cupidon ! le douillet personnage !
Mais, Madame, en un mot, cessez ce badinage.
Votre père viendra.
CLÉANDRE
Non, il ne suffit pas
D'avoir pour à présent terminé nos débats.
Voyons encore ici quel biais l'on pourrait prendre,
Pour nous unir enfin, ce qu'on peut entreprendre.
PHILINE
(, à Toinette.)
De mon père tu sais quelle est l'intention.
Il m'offre trois partis : Ariste, un vieux barbon ;
L'autre est un chevalier, l'autre homme de finance ;
Mais Ariste, ce vieux, aurait la préférence :
Il a de très grands biens, et mon père aujourd'hui
Pourrait le préférer à tout autre parti.
Il arrive en ce jour.
TOINETTE
Je le sais, mais que faire ?
Je ne vois rien ici qui ne vous soit contraire.
Dans ta tête, Crispin, cherche, invente un moyen.
Pour moi, je suis à bout, et je ne trouve rien.
Remue un peu, Crispin, ton imaginative.
CRISPIN
En fait de tours d'esprit, la femelle est plus vive.
TOINETTE
Pour moi, je doute fort qu'on puisse rien trouver.
CRISPIN
(, tout d'un coup en enthousiasme.)
Silence ! par mes soins je prétends vous sauver.
TOINETTE
Dieux ! quel enthousiasme !
CRISPIN
Halte là ! Mon génie
Va des fureurs du sort affranchir votre vie.
Ne redoutez plus rien ; je vais tarir vos pleurs,
Et vous allez par moi voir finir vos malheurs.
Oui, quoique le destin vous livre ici la guerre,
Si Crispin est pour vous…
TOINETTE
Quel bruit pour ne rien faire !
CRISPIN
Osez-vous me troubler, dans l'état où je suis ?
Si ma main… Mais, plutôt, rappelons nos esprits.
J'enfante…
TOINETTE
Un avorton.
CRISPIN
Le dessein d'une intrigue.
TOINETTE
Eh ! ne dirait-on pas qu'il médite une ligue ?
Venons, venons au fait.
CRISPIN
Enfin je l'ai trouvé.
TOINETTE
Ha ! votre enthousiasme est enfin achevé.
CRISPIN
(, parlant à Philine.)
D'Ariste vous craignez la subite arrivée.
PHILINE
Peut-être qu'à ce vieux je me verrais livrée.
CRISPIN
(, à Cléandre.)
Vaines terreurs, chansons. Vous, vous êtes certain
De ne pouvoir jamais lui donner votre main ?
CLÉANDRE
Oui vraiment.
CRISPIN
Avec moi, tout ceci bagatelle.
CLÉANDRE
Hé que faire ?
CRISPIN
Ah ! parbleu, ménagez ma cervelle.
TOINETTE
Benêt !
CRISPIN
Sans compliment : c'est dans cette journée,
Qu'Ariste doit venir pour tenter hyménée ?
TOINETTE
Sans doute.
CRISPIN
Du voyage il perdra tous les frais.
Je saurai de ces lieux l'éloigner pour jamais.
Quand il sera parti, je prendrai sa figure :
D'un campagnard grossier imitant la posture,
J'irai trouver ce père, et vous verrez enfin
Et quel trésor je suis, et ce que vaut Crispin.
TOINETTE
Mais enfin, lui parti, cet homme de finance,
De La Boursinière, est rival d'importance.
CRISPIN
Nous pourvoirons à tout.
TOINETTE
Ce chevalier charmant ? …
CRISPIN
Ce sont de nos cadets brouillés avec l'argent :
Chez les vieilles beautés est leur bureau d'adresse.
Qu'il y cherche fortune.
TOINETTE
Hé oui, mais le temps presse.
Ne t'amuse donc pas, Crispin ; il faut pourvoir
À chasser tous les trois, et même dès ce soir.
Ariste étant parti, dis-nous par quelle adresse,
Des deux autres messieurs…
CRISPIN
J'ai des tours de souplesse
Dont l'effet sera sûr… À propos, j'ai besoin
De quelque habit de femme.
CLÉANDRE
Hé bien ! j'en aurai soin :
Va, je t'en donnerai.
CRISPIN
Je connais certain drôle,
Que je dois employer, et qui jouera son rôle.
(Se tournant vers Cléandre et Philine, il dit :)
Vous, ne paraissez pas ; et vous, ne craignez rien :
Tout doit vous réussir, cet oracle est certain.
Je ne m'éloigne pas. Avertis-moi, Toinette,
Si l'un des trois arrive, afin que je l'arrête.
CLÉANDRE
Adieu, chère Philine.
PHILINE
Adieu.
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