La dame au petit chien
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LA DAME AU PETIT CHIEN - Scène IX

Eugène Labiche

LA DAME AU PETIT CHIEN - Scène IX


ROQUEFAVOUR, ERNESTINE.

ROQUEFAVOUR (gagnant la droite.)
Allons ! je commence à me caser. Je vais ranger mes petites affaires dans mes tiroirs.

ERNESTINE (rentrant par la droite. A la cantonade.)
Soyez tranquille ! je vais lui parler… et ça ne sera pas long.

ROQUEFAVOUR (à part.)
Ma jolie propriétaire ! (Haut.)
Ah ! madame, que vous êtes bonne de venir me visiter dans ma solitude.

ERNESTINE (sévèrement.)
Mais, monsieur, je ne viens pas vous visiter, je vous prie de le croire.

ROQUEFAVOUR (à part.)
Tiens ! on dirait qu'elle est armée en guerre !

ERNESTINE
C'est mon mari qui m'envoie pour vous demander…

ROQUEFAVOUR (vivement.)
Si j'ai besoin de quelque chose ?… non, madame… vous êtes là… et je serais bien impertinent si je lui en demandais davantage !

ERNESTINE (à part.)
Il est aimable… on ne peut pas dire le contraire. (Haut.)
Monsieur, j'ai à remplir près de vous une mission…

ROQUEFAVOUR
Un si charmant ambassadeur… ne peut apporter que de bonnes nouvelles.

ERNESTINE (remerciant.)
Monsieur… (À part.)
Il m'embarrasse avec ses compliments.

ROQUEFAVOUR
Parlez, madame, je vous écoute… mieux que cela ! je bois vos paroles. (À part.)
Elle est ravissante !

ERNESTINE (à part.)
Pauvre garçon ! (Haut.)
Mon Dieu ! monsieur, mon mari a pensé… ce n'est pas moi… c'est M. Defontenage… que votre présence dans cette maison… pouvait offrir quelques inconvénients…

ROQUEFAVOUR
Lesquels, madame?

ERNESTINE
Je ne sais… mais un jeune homme…

ROQUEFAVOUR (vivement.)
Je ne fume pas, madame.

ERNESTINE
Enfin, il m'a priée de vous faire comprendre que votre visite ici ne pouvait pas se prolonger plus longtemps.

ROQUEFAVOUR (à part.)
Ah ! mais non ! déménager ! la quitter !… jamais ! (Haut.)
Ainsi, madame, c'est vous, vous ! qui vous êtes chargée d'un pareil message ?

ERNESTINE
Croyez que c'est bien malgré moi…

ROQUEFAVOUR
Ah ! vous ne saurez jamais le mal que vous me faites !

ERNESTINE
Monsieur Roquefavour…

ROQUEFAVOUR (éclatant.)
Aimez donc une femme ! écrasez la patte de son chien pour vous rapprocher d'elle.

ERNESTINE (étonnée.)
Comment !

ROQUEFAVOUR (à part.)
Je mens… mais c'est pour mes lares… (Haut.)
Vous saurez tout… Oui, madame, si j'ai marché sur Edmond, c'est pour arriver jusqu'à vous.

ERNESTINE
Est-il possible !

ROQUEFAVOUR
Si j'ai emprunté de l'argent à M. votre mari… je n'en avais pas besoin… c'était pour établir un lien… Si je me suis fait saisir par lui, si j'ai consenti à laisser transporter mon mobilier ici, c'est pour vous voir… pour vous entendre… pour vous respirer…

ERNESTINE (passant vivement devant lui.)
Mais, monsieur, C'est une déclaration.

ROQUEFAVOUR
Bien petite, si je la compare au violent incendie…

ERNESTINE
Mais vous ne me connaissez que depuis hier…

ROQUEFAVOUR
Depuis hier ! Aimez donc une femme ! épiez ses démarches, suivez-la pas à pas depuis six mois…

ERNESTINE
Depuis six mois ? Ah ! mon Dieu ! cette lettre que j'ai reçue il y a quinze jours…

ROQUEFAVOUR
Ah ! vous avez reçu… (Tout à coup.)
Elle est de moi !

ERNESTINE
Comment ?

ROQUEFAVOUR
Et de qui voulez-vous donc qu'elle soit ! Aurais-je un rival par hasard ?

ERNESTINE (vivement.)
Mais… non, monsieur, vous n'en avez pas !

ROQUEFAVOUR
A la bonne heure !

ERNESTINE
Dans cette lettre, vous osiez me parler de votre amour dans des termes…

ROQUEFAVOUR
C'est bien cela !

ERNESTINE
Et si je ne vous répondais pas… vous menaciez de vous faire sauter la cervelle avec vos pistolets.

ROQUEFAVOUR (à part.)
Ah ! diable !

ERNESTINE
Je ne vous ai pas répondu, et vous vivez cependant.

ROQUEFAVOUR
Est-ce un reproche ? Parlez !…

ERNESTINE
Non, mais…

ROQUEFAVOUR
Un doute ! cela suffit, et je vais de ce pas…
(Il remonte.)

ERNESTINE (effrayée, et se mettant devant lui.)
Arrêtez, monsieur!… Ah ! mon Dieu !… ces pistolets… où sont-ils ? je les veux !

ROQUEFAVOUR
Impossible, madame !

ERNESTINE
Pourquoi ?

ROQUEFAVOUR
Je les ai mis au mont-de-piété pour acheter des capsules… je n'avais pas de capsules.

ERNESTINE
Ah ! je respire !

ROQUEFAVOUR
C'est ce qui m'a retardé.

ERNESTINE (avec douceur.)
Monsieur Roquefavour…

ROQUEFAVOUR
Stéphen… je m'appelle Stéphen…

ERNESTINE
Monsieur Stéphen… j'ai une grâce à vous demander… promettez-moi de vivre.

ROQUEFAVOUR
Non, madame… Demandez-moi autre chose… ma fortune…

ERNESTINE
Si je vous en priais bien ?

ROQUEFAVOUR
Vous me chassez et vous m'ordonnez de vivre !

ERNESTINE
Je ne puis pourtant pas vous garder malgré mon mari.

ROQUEFAVOUR
Je ne suis pas exigeant; je ne demande qu'à vivre heureux entre vous et lui.

ERNESTINE
Si vous croyez que M. Defontenage s'arrange de cela.

ROQUEFAVOUR
Nous ne lui dirons pas.

ERNESTINE
Il ne manquerait plus que cela !

ROQUEFAVOUR
Je suis discret… je ne sortirai pas de cette chambre… j'y resterai blotti et palpitant comme une souris craintive.

ERNESTINE (à part.)
Pauvre jeune homme !

ROQUEFAVOUR
Je vous demanderai seulement la permission de pratiquer un petit trou dans la porte…

ERNESTINE (étonnée.)
Pour quoi faire?

ROQUEFAVOUR
Vous le demandez ?… Pour vous voir !

ERNESTINE
Mais mon mari n'entend pas qu'on dégrade ses portes.

ROQUEFAVOUR
Ah ! je comprends… la maison est à lui… Eh bien ! je vous regarderai par le trou de la serrure… Comme cela nous n'abîmerons rien, et M. votre mari n'aura pas le plus petit mot à dire… Voilà qui est convenu.

ERNESTINE (VIVEMENT.)
Mais non, monsieur, ce n'est pas convenu.

ROQUEFAVOUR
Pourquoi ?

ERNESTINE
Maintenant surtout que je connais vos sentiments.

ROQUEFAVOUR
Eh bien ! puisque vous l'exigez, je vais partir, madame.

ERNESTINE
Mon Dieu ! rien ne presse.

ROQUEFAVOUR
Mais je vous rends responsable vis-à-vis de ma famille de tout le mal que vous aurez fait.

ERNESTINE
Quel mal ?

ROQUEFAVOUR
Sans domicile, sans meubles, jeté sur le pavé de Paris… où voulez-vous que j'aille?

ERNESTINE
Ah ! mon Dieu, c'est vrai !

ROQUEFAVOUR
Je ferai de mauvaises connaissances !… le désespoir ! je vivrai dans les estaminets, je boirai de l'absinthe.

ERNESTINE (lui prenant la main.)
Stéphen !…

ROQUEFAVOUR (s'attendrissant.)
J'aurais fait votre portrait et celui d'Edmond ! Pauvre Edmond ! ce n'est pas lui qui me chasserait… c'est un chien qui a de ça… Adieu, madame.
(Il remonte.)

ERNESTINE (le retenant.)
Monsieur Stéphen !… restez !… calmez-vous ! je verrai mon mari, je lui parlerai… et si vous me promettez d'être raisonnable…


LA DAME AU PETIT CHIEN - Scène IX

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