Lettre CXXXVII

Le vicomte de Valmont à la présidente de Tourvel.

On vient seulement, Madame, de me rendre votre lettre ; j’ai frémi en la lisant, & elle me laisse à peine la force d’y répondre. Quelle affreuse idée avez-vous donc de moi ! Ah ! sans doute, j’ai des torts ; & tels que je ne me les pardonnerai de ma vie, quand même vous les couvririez de votre indulgence. Mais que ceux que vous me reprochez ont toujours été loin de mon âme ! Qui, moi ! vous humilier ! vous avilir ! quand je vous respecte autant que je vous chéris, quand je n’ai connu l’orgueil, que du moment où vous m’avez jugé digne de vous. Les apparences vous ont déçue ; & je conviens qu’elles ont pu être contre moi : mais n’aviez-vous donc pas dans votre cœur ce qu’il fallait pour les combattre ? & ne s’est-il pas révolté à la seule idée qu’il pouvait avoir à se plaindre du mien ? Vous l’avez cru cependant.! Ainsi, non-seulement vous m’avez jugé capable de ce délire atroce, mais vous avez même craint de vous y être exposée par vos bontés pour moi. Ah ! si vous vous trouvez dégradée à ce point par votre amour, je suis donc moi-même bien vil à vos yeux ?

Oppressé par le sentiment douloureux que cette idée me cause, je perds à la repousser, le temps que je devrais employer à la détruire. J’avouerai tout ; une autre considération me retient encore. Faut-il donc retracer des faits que je voudrais anéantir, & fixer votre attention & la mienne sur un moment d’erreur que je voudrais racheter du reste de ma vie, dont je suis encore à concevoir la cause, & dont le souvenir doit faire à jamais mon humiliation & mon désespoir ? Ah ! si, en m’accusant, je dois exciter votre colère, vous n’aurez pas au moins à chercher loin votre vengeance ; il vous suffira de me livrer à mes remords.

Cependant, qui le croirait ? cet événement cruel a pour première cause le charme tout puissant que j’éprouve auprès de vous. Ce fut lui qui me fit oublier trop longtemps une affaire importante, & qui ne pouvait se remettre. Je vous quittai trop tard, & ne trouvai plus la personne que j’allais chercher. J’espérais la rejoindre à l’Opéra, & ma démarche fut pareillement infructueuse. Emilie que j’y rencontrai, que j’ai connue dans un temps où j’étais bien loin de connaître ni vous ni l’amour ; Emilie n’avait pas sa voiture, & me demanda de la remettre chez elle à quatre pas de là. Je n’y vis aucune conséquence, & j’y consentis. Mais ce fut alors que je vous rencontrai ; & je sentis sur-le-champ que vous seriez portée à me juger coupable.

La crainte de vous déplaire ou de vous affliger, est si puissante sur moi, qu’elle dut être & fut en effet bientôt remarquée. J’avoue même qu’elle me fit tenter d’engager cette fille à ne pas se montrer ; cette précaution de la délicatesse a tourné contre l’amour. Accoutumée, comme toutes celles de son état, à n’être sûre d’un empire toujours usurpé, que par l’abus qu’elles se permettent d’en faire, Émilie se garda bien d’en laisser échapper une occasion si éclatante. Plus elle voyait mon embarras s’accroître, plus elle affectait de se montrer ; & sa folle gaieté, dont je rougis que vous ayez pu un moment vous croire l’objet, n’avait de cause que la peine cruelle que je ressentais, qui elle-même venait encore de mon respect & de mon amour.

Jusques-là, sans doute, je suis plus malheureux que coupable ; & ces torts, qui seraient ceux de tout le monde, & les seuls dont vous me parlez, ces torts n’existant pas, ne peuvent m’être reprochés. Mais vous vous taisez en vain sur ceux de l’amour : je ne garderai pas sur eux le même silence ; un trop grand intérêt m’oblige à le rompre.

Ce n’est pas que, dans la confusion où je suis de cet inconcevable égarement, je puisse, sans une extrême douleur, prendre sur moi d’en rappeler le souvenir. Pénétré de mes torts, je consentirais à en porter la peine, ou j’attendrais mon pardon du temps, de mon éternelle tendresse & de mon repentir. Mais comment pouvoir me taire, quand ce qui me reste à vous dire importe à votre délicatesse ?

Ne croyez pas que je cherche un détour pour excuser ou pallier ma faute ; je m’avoue coupable. Mais je n’avoue point, je n’avouerai jamais que cette erreur humiliante puisse être regardée comme un tort de l’amour. Eh ! que peut-il y avoir de commun entre une surprise des sens, entre un moment d’oubli de soi-même, que suivent bientôt la honte & le regret, & un sentiment pur, qui ne peut naître que dans une âme délicate, ne s’y soutenir que par l’estime, & dont enfin le bonheur est le fruit ! Ah ! ne profanez pas ainsi l’amour. Craignez surtout de vous profaner vous-même, en réunissant sous un même point de vue ce qui jamais ne peut se confondre. Laissez les femmes viles & dégradées redouter une rivalité qu’elles sentent malgré elles pouvoir s’établir, & éprouver les tourments d’une jalousie également cruelle & humiliante : mais vous, détournez vos yeux de ces objets qui souilleraient vos regards ; & pure comme la Divinité, comme elle aussi punissez l’offense sans la ressentir.

Mais quelle peine m’imposerez-vous, qui me soit plus douloureuse que celle que je ressens ? qui puisse être comparée au regret de vous avoir déplu, au désespoir de vous avoir affligée, à l’idée accablante de m’être rendu moins digne de vous ? Vous vous occupez de punir ! & moi, je vous demande des consolations : non que je les mérite ; mais parce qu’elles me sont nécessaires, & qu’elles ne peuvent me venir que de vous.

Si, tout à coup, oubliant mon amour & le vôtre, & ne mettant plus de prix à mon bonheur, vous voulez au contraire me livrer à une douleur éternelle, vous en avez le droit ; frappez, mais si, plus indulgente ou plus sensible, vous vous rappelez encore ces sentiments si tendres qui unissaient nos cœurs ; cette volupté de l’âme, toujours renaissante & toujours plus vivement sentie ; ces jours si doux, si fortunés, que chacun de nous devait à l’autre ; tous ces biens de l’amour, & que lui seul procure ; peut-être préférerez-vous le pouvoir de les faire renaître à celui de les détruire. Que vous dirai-je enfin ? j’ai tout perdu, & tout perdu par ma faute ; mais je puis tout recouvrer par vos bienfaits. C’est à vous à décider maintenant. Je n’ajoute plus qu’un mot. Hier encore, vous me juriez que mon bonheur était bien sûr tant qu’il dépendrait de vous... Ah ! Madame, me livrerez-vous aujourd’hui à un désespoir éternel ?

Paris, ce 15 novembre 17…


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