JOSEPH, ERNESTINE, PUIS DEFONTENAGE
JOSEPH (achevant de servir une petite table.)
Madame, le déjeuner est servi.
ERNESTINE (entrant de droite.)
C'est bien… je n'ai pas faim… prévenez M. Defontenage, mon mari.
JOSEPH
Monsieur est sorti de bonne heure et n'est pas encore rentré.
DEFONTENAGE (entrant par le fond.)
Me voici !… (Il ôte son habit, passe une robe de chambre, et embrasse Ernestine.)
Je suis un peu en retard ?… Allons, à table !… (Il s'assied à gauche, Ernestine à droite, Joseph se tient au fond.)
ERNESTINE (assise.)
Je ne suis pas en goût… je suis nerveuse aujourd'hui… apportez-moi des œufs frais !
JOSEPH
Et pour Monsieur ?
DEFONTENAGE
Ne faites rien… je mangerai des sardines…
(Joseph sort à droite. Pendant toute la scène de table, Defontenage boit et mange en parlant.)
ERNESTINE (à son mari.)
Vous êtes sorti ce matin ?
DEFONTENAGE
Oui… je viens de chez mon huissier… je lui ai donné l'ordre de saisir un nommé Roquefavour… un misérable petit peintre.
ERNESTINE
Quelle affaire pouvez-vous avoir avec un peintre, vous, un ancien marchand de bouteilles ?
DEFONTENAGE
Voici la chose.
JOSEPH (entrant avec une assiette couverte d'une serviette.)
Les œufs de Madame…
ERNESTINE
Non… emportez ça… ce matin les œufs ne me disent rien.
DEFONTENAGE (à Joseph.)
Laissez… Moi, les œufs me disent.
ERNESTINE (à Joseph.)
Priez qu'on me fasse une côtelette… bien cuite.
JOSEPH
Tout de suite, Madame… Et pour Monsieur?
DEFONTENAGE
Oh ! rien ! je mangerai des sardines.(Joseph sort.-A sa femme.)
Voici la chose… c'est la faute à Bonivaux, le marchand de couleurs de la rue du Bac… j'oblige quelquefois Bonivaux aux fins de mois… il m'apporte son papier… je lui escompte à sept, huit, ou neuf pour cent.
ERNESTINE
Comment !
DEFONTENAGE
Selon qu'il a plus ou moins besoin d'argent.
ERNESTINE
Mais c'est de l'usure que vous faites là !
DEFONTENAGE
Du tout !… je fais du papier ! Qu'est-ce que l'argent ? une marchandise comme le beurre… Eh bien ! quand le beurre est rare, tu le paies quarante-six sous… quand il est abondant, tu le paies trente-six… il n'y a pas d'usure là-dedans, il n'y a que l'usure du beurre… En me retirant des bouteilles j'ai consacré vingt mille francs à ce petit négoce.
ERNESTINE
Joli métier !
DEFONTENAGE
Il y a trois mois, Bonivaux me recommande un de ses amis, un nommé Roquefavour, qui avait besoin de quinze cents francs ; il était très gêné, le beurre était rare, je les lui prête à treize pour cent.
ERNESTINE (révoltée.)
C'est affreux !
DEFONTENAGE
Non… c'est bête ! je n'ai pas pris de renseignements, j'ai cru que Roquefavour était commerçant, qu'il fabriquait des cadres et l'animal ne fabrique que des tableaux.
ERNESTINE
Mais, il me semble que des tableaux…
DEFONTENAGE (avec mépris.)
De la toile avec un peu de couleurs par-dessus… tandis qu'un bon cadre, bien doré, ça a de la valeur.
ERNESTINE (riant.)
En le grattant.
DEFONTENAGE
Toujours est-il qu'à l'échéance, le Roquefavour ne m'a pas payé… Dame !… moi ! je n'aime pas ça… et je suis allé ce matin chez lui supputer son mobilier.
ERNESTINE
Eh bien !
DEFONTENAGE
Des bêtises !… des statuettes… des bronzes et, sauf une commode en acajou… il y en a tout au plus pour douze cents francs, et quand l'huissier aura prélevé ses frais.
ERNESTINE
Je voudrais que vous perdissiez tout pour vous apprendre à faire un pareil métier.
JOSEPH (entrant avec une assiette.)
La côtelette de Madame.
ERNESTINE
Non… merci… ce matin les côtelettes ne me disent rien.
JOSEPH
Alors on peut emporter?
DEFONTENAGE
Laissez… Moi, les côtelettes me disent.
ERNESTINE (à Joseph.)
Qu'on me fasse du chocolat.
JOSEPH
Deux tasses ?
DEFONTENAGE
Une seule, je mangerai des sardines.
JOSEPH (à part, sortant.)
C'est tous les matins la même chose.
DEFONTENAGE (mangeant la côtelette.)
Tu n'as pas faim aujourd'hui ?
ERNESTINE
Aujourd'hui comme hier… rien ne me plaît… tout m'ennuie, tout m'agace.
DEFONTENAGE
Je connais ça, ce sont des vapeurs… c'est la révolution que tu as éprouvée il y a six mois, à l'époque de notre voyage à Paimbœuf… nous étions sur le bateau… nous arrivions, il faisait nuit… je te dis: "Ernestine, prends garde, laisse passer la foule…", tu ne m'écoutes pas, tu t'élances sur la planche du débarquement, ton pied glisse et paf ! te voilà dans la Loire…
ERNESTINE
Et vous me regardez… au lieu de vous précipiter…
DEFONTENAGE
Impossible ! je tenais les parapluies !
ERNESTINE
Il fallait les lâcher.
DEFONTENAGE
J'allais le faire lorsqu'un inconnu… un noble cœur… et un fort nageur, s'élance à l'eau, te rattrape par ta crinoline, et te rapporte mouillée dans mes bras attendris.
ERNESTINE
Et vous vous mettez à compter vos malles au lieu de courir après ce brave jeune homme.
DEFONTENAGE
Il était trempé… ça l'aurait retardé pour changer.
ERNESTINE (pensive.)
Nous ne l'avons plus revu !
DEFONTENAGE
C'est vrai… et comme il faisait nuit, je ne pourrais même pas le reconnaître… J'aimerais pourtant à le serrer dans mes bras. (Poussant un cri.)
Aïe !
ERNESTINE
Quoi ?
DEFONTENAGE
Rien… c'est ma névrose dans le coude… le temps va changer.
JOSEPH (entrant.)
Le chocolat de Madame.
ERNESTINE
Ah ! merci… le chocolat ne me dit rien.
DEFONTENAGE (à Joseph.)
Donnez… je ne mangerai pas de sardines… Ma chère amie, tu devrais consulter un médecin…
ERNESTINE
Ah ! laissez-moi donc !
DEFONTENAGE
Perdre l'appétit, c'est très grave… Au moins, marche, prends de l'exercice.
ERNESTINE
Oh ! non, je ne veux plus sortir seule… Hier j'ai été insultée dans le jardin des Tuileries… par un polisson.
DEFONTENAGE (soufflant son chocolat.)
Il est brûlant !… Conte-moi donc ça…
ERNESTINE
J'étais sortie un moment pour promener Edmond.
DEFONTENAGE
Ton King's Charles !
ERNESTINE
Tout à coup j'entends un cri perçant… je me retourne, un malotru venait de lui marcher sur la patte !
DEFONTENAGE
Ah ! quel événement ! (À part.)
Bien fait !
ERNESTINE
J'étais furieuse !… je dis à ce monsieur : prenez donc garde, imbécile !… Il se fâche, il m'appelle, vous ne devineriez jamais…
DEFONTENAGE
Un gros mot ?
ERNESTINE
Pis que cela ! il m'appelle portière !
DEFONTENAGE ET JOSEPH
Oh !
ERNESTINE
Portière ! moi !
JOSEPH (debout, près d'Ernestine.)
Et Madame avait son cachemire !
ERNESTINE
La foule s'amasse, on nous entoure… je n'ai que le temps de prendre Edmond sous mon bras et de rentrer ici pour m'abandonner à une attaque de nerfs…
DEFONTENAGE
Pauvre chien !
ERNESTINE (à Joseph.)
Comment va-t-il ce matin ?
JOSEPH
Il ne se plaint pas, Madame ; c'est un chien qui a de ça !
ERNESTINE
Je vais le voir… le consoler…
(Elle se lève.)
JOSEPH (parlant à Defontenage.)
Ah ! Monsieur !… j'oubliais… il y a là un jeune homme qui demande à vous parler.
DEFONTENAGE (qui s'est levé en même temps qu'Ernestine.)
Un jeune homme?
JOSEPH
Voici sa carte.
DEFONTENAGE (lisant.)
"Roquefavour, peintre des îles Ioniennes." (Parlé.)
Mon débiteur !
ERNESTINE (étonnée.)
Peintre des îles Ioniennes !
DEFONTENAGE
C'est une position, ça… Il vient peut-être pour me payer… Faites entrer.
(Joseph sort par le fond.)
ERNESTINE
Je te laisse avec ce monsieur, je vais voir Edmond…
(Elle sort à droite.)
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