Scène XV

Henriette
Mais qu'a-t-il donc ? Depuis ce matin, on dirait qu'il devient fou… Au reste, tout est bouleversé aujourd'hui : notre promenade à cheval, dont je me faisais une fête, mon mari a persuadé à ma tante qu'il n'était pas convenable de la faire avec un jeune homme que nous voyions pour la première fois… Quel ennui !…

Monnerville
(entrant par le fond.)
Madame, tout est disposé, les chevaux nous attendent.

Henriette
Mon Dieu, monsieur, je suis désolée, mais il me faut renoncer à cette partie.

Monnerville
Comment ?

Henriette
Une migraine subite… Oh ! je souffre horriblement.

Monnerville
Ah ! (À part.)
Il y a du mari dans cette migraine-là. (Haut.)
Pauvre dame, je vous plains bien sincèrement… c'est un si vilain mal…

Henriette
(portant la main à sa tête.)
Oh ! oui.

Monnerville
Mais, si j'osais vous prier…

Henriette
De quoi donc ?

Monnerville
De me confier votre main, je guéris les migraines… (Il lui prend la main.)
En quelques minutes… par le magnétisme.

Henriette
(riant.)
Ah bah ! vraiment ?

Monnerville
Vous riez, cela va déjà mieux.

Henriette
Oh ! non.

Monnerville
Permettez !
(Il lui tient une main et fait de l'autre des passes. Verdinet et madame Désaubrais entrent.)

Verdinet
Hein ? que faites-vous donc ?

Henriette
(retirant vivement sa main et allant à Verdinet.)
C'est… c'est Monsieur qui prétend guérir les migraines par le magnétisme.

Verdinet
(à part.)
Est-ce qu'il voudrait endormir ma femme ?

Madame Désaubrais
(à Monnerville.)
Ah ! monsieur… j'aurai recours à vous, car j'ai aussi des migraines horribles.

Verdinet
(vivement.)
C'est ça, magnétisez ma tante. (Bas à madame Désaubrais.)
C'est un bon tour à lui jouer.

Madame Désaubrais
(piquée.)
Qu'appelez-vous un bon tour ?

Verdinet
Non… ce n'est pas cela que je voulais dire.

Monnerville
Que viens-je d'apprendre, mesdames, il nous faut renoncer à notre partie ?

Verdinet
Complètement. (Avec ironie.)
Vous m'en voyez désespéré.

Monnerville
C'est une heure de plaisir dont vous me privez. (À madame Désaubrais.)
Et je demande la permission de la passer auprès de vous.

Madame Désaubrais
Mais, bien volontiers, monsieur. (Bas à Verdinet.)
Il est parfaitement élevé, ce jeune homme.

Verdinet
(à Monnerville.)
C'est ça, tenez compagnie à ma tante. Henriette et moi, nous allons faire un tour de jardin.

Madame Désaubrais
(bas à Verdinet.)
Vous n'y pensez pas !

Verdinet
(bas.)
Quoi donc ?

Madame Désaubrais
Me laisser seule avec ce jeune homme !

Verdinet
(à part.)
Ah ! sapristi ! si je ni 'attendais à celle-là ?…
(Henriette touche quelques notes.)

Monnerville
(allant à elle.)
Ah ! Madame est musicienne ?

Henriette
Oh ! comme tout le monde… Et vous, monsieur ?

Monnerville
Oh ! très peu, madame.

Verdinet
(à part.)
C'est-à-dire pas du tout. (Tout à coup)
Tiens ! si je le faisais chanter… un moyen de le couler. (Haut.)
Ernest, chantez-nous donc quelque chose pour ces dames.

Henriette et Madame Désaubrais
Ah ! oui.

Monnerville
Moi ?… J'en suis incapable !

Verdinet
Allons donc ! vous avez une voix charmante et une méthode…

Monnerville
C'est une plaisanterie !

Verdinet
Vous nous avez ravis toute une soirée.

Monnerville
(étonné.)
Quand donc ?

Verdinet
Vous - savez bien… le soir où vous m'avez repêché… le soir du train de bois !

Monnerville
Ah ! oui… c'est vrai… je m'en souviens maintenant.

Madame Désaubrais
Oh ! monsieur, je vous en prie…

Henriette
Voyons, ne vous faites pas prier.

Verdinet
(insistant.)
Oh ! Monnerville, Monnerville !

Monnerville
Allons, mesdames… puisque vous le voulez… mais je plains vos oreilles.

Verdinet
(à part.)
Nous allons assister à quelque chose d'atroce. (Haut.)
Henriette, ton duo… ton nocturne… ton petit duo de l'Etoile… (À part.)
Hérissé de difficultés !
(Il s'assied près de la table, et madame Désaubrais sur le canapé.)

Henriette
(à Monnerville.)
Le connaissez-vous ?

Monnerville
Je dois le connaître… Je suis à vos ordres. Veuillez commencer.

Verdinet
(à part.)
Je m'attends à un déluge de couacs !
(Duo de Couder)

Henriette
(chantant)
Le ciel est pur, la nuit est belle,
L'ombre se fait autour de nous ;
Là-bas, une étoile étincelle
Fixant sur nous son œil jaloux.

Verdinet
(applaudissant.)
L'œil jaloux d'une étoile ! Très bien, très bien ! (À part.)
À lui, maintenant… nous allons rire !
(Monnerville, chantant)
Calme tes craintes, tes alarmes…

Verdinet
(étonné.)
Tiens !

Monnerville
(chantant)
Elle brillait, je m'en souviens,
Le soir, où tout baigné de larmes,
Mon regard rencontra le tien.

Verdinet
Brava ! brava ! (À part.)
C'est-à-dire non !… Il a une voix charmante, l'animal.

Monnerville
Douce étoile de nos amours,
Brille longtemps, brille toujours !

Madame Désaubrais
Oh ! très bien… très bien !

Verdinet
(à part.)
Sapristi ! je suis vexé de l'avoir fait chanter.

Henriette et Monnerville
(ensemble)
Douce étoile de nos amours,
Brille longtemps, brille toujours !

Galinois
(entrant.)
Il est quatre heures. (S'arrêtant.)
Hein ?… Lui, avec elle ?

Madame Désaubrais
Chut ! Taisez-vous donc !
(Elle fait signe à Galinois de s'asseoir. Monnerville et Henriette)
Ah ! ah ! ah ! ah !
Brille toujours,
Etoile de nos amours !

Galinois
(bas à Verdinet.)
Mais c'est lui… Monnerville !

Verdinet
Je le sais bien !

Galinois
(à part, étonné.)
Il lui a donc pardonné aussi ?
(Le duo finit.)

Madame Désaubrais
(applaudissant.)
Oh ! bravo ! charmant !
(Elle va au piano ; Verdinet descend avec Galinois.)

Henriette
(qui s'est levée.)
Mais vous avez une voix remarquable… N'est-ce pas, mon ami ?

Verdinet
Oh ! oh !

Galinois
(l'imitant.)
Oh ! oh !

Verdinet
Ténor léger.

Galinois
Trop léger !

Madame Désaubrais
(à Monnerville.)
J'ai entendu cet hiver une romance dont je raffole… et qui est tout à fait dans votre voix : les Adieux à Venise.

Henriette
Je l'ai malheureusement laissée à Paris.

Monnerville
Je crois l'avoir apportée… et, si vous voulez me permettre…

Madame Désaubrais
Oh ! je vous en prie… allez la chercher.

Galinois
(à part.)
La tante prête les mains à un commerce de romance, oh !

Monnerville
(bas à Verdinet, au fond.)
Charmante ! charmante !
(Il entre à droite.)


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