Lettre CX

Le vicomte de Valmont à la marquise de Merteuil.

Puissances du ciel, j’avais une âme pour la douleur ; donnez-m’en une pour la félicité ![1] C’est, je crois, le tendre saint Preux qui s’exprime ainsi. Mieux partagé que lui, je possède à la fois les deux existences. Oui, mon amie, je suis, en même temps, très heureux & très malheureux ; & puisque vous avez mon entière confiance, je vous dois le double récit de mes peines & de mes plaisirs.

Sachez donc que mon ingrate dévote me tient toujours rigueur. J’en suis à ma quatrième lettre renvoyée. J’ai peut-être tort de dire la quatrième ; car ayant bien deviné dès le premier renvoi qu’il serait suivi de beaucoup d’autres, & ne voulant pas perdre ainsi mon temps, j’ai pris le parti de mettre mes doléances en lieux communs, de ne point dater, & depuis le second courrier, c’est toujours la même lettre qui va & vient ; je ne fais que changer l’enveloppe. Si ma belle finit comme finissent ordinairement les belles, & s’attendrit un jour au moins de lessitude, elle gardera enfin la missive, & il sera temps alors de me remettre au courant. Vous voyez qu’avec ce nouveau genre de correspondance, je ne peux pas être parfaitement instruit.

J’ai découvert pourtant que la légère personne a changé de confidente : au moins me suis-je assuré que, depuis son départ du château, il n’y est venu aucune lettre d’elle pour madame de Volanges, tandis qu’il en est venu deux pour la vieille Rosemonde ; & comme celle-ci ne nous a rien dit, comme elle n’ouvre plus la bouche de sa chère belle, dont auparavant elle parlait sans cesse, j’en ai conclu que c’était elle qui avait la confidence. Je présume que d’une part, le besoin de parler de moi, & de l’autre, la petite honte de revenir vis-à-vis de madame de Volanges sur un sentiment si longtemps désavoué, ont produit cette grande révolution. Je crains encore d’avoir perdu au change : car plus les femmes vieillissent, & plus elles deviennent rêches & sévères. La première lui aurait bien dit plus de mal de moi : mais celle-ci lui en dira plus de l’amour ; & la sensible prude a bien plus de frayeur du sentiment que de la personne.

Le seul moyen de me mettre au fait, est, comme vous voyez, d’intercepter le commerce clandestin. J’en ai déjà envoyé l’ordre à mon chasseur ; & j’en attends l’exécution de jour en jour. Jusques-là, je ne puis rien faire qu’au hasard : aussi, depuis huit jours, je repasse inutilement tous les moyens connus, tous ceux des romans & de mes mémoires secrets ; je n’en trouve aucun qui convienne, ni aux circonstances de l’aventure, ni au caractère de l’héroïne. Le difficile ne serait pas de m’introduire chez elle, même la nuit, même encore de l’endormir, & d’en faire une nouvelle Clarisse : mais après plus de deux mois de soins & de peines, recourir à des moyens qui me soient étrangers ! me traîner servilement sur la trace des autres, & triompher sans gloire !… Non, elle n’aura pas les plaisirs du vice & les honneurs de la vertu[2] . Ce n’est pas assez pour moi de la posséder, je veux qu’elle se livre. Or, il faut pour cela non seulement pénétrer jusqu’à elle, mais y arriver de son aveu ; la trouver seule & dans l’intention de m’écouter ; surtout, lui fermer les yeux sur le danger, car si elle le voit, elle saura le surmonter ou mourir. Mais mieux je sais ce qu’il faut faire, & plus j’en trouve l’exécution difficile, & dussiez-vous encore vous moquer de moi, je vous avouerai que mon embarras redouble à mesure que je m’en occupe davantage.

La tête m’en tournerait, je crois, sans les heureuses distractions que me donne notre commune pupille ; c’est à elle que je dois d’avoir encore à faire autre chose que des élégies.

Croiriez-vous que cette petite fille était tellement effarouchée, qu’il s’est passé trois grands jours avant que votre lettre ait produit tout son effet ? Voilà comme une seule idée fausse peut gâter le plus heureux naturel !

Enfin, ce n’est que samedi qu’on est venu tourner autour de moi, & me balbutier quelques mots ; encore prononcés si bas & tellement étouffés par la honte, qu’il était impossible de les entendre. Mais la rougeur qu’ils causèrent m’en fit deviner le sens. Jusque-là je m’étais tenu fier : mais fléchi par un si plaisant repentir, je voulus bien promettre d’aller trouver le soir même la jolie pénitente ; & cette grâce de ma part fut reçue de la sienne avec toute la reconnaissance due à un si grand bienfait.

Comme je ne perds jamais de vue ni vos projets ni les miens, j’ai résolu de profiter de cette occasion pour connaître au juste la valeur de cette enfant, & aussi pour accélérer son éducation. Mais pour suivre ce travail avec plus de liberté, j’avais besoin de changer le lieu de nos rendez-vous ; car un simple cabinet, qui sépare la chambre de votre pupille de celle de sa mère, ne pouvait lui inspirer assez de sécurité, pour la laisser se déployer à l’aise. Je m’étais donc promis de faire innocemment quelque bruit, qui pût lui causer assez de crainte pour la décider à prendre, à l’avenir, un asile plus sûr ; elle m’a encore épargné ce soin.

La petite personne est rieuse ; &, pour favoriser sa gaieté, je m’avisai, dans nos entr’actes, de lui raconter toutes les aventures scandaleuses qui me passaient par la tête ; & pour les rendre plus piquantes & fixer davantage son attention, je les mettais toutes sur le compte de sa maman, que je me plaisais à chamarrer ainsi de vices & de ridicules.

Ce n’était pas sans motif que j’avais fait ce choix ; il encourageait mieux que tout autre ma timide écolière, & je lui inspirais en même temps le plus profond mépris pour sa mère. J’ai remarqué depuis longtemps, que si ce moyen n’est pas toujours nécessaire à employer pour séduire une jeune fille, il est indispensable, & souvent même le plus efficace, quand on veut la dépraver ; car celle qui ne respecte pas sa mère ne se respectera pas elle-même : vérité morale, que je crois si utile, que j’ai été bien aise de fournir un exemple à l’appui du précepte.

Cependant votre pupille, qui ne songeait pas à la morale, étouffait de rire à chaque instant ; & enfin, une fois, elle pensa éclater. Je n’eus pas de peine à lui faire croire qu’elle avait fait un bruit affreux. Je feignis une grande frayeur, qu’elle partagea facilement. Pour qu’elle s’en ressouvînt mieux, je ne permis plus au plaisir de reparaître, & je la laissai seule trois heures plus tôt que de coutume : aussi convînmes-nous, en nous séparant, que dès le lendemain ce serait dans ma chambre que nous nous rassemblerions.

Je l’y ai déjà reçue deux fois ; & dans ce court intervalle, l’écolière est devenue presque aussi savante que le maître. Oui, en vérité, je lui ai tout appris, jusqu’aux complaisances ! je n’ai excepté que les précautions.

Ainsi occupé toute la nuit, j’y gagne de dormir une grande partie du jour ; & comme la société actuelle du château n’a rien qui m’attire, à peine parais-je une heure au salon dans la journée. J’ai même, d’aujourd’hui, pris le parti de manger dans ma chambre, & je ne compte plus la quitter que pour de courtes promenades. Ces bizarreries passent sur le compte de ma santé. J’ai déclaré que j’étais perdu de vapeurs ; j’ai annoncé aussi un peu de fièvre. Il ne m’en coûte que de parler d’une voix lente & éteinte. Quant au changement de ma figure, fiez-vous-en à votre pupille. L’amour y pourvoira[3].

J’occupe mon loisir, en rêvant aux moyens de reprendre sur mon ingrate les avantages que j’ai perdus, & aussi à composer une espèce de catéchisme de débauche, à l’usage de mon écolière. Je m’amuse à n’y rien nommer que par le mot technique : & je ris d’avance de l’intéressante conversation que cela doit fournir entre elle & Gercourt, la première nuit de leur mariage. Rien n’est plus plaisant que l’ingénuité avec laquelle elle se sert déjà du peu qu’elle sait de cette langue ! elle n’imagine pas qu’on puisse parler autrement. Cette enfant est réellement séduisante ! Ce contraste de la candeur naïve avec le langage de l’effronterie ne laisse pas de faire de l’effet, et, je ne sais pourquoi, il n’y a plus que les choses bizarres qui me plaisent.

Peut-être je me livre trop à celle-ci, puisque j’y compromets mon temps & ma santé : mais j’espère que ma feinte maladie, outre qu’elle me sauve l’ennui du salon, pourra m’être encore de quelque utilité auprès de l’austère dévote, dont la vertu tigresse s’allie pourtant avec la douce sensibilité ! Je ne doute pas qu’elle ne soit déjà instruite de ce grand événement, & j’ai beaucoup d’envie de savoir ce qu’elle en pense ; d’autant que je parierais bien qu’elle ne manquera pas de s’en attribuer l’honneur. Je réglerai l’état de ma santé sur l’impression qu’il fera sur elle.

Vous voilà, ma belle amie, au courant de mes affaires comme moi-même. Je désire avoir bientôt des nouvelles plus intéressantes à vous apprendre ; & je vous prie de croire que, dans le plaisir que je m’en promets, je compte pour beaucoup la récompense que j’en attends de vous.

Du château de… 11 octobre 17…


↑ 1 : Nouvelle Héloïse.
↑ 2 : Nouvelle Héloïse.
↑ 3 : Regnard, Folies amoureuses.
Avertissement de l’éditeur
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Lettre LII
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