Scène XIV

Poupardin
(qui a fait quelques pas pour accompagner Médard.)
Mon cher gendre, croyez que je me félicite sincèrement…

Tourterot
(entrant par la droite.)
Ah ! ah ! encore ensemble ! (À Poupardin.)
Eh bien, mais ça biche ! Il paraît que ça biche !

Poupardin
Il m'a plu, je lui ai plu… et, dès qu'un beau-père et un gendre se plurent…

Tourterot
Bravo ! bravissimo !… Eh bien, vrai, là… ce n'est pas parce que c'est mon fils, mais vous aurez là un gendre soignemuche !

Gélinotte
(qui est entré et a entendu ces derniers mots.)
Qu'entends-je !… comment, un gendre ?… et les trois places de coupé que j'apporte ?

Poupardin
(à Gélinotte.)
Monsieur, je me dois à moi-même de vous témoigner tous mes regrets, mais c'est ma fille…
(Il montre Camille.)

Gélinotte
(à Camille.)
Comment ! mademoiselle ?…

Camille
Certainement, monsieur, je suis désolée… (Indiquant César.)
Mais c'est Monsieur…

Gélinotte
(à César.)
Comment ! toi, mon ami ?…

César
Tu avais donc des prétentions sur Mademoiselle ?… Ma foi, mon cher, j'ignorais… ça m'afflige, mais… (Montrant Tourterot.)
c'est mon père…

Gélinotte
(à Tourterot.)
Comment ! monsieur ?…

Tourterot
(s'approchant de Gélinotte.)
De quoi ?… vous voulez aussi ?… du flan !

Gélinotte
Mais permettez, monsieur !…

Tourterot
(criant.)
La Marseillaise !… (Gélinotte remonte.)
Il me bassine, cet avoué ! (À César.)
Il me bassine !

César
Mon père, ça ne se dit plus !

Tourterot
Non ? Eh bien, il me traquemarde !… (À Gélinotte.)
Vous me traquemardez… voilà !

César
Impossible de l'arrêter !

Gélinotte
(élevant la voix.)
Mais mes trois places de coupé ?… j'en serai donc pour mes frais ?… Un avoué !… ça ne se peut pas !… J'en appelle ! j'irai en cassation !

Tourterot
Ne moussez donc pas comme ça, mon brave homme… faut se faire une raison… (Montrant Poupardin.)
Monsieur est comme moi, il abomine les avoués… (Gélinotte remonte.)
Pour lors, il préfère marier sa fille à un médecin, à mon jeune homme… au docteur Césarius !

Gélinotte
(à part.)
Césarius !… où diable ai-je vu ce nom-là ?

Tourterot
(à Gélinotte.)
Faut en prendre son parti, mon cher, vous êtes fumé !

Gélinotte
(avec explosion.)
Oh ! mais c'est ça !… j'y suis !… ces lettres que je viens de recevoir… (Tirant une lettre et regardant la signature.)
"Césarius ! " Eh ! justement !… (À Poupardin.)
Le docteur Césarius ne peut pas épouser votre fille !

Camille
Pourquoi donc ça ?

Tourterot
Ah ! monsieur l'épanoui… et pourquoi donc ça ?

Gélinotte
Pourquoi ? Parce qu'il est marié !

Tourterot
As-tu fini, portier !

Gélinotte
(donnant la lettre à Tourterot.)
Lisez ça !

Tourterot
(lisant.)
"M. le docteur Césarius a l'honneur de vous faire part de son mariage avec Mlle de Follembuche !…" Hein ! eh bien, j'en apprends de belles !

Gélinotte
C'est écrit.
(César remonte en riant.)

Camille
Ah ! papa, c'est affreux !

Poupardin
C'est de la bigamie !

Gélinotte
C'est de la polygamie !

Tourterot
(exaspéré.)
C'est de la polissonnerie !

César
(riant et venant au milieu.)
Ah ! ah ! ah !…

Tourterot
Il rit, le sans-cœur (Sévèrement à César.)
Est-ce que vous prétendez continuer longtemps cette balançoire ?…

Poupardin
Voyons, monsieur, qu'avez-vous à dire ?

César
Mais c'est une chose toute simple !

Camille et Gélinotte
Toute simple !

Tourterot
Il est à mettre sous verre !

César
Et mon seul tort, c'est qu'en vous racontant, ce matin, l'histoire de mon passé… j'en ai oublié un chapitre… permettez-moi de le rétablir.

Tourterot
(avec humeur.)
À toi la pose, pousse ton dé.

César
Je venais de passer ma thèse ; j'étais reçu docteur… il s'agissait de s'établir, de se former une clientèle… Un de mes amis était dans la même position que moi… et, malgré trois mois d'efforts, de travail, d'activité, nous ne possédions pas un seul malade à nous deux.

Tourterot
Vous étiez des docteurs panés… quoi !

César
Cela se comprend !… des jeunes gens, des garçons, ça n'inspire de confiance ni aux femmes, ni aux époux ; mais voilà qu'un beau jour, mon confrère se marie, il fait part de sa nouvelle position à tout Paris, et les clients commencent à venir : ce résultat m'ouvrir les yeux, et, ma foi, j'épousai…

Tourterot, Camille, Gélinotte et Poupardin
(indignés.)
Ah !…

César
C'est-à-dire, j'inventai Mlle de Follembuche… et le docteur Césarius, sans compromettre le célibataire César, eut soin de mettre tout le public dans la confidence de son bonheur… imaginaire.

Gélinotte
(à part.)
Ah ! c'est une bonne banque, ça !

Tourterot
(riant.)
C'est absurde !

Poupardin
C'est de la diplomatie !

Camille
À la bonne heure, voilà un mariage qui n'empêche pas…

César
De se marier.

Tourterot
Ah ! vieux bilboquet, va !

Poupardin
(à sa fille.)
Ce jeune homme a la triture des affaires !

Camille
(à Poupardin.)
Vous verrez, papa, il fera son chemin.

Poupardin
(allant à Gélinotte.)
Monsieur, j'apprécie comme je le dois l'honneur que… mais…

Tourterot
(à Gélinotte.)
Mais on vous chante la Colonne !… (À Poupardin.)
Chantez-lui donc la Colonne, et prenons une prise…
(Il tire la tabatière de sa poche.)

Poupardin
Oui, prenons une… (Apercevant la miniature de la tabatière.)
Ah ! mon Dieu ! que vois-je !… ce portrait !… (À part.)
C'est mon inconnue de Châtellerault !… ma voix flûtée… "C'est toi, Arthur ?…"

Tourterot
(avec fatuité.)
La légitime à papa… ma défunte !

Poupardin
Votre défunte !… comment ! c'est là votre femme ?

Tourterot
(de même.)
Chouette, hein ! Voilà comme nous les épousions il y a vingt-six ans.

César
(bas à Tourterot.)
Mon père !…

Tourterot
(bas à César.)
Chut ! ça flatte un veuf.

Poupardin
(à lui-même.)
Vingt-six ans ! quel soupçon !… (Regardant César.)
Oui, ce nez, ces yeux… (Allant à César.)
Jeune homme, votre âge ?

César
Comment ?

Tourterot
Un fier âge, allez, pour le conjugo… vingt-cinq ans aux chasselas.

Poupardin
Juste ! Ah ! j'éprouve un je ne sais quoi !… Il défaille.

Tourterot
(le soutenant.)
Qu'est-ce qui lui prend ?

Poupardin
(à César, avec effusion.)
Ah ! mon ami, s'il était possible que vous connussiez, que vous apprissiez…

César
Quoi ?

Tourterot
Quoi ?

Poupardin
(regardant Tourterot avec compassion.)
Rien… rien… (À part.)
Je ne puis pourtant pas lui dire, à ce malheureux… (Haut.)
Mais la joie… l'émotion…

César
Que signifie ?

Poupardin
(à César.)
Mon ami !… (À Tourterot)
Arthur ! ne m'en veuillez pas !… les circonstances, la fatalité (Il saute au cou de César et l'embrasse à plusieurs reprises.)
Camille ne peut être votre femme !

Gélinotte
Ah ! je savais bien, moi !

Tourterot
Et pourquoi ça ?… pourquoi donc ça ?

Gélinotte
(à part.)
Il est bon, le père… puisqu'il est marié !

César
(à Poupardin.)
Mais, songez-y, monsieur, après votre promesse de tout à l'heure, me défendre d'aimer…

Poupardin
Ma fille !… Au contraire, aimez-la, jeune homme, aimez-la toujours !…

Gélinotte
Qu'est-ce qu'il dit donc ?

Poupardin
Mais, quant à l'épouser, jamais !

Tourterot
C'est trop fort !

Poupardin
(allant à Gélinotte.)
Voici mon gendre… mon gendre définitif !

Tourterot
Hein ? (À part.)
Ah çà ! mais c'est un vieux cheval de bois, il tourne toujours.

César
(le calmant.)
Mon père !

Tourterot
(exaspéré.)
Laisse-moi donc… depuis ce matin qu'il nous mécanise !… En voilà un oiseau !…

Poupardin
(à Tourterot.)
Monsieur, j'apprécie comme je le dois l'honneur que… mais…

Gélinotte
(à Tourterot.)
Mais on vous chante, comme à moi, tout à l'heure… (À Poupardin.)
Chantez-lui donc la Colonne…

Poupardin
Et prenons une prise.
(Il va pour ouvrir la tabatière de Tourterot, qui est restée entre ses mains.)

Gélinotte
Oui, prenons une… (Apercevant le portrait et saisissant la boîte.)
Ah ! mon Dieu !… je ne me trompe pas !… cette figure !…

Tourterot
La défunte à papa, quoi !

Gélinotte
Ça ? mais non ! (Bien accentué.)
C'est maman !

Tourterot, Poupardin, César et Camille
Votre mère !…

Gélinotte
J'ai la reconnaissance !
(Il se fouille.)

Tourterot et Poupardin
Hein !

Gélinotte
Mme Gélinotte !… autrefois maîtresse de poste à Châtellerault !

Tourterot
(à part.)
Je suis mordu !

Poupardin
(à Tourterot.)
Mais alors cette défunte n'était donc pas votre femme ?

Tourterot
Eh ben, quoi ! une défunte d'occasion, là !… que j'ai épousée dans une vente pour sept francs… À qui que ça donne des engelures ?

Poupardin
(regardant Gélinotte.)
Mais alors… oui, ce nez… ces yeux… Jeune homme, votre âge ?

Tourterot
Bon ! il va recommencer !

Gélinotte
Moi ?… j'aurai vingt-cinq ans, comme César, aux vendanges !

Poupardin
Juste !… Ah ! j'éprouve un je ne sais quoi !
(Il défaille.)

Tourterot
(le soutenant.)
Ah ! mais ça devient fatigant.

Poupardin
La joie ! l'émotion !

Camille, César, Tourterot et Gélinotte
Mais qu'y a-t-il ?

Poupardin
(sautant au cou de Gélinotte, et après l'avoir embrassé à plusieurs reprises.)
Camille ne peut être votre femme !

Gélinotte
Qu'est-ce que vous dites donc ?

Tourterot
Décidément, c'est un tic !

Poupardin
(bas à Gélinotte.)
Mais soyez tranquille, j'aurai l'œil sur vous !

Gélinotte
Eh ! quand vous aurez votre œil sur moi, ça me fera une belle jambe !

Poupardin
(de même.)
Votre charge n'est pas soldée, on y pourvoira.

Gélinotte
Bah !

Poupardin
Chut ! (Allant à César.)
Voici mon gendre, mon gendre définitif !

Tourterot
Eh bien, à la bonne heure ! ça devait finir comme ça !… à force de tourner, on revient… le jeu de l'écureuil.

Poupardin
Quel bonheur ! retrouver après vingt-six ans… (Bas à Tourterot.)
Comment le trouvez-vous ?

Tourterot
Qui ça ?

Poupardin
(bas.)
Vous savez bien cette aventure à Châtellerault ?… (Montrant Gélinotte.)
C'est lui !

Tourterot
Ah bah ! c'est là le tubercule ?

César, Camille et Gélinotte
Mais, enfin, expliquez-nous donc…

Tourterot
Voilà ce que c'est…


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