Lettre CII

La présidente de Tourvel à madame de Rosemonde.

Vous serez bien étonnée, madame, en apprenant que je pars de chez vous aussi précipitamment. Cette démarche va vous paraître bien extraordinaire : mais que votre surprise va redoubler encore, quand vous en saurez les raisons ! Peut-être trouverez-vous qu’en vous les confiant, je ne respecte pas assez la tranquillité nécessaire à votre âge, que je m’écarte même des sentiments de vénération qui vous sont dus à tant de titres ? Ah ! madame, pardon ; mais mon cœur est oppressé, il a besoin d’épancher sa douleur dans le sein d’une amie également douce et prudente : quelle autre que vous pouvait-il choisir ! Regardez-moi comme votre enfant. Ayez pour moi les bontés maternelles ; je les implore. J’y ai peut-être quelques droits par mes sentiments pour vous.

Où est le temps où, tout entière à ces sentiments louables, je ne connaissais point ceux qui, portant dans l’âme le trouble mortel que j’éprouve, ôtent la force de les combattre en même temps qu’ils en imposent le devoir ? Ah ! ce fatal voyage m’a perdue…

Que vous dirai-je enfin ? J’aime, oui, j’aime éperdument. Hélas ! ce mot que j’écris pour la première fois, ce mot si souvent demandé sans être obtenu, je payerais de ma vie la douceur de pouvoir une fois seulement le faire entendre à celui qui l’inspire ; et pourtant il faut le refuser sans cesse ! Il va douter encore de mes sentiments ; il croira avoir à s’en plaindre. Je suis bien malheureuse ! Que ne lui est-il aussi facile de lire dans mon cœur que d’y régner ? Oui, je souffrirais moins, s’il savait tout ce que je souffre ; mais vous-même, à qui je le dis, vous n’en aurez encore qu’une faible idée.

Dans peu de moments, je vais le fuir et l’affliger. Tandis qu’il se croira encore près de moi, je serai déjà loin de lui : à l’heure où j’avais coutume de le voir chaque jour, je serai dans des lieux où il n’est jamais venu, où je ne dois pas permettre qu’il vienne. Déjà tous mes préparatifs sont faits ; tout est là sous mes yeux ; je ne puis les reposer sur rien qui ne m’annonce ce cruel départ. Tout est prêt, excepté moi !... et plus mon cœur s’y refuse, plus il me prouve la nécessité de m’y soumettre.

Je m’y soumettrai sans doute, il vaut mieux mourir que de vivre coupable. Déjà, je le sens, je ne le suis que trop ; je n’ai sauvé que ma sagesse, la vertu s’est évanouie. Faut-il vous l’avouer, ce qui me reste encore je le dois à sa générosité. Enivrée du plaisir de le voir, de l’entendre, de la douceur de le sentir auprès de moi, du bonheur plus grand de pouvoir faire le sien, j’étais sans puissance et sans force ; à peine m’en restait-il pour combattre, je n’en avais plus pour résister ; je frémissais de mon danger sans pouvoir le fuir. Eh bien ! il a vu ma peine & a eu pitié de moi. Comment ne le chérirais-je pas ? je lui dois bien plus que la vie.

Ah ! si en restant auprès de lui je n’avais à trembler que pour elle, ne croyez pas que jamais je consentisse à m’éloigner. Que m’est-elle sans lui ? ne serais-je pas trop heureuse de la perdre ? Condamnée à faire éternellement son malheur et le mien ; à n’oser ni me plaindre, ni le consoler ; à me défendre chaque jour contre lui, contre moi-même ; à mettre mes soins à causer sa peine, quand je voudrais les consacrer tous à son bonheur : vivre ainsi n’est-ce pas mourir mille fois ? voilà pourtant quel va être mon sort. Je le supporterai cependant, j’en aurai le courage. Oh ! vous, que je choisis pour ma mère, recevez-en le serment !

Recevez aussi celui que je fais de ne vous dérober aucune de mes actions ; recevez-le, je vous en conjure ; je vous le demande comme un secours dont j’ai besoin : ainsi engagée à vous dire tout, je m’accoutumerai à me croire toujours en votre présence. Votre vertu remplacera la mienne. Jamais, sans doute, je ne consentirai à rougir à vos yeux et, retenue par ce frein puissant, tandis que je chérirai en vous l’indulgente amie confidente de ma faiblesse, j’y honorerai encore l’ange tutélaire qui me sauvera de la honte.

C’est bien en éprouver assez que d’avoir à faire cette demande. Fatal effet d’une présomptueuse confiance ! Pourquoi n’ai-je pas redouté plus tôt ce penchant que j’ai senti naître ? Pourquoi me suis-je flattée de pouvoir à mon gré, le maîtriser ou le vaincre ? Insensée ! je connaissais bien peu l’amour ! Ah ! si je l’avais combattu avec plus de soin, peut-être eût-il pris moins d’empire ! peut-être alors ce départ n’eût pas été nécessaire, ou même, en me soumettant à ce parti douloureux, j’aurais pu ne pas rompre entièrement une liaison qu’il eût suffi de rendre moins fréquente ! Mais tout perdre à la fois ! et pour jamais ! Oh ! mon amie !... Mais quoi ! même en vous écrivant, je m’égare encore dans des vœux criminels ! Ah ! partons, partons, et que du moins ces torts involontaires soient expiés par mes sacrifices.

Adieu, ma respectable amie ; aimez-moi comme votre fille, adoptez-moi pour telle et soyez sûre que malgré ma faiblesse, j’aimerais mieux mourir que de me rendre indigne de votre choix.

De…, ce 3 octobre 17…, à une heure du matin.


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