DERVIERES(la regardant sortir.)
Et j'userai de la permission, je vous prie de le croire…Quelle bonne petite nature : franche, naïve, aimante… Je l'ai bien un peu trompée… mais je me corrigerai… c'est décidé, plus de querelles, plus d'affaires d'honneur… Je veux rivaliser de douceur avec le papa Cravachon, qui doit être, d'après les principes qu'il a donnés à sa fille, l'invalide le plus pacifique… On le dit un peu original… j'éviterai de le froisser… (AIR de Julie.)
Pour enjôler ce père de famille, Adoptons des mœurs de couvent, Je ferais des travaux d'aiguille, Je consens même à jouer au volant…Pour ta douceur, beau-père, on te renomme, De patience, eh bien ! faisons assaut ; Pour épouser ta fille, s'il le faut, J'oublierais que je suis un homme. (Parlé.)
Ah! le voici!
CRAVACHON(entrant sans voir DERVIERES, une lettre à la main, à part.)
Les poltrons!… ils ont arrangé l'affaire… et maintenant ils déjeunent… N'ont-ils pas eu le front de m'inviter!… "Messieurs, je ne déjeune jamais entre mes repas."
DERVIERES(à part.)
II a l'air bon diable! mais il ne me voit pas… (Toussant.)
Hum! hum!
CRAVACHON(l'apercevant.)
Hein ?
DERVIERES(saluant.)
Monsieur…
CRAVACHON
Vous êtes enrhumé.
DERVIERES
Nullement.
CRAVACHON
Que voulez-vous ?
DERVIERES(à part.)
Diable! il est brusque! (Haut.)
Monsieur, je m'appelle Dervières et je pense que mon nom…
CRAVACHON
Ah ! très bien, très bien.
AMELIE(entr''ouvrant la porte de droite.)
Hein? quelqu'un!… Pendant toute cette scène elle écoute, à moitié masquée par la porte.
DERVIERES
J'ose prétendre à l'honneur…
CRAVACHON
Vous voulez épouser ma fille ?
AMELIE
Comment, j'ai un rival ?
CRAVACHON
Je suis enchanté que nous soyons seuls!… (Avec intention.)
J'ai l'habitude de causer en particulier avec les prétendus.
DERVIERES
C'est trop juste.
AMELIE(à part.)
Enfin je vais connaître ce grand secret.
CRAVACHON(remontant la scène.)
Vous permettez… (Il ferme la porte du fond.)
On ne saurait trop prendre de précautions pour n'être pas dérangé.
DERVIERES(à part.)
Voilà un singulier préambule.
CRAVACHON(présentant un fauteuil.)
Asseyez-vous. (Il va chercher un autre fauteuil pour lui et voyant DERVIERES encore debout.)
Asseyez-vous donc. (Ils s'asseyent.)
DERVIERES(après un temps, à part.)
Soyons insinuant. (Haut.)
C'est en tremblant, monsieur…
CRAVACHON
Permettez… (Il tousse.)
Monsieur, je suis le major Cravachon, j'ai brûlé l'Allemagne, la Prusse et l'Italie, j'ai détrôné des rois, monsieur, j'ai mangé du cheval…
DERVIERES(gaiement.)
Sans sel ?
CRAVACHON
II n'en avait pas… Enfin je suis un honnête homme et je donne cent mille francs à ma fille… A vous maintenant… Allez. (Il s'enfonce dans son fauteuil et allonge les jambes.)
DERVIERES(à part.)
II est drôle, le beau-père. (Haut.)
Ma foi, monsieur, je n'ai encore brûlé ni l'Allemagne, ni la Prusse, ni l'Italie; et je vous avouerai que l'occasion ne m'a jamais été présentée de consommer du quadrupède en question… mais…
CRAVACHON
Pardon… dites-vous ça pour vous moquer de moi ?
DERVIERES
Ah! pouvez-vous croire…
CRAVACHON(reprenant sa première position.)
Allez.
DERVIERES
J'allais ajouter que je n'en crois pas moins posséder les qualités nécessaires au bonheur d'une femme. (Une pause. CRAVACHON reste dans la même attitude. A part.)
Eh bien! il ne répond pas. (Haut.)
Monsieur…
CRAVACHON
Allez, j'écoute.
DERVIERES(à part.)
Allons. (Haut.)
Vous ne me connaissez que par quelques recommandations toutes bienveillantes, et vous désirez sans doute que j'entre dans quelques détails sur ma position et sur ma fortune… Orphelin fort jeune et seul héritier d'une famille…
CRAVACHON(immobile.)
La fortune ne fait pas le bonheur… passons.
DERVIERES(avec étonnement.)
Ah! la fortune ne fait pas… (Se ravisant.)
Vous venez de dire là une bien grande vérité, monsieur, car enfin qu'est-ce que la fortune? Mon Dieu! la fortune!… c'est un fait… une… comment dirai-je?… Ah! monsieur… bien peu de pères comprennent cela! tandis que… l'éducation par exemple… certainement il ne m'appartient pas de vanter la mienne, mais…
CRAVACHON
L'éducation ne fait pas le bonheur… passons.
DERVIERES(étonné.)
Ah! l'éduc… (Se ravisant.)
J'allais le dire… l'éducation! qu'est-ce que ça prouve? qu'on a été bien élevé, pas autre chose… Ce qu'il faut pour faire le bonheur d'une femme, c'est une âme tendre, c'est un cœur brûlant, c'est un amour…
CRAVACHON
Oh! l'amour!… l'amour ne fait pas le bonheur… passons.
DERVIERES
Comment!… l'amour non plus ?… (A part.)
C'est un logogriphe que ce beaupère-là.
AMELIE(à part.)
Ah ça ! qu'est-ce qui fait donc le bonheur ?
DERVIERES
Alors, monsieur, pour être véritablement heureux, quelles sont, je vous prie, les qualités…
CRAVACHON
Ah! là-dessus, jeune homme, j'ai des idées… des idées à moi, et… (DERVIERES tend l'oreille.)
et je les garde… Mais vous ne m'avez pas encore dit un mot de votre existence de garçon. (Il se lève.)
DERVIERES(à part, en se levant.)
Diable! (Haut.)
Je ne vous cacherai pas que, comme tous les jeunes gens, je me suis un peu amusé.
AMELIE(à part.)
Je ferais peut-être bien de m'en aller.
CRAVACHON
Vrai? eh bien! vous avez bien fait… bah! la jeunesse n'a qu'un temps! Mais, il ne s'agit pas de cela… Voyons, là… franchement… un gaillard comme vous doit avoir la tête chaude… vive… rien qu'à vos oreilles ça se voit…
DERVIERES(à part.)
Ah! mon Dieu!
CRAVACHON
Pour un mot, flamberge au vent!
DERVIERES
Mais… (A part.)
D'où sait-il ?
CRAVACHON
Voyons, combien avez-vous eu de duels ? contez-moi ça; je suis un vieux loup, moi.
DERVIERES(à part.)
C'est un piège. (Haut.)
Moi, monsieur, je ne me suis jamais battu.
CRAVACHON(brusquement.)
Ce n'est pas vrai.
DERVIERES(avec vivacité.)
Monsieur…
CRAVACHON
Ah! vous voyez bien que vous vous êtes battu ?
DERVIERES(à part.)
Quelle faute! (Haut.)
J'ai bien eu quelques petites altercations…
CRAVACHON
A la bonne heure!
DERVIERES(froidement.)
Mais j'ai toujours arrangé l'affaire.
CRAVACHON
Hein ?
DERVIERES
Le duel est un préjugé barbare!… Avez-vous lu Jean-Jacques, monsieur ?…
CRAVACHON(fièrement.)
Je n'ai lu ni l'un ni l'autre, monsieur.
DERVIERES(avec un feinte exaltation.)
Quel dommage ! vous auriez vu flétrie, dans ces pages immortelles, cette coutume à jamais sanglante, vous auriez vu…
CRAVACHON
Est-ce que vous avez été curé, monsieur ? Ah ça! vous qui parlez, si on vous insultait ?
DERVIERES(après un mouvement réprimé.)
Je mépriserais l'insulte, monsieur.
CRAVACHON(à part.)
C'est ce que nous allons voir.
DERVIERES
Mais ce n'est là pour nous qu'un simple sujet de conversation… et je crois que, sur les points essentiels, nous sommes à peu près d'accord.
CRAVACHON
D'accord! d'accord! comme vous y allez, vous… mais, je ne vous connais pas.
DERVIERES
II me semble pourtant vous avoir donné des détails assez précis…
CRAVACHON
Et qui vous dit que je les crois, vos détails ?
DERVIERES
Comment ? (Se calmant tout à coup.)
Je pense pourtant que vous ne doutez pas de ma loyauté!
CRAVACHON
Votre loyauté, votre loyauté… c'est un mot qu'on trouve tous les jours dans la bouche des…
DERVIERES(vivement.)
Assez, monsieur.
CRAVACHON(à part.)
Très bien.
AMELIE(à part.)
II l'insulte, à présent.
DERVIERES(à part.)
Qu'allais-je faire! (Haut, avec beaucoup de calme.)
Mais à quoi bon nous emporter?… je suis persuadé, monsieur, que vous n'avez pas eu l'intention de m'offenser…
CRAVACHON(à part, avec un geste de dédain.)
Incurable!
DERVIERES
Et j'espère que ce mariage…
CRAVACHON
Vous! épouser la fille du major Cravachon… j'aimerais mieux la marier… à un Anglais.
AMELIE(à part.)
Jolie conclusion !
DERVIERES
Mais…
CRAVACHON
Voulez-vous me laisser tranquille!… Je ne vous écoute plus. (Il appelle.)
Antonin! Antonin!… (A part.)
Maintenant, il s'agit de voir l'autre.
ANTONIN(entrant.)
Voilà!
CRAVACHON
Dès que la personne qui t'a remis cette lettre sera venue, tu l'introduiras dans mon cabinet. (A DERVIERES en lui tendant la main.)
Je peux vous dire une chose… c'est que vous ne serez jamais mon gendre. (Goguenard.)
Serviteur, monsieur, serviteur. (Près de sortir.)
Ah! pouah! (Il sort par la première porte à gauche.)
(Un jardin. A droite, la maison d'habitation. A gauche, un petit bâtiment servant d'orangerie. Un jeu de tonneau au fond. Chaises, bancs et tables de jardin.PIGET, POMADOUR, COURTINAu lever du...
(Un salon de campagne, ouvrant au fond sur un jardin. Un buffet. Un râtelier avec un fusil de chasse, une poire à poudre et un sac à plomb. Portes latérales....
Un salon de campagne, porte au fond, portes latérales dans les pans coupés de droite et de gauche. — Une fenêtre à droite. Sur le devant, à droite, un guéridon....
(BLANCMINET; PUIS ANTOINE; PUIS BOURGILLON; PUIS LOISEAU Le théâtre représente un jardin. Grille d'entrée au fond ; à droite, l'étude ; à gauche, un pavillon servant à serrer des instruments...
(Le théâtre représente un salon chez Lépinois. À droite, guéridon. À gauche, cheminée et canapé.)Laure Madame Lépinois Thérèse(Au lever au rideau, madame Lépinois et Laure s'essuient les yeux. Madame Lépinois...