Chapitre XVI

Pendant le peu d’heures que j’ai passées à l’infirmerie, je m’étais assis près d’une fenêtre, au soleil — il avait reparu — ou du moins recevant du soleil tout ce que les grilles de la croisée m’en laissaient.

J’étais là, ma tête pesante et embrasée dans mes deux mains, qui en avaient plus qu’elles n’en pouvaient porter, mes coudes sur mes genoux, les pieds sur les barreaux de ma chaise, car l’abattement fait que je me courbe et me replie sur moi-même comme si je n’avais plus ni os dans les membres ni muscles dans la chair.

L’odeur étouffée de la prison me suffoquait plus que jamais, j’avais encore dans l’oreille tout ce bruit de chaînes des galériens, j’éprouvais une grande lassitude de Bicêtre. Il me semblait que le bon Dieu devrait bien avoir pitié de moi et m’envoyer au moins un petit oiseau pour chanter là, en face, au bord du toit.

Je ne sais si ce fut le bon Dieu ou le démon qui m’exauça ; mais presque au même moment j’entendis s’élever sous ma fenêtre une voix, non celle d’un oiseau, mais bien mieux : la voix pure, fraîche, veloutée d’une jeune fille de quinze ans. Je levai la tête comme en sursaut, j’écoutai avidement la chanson qu’elle chantait. C’était un air lent et langoureux, une espèce de roucoulement triste et lamentable ; voici les paroles :

C’est dans la rue du Mail
Où j’ai été coltigé,
Maluré,
Par trois coquins de railles,
Lirlonfa malurette,
Sur mes sique’ ont foncé,
Lirlonfa maluré.

Je ne saurais dire combien fut amer mon désappointement. La voix continua :
Sur mes sique’ ont foncé,
Maluré.
Ils m’ont mis la tartouve,
Lirlonfa malurette,
Grand Meudon est aboulé,
Lirlonfa maluré.
Dans mon trimin rencontre,
Lirlonfa malurette,
Un peigre du quartier
Lirlonfa maluré.

Un peigre du quartier.
Maluré.
— Va-t’en dire à ma largue,
Lirlonfa malurette,
Que je suis enfourraillé,
Lirlonfa maluré.
Ma largue tout en colère,
Lirlonfa malurette,
M’dit : Qu’as-tu donc morfillé ?
Lirlonfa maluré.

M’dit : Qu’as-tu donc morfillé ?
Maluré.
— J’ai fait suer un chêne,
Lirlonfa malurette,
Son auberg j’ai enganté,
Lirlonfa maluré,
Son auberg et sa toquante,
Lirlonfa malurette,
Et ses attach’s de cés,
Lirlonfa maluré.

Et ses attach’s de cés,
Maluré.
Ma largu’ part pour Versailles,
Lirlonfa malurette,
Aux pieds d’sa majesté,
Lirlonfa maluré.
Elle lui fonce un babillard,
Lirlonfa malurette,
Pour m’faire défourrailler,
Lirlonfa maluré.

Pour m’faire défourrailler,
Maluré.
— Ah ! si j’en défourraille,
Lirlonfa malurette,
Ma largue j’entiferai,
Lirlonfa maluré.
J’li ferai porter fontange,
Lirlonfa malurette,
Et souliers galuchés,
Lirlonfa maluré.

Et souliers galuchés,
Maluré.
Mais grand dabe qui s’fâche,
Lirlonfa malurette,
Dit : — Par mon caloquet,
Lirlonfa maluré,
J’li ferai danser une danse,
Lirlonfa malurette,
Où il n’y a pas de plancher
Lirlonfa maluré. —

Je n’en ai pas entendu et n’aurais pu en entendre davantage. Le sens à demi compris et à demi caché de cette horrible complainte, cette lutte du brigand avec le guet, ce voleur qu’il rencontre et qu’il dépêche à sa femme, cet épouvantable message : J’ai assassiné un homme et je suis arrêté, j’ai fait suer un chêne et je suis enfourraillé ; cette femme qui court à Versailles avec un placet, et cette Majesté qui s’indigne et menace le coupable de lui faire danser la danse où il n’y a pas de plancher ; et tout cela chanté sur l’air le plus doux et par la plus douce voix qui ait jamais endormi l’oreille humaine !… J’en suis resté navré, glacé, anéanti. C’était une chose repoussante que toutes ces monstrueuses paroles sortant de cette bouche vermeille et fraîche. On eût dit la bave d’une limace sur une rose.

Je ne saurais rendre ce que j’éprouvais ; j’étais à la fois blessé et caressé. Le patois de la caverne et du bagne, cette langue ensanglantée et grotesque, ce hideux argot marié à une voix de jeune fille, gracieuse transition de la voix d’enfant à la voix de femme ! tous ces mots difformes et mal faits, chantés, cadencés, perlés !

Ah ! qu’une prison est quelque chose d’infâme ! il y a un venin qui y salit tout. Tout s’y flétrit, même la chanson d’une fille de quinze ans ! Vous y trouvez un oiseau, il a de la boue sur son aile ; vous y cueillez une jolie fleur, vous la respirez : elle pue.


"Le Dernier Jour d'un Condamné" de Victor Hugo est un récit poignant et intense qui plongent le lecteur dans l'esprit d'un homme condamné à mort, le héros anonyme, alors qu'il attend l'exécution de sa peine. À travers un regard lucide sur la réalité de la peine capitale, l'œuvre explore les pensées, les émotions et les réflexions de ce condamné, dévoilant ses angoisses et ses souvenirs. L'auteur, en taillant dans la chair de cet enfermement psychologique, met en lumière l'absurdité et la cruauté d'une justice qui se veut rétributive.

Le récit est empreint d'une grande humanité, le personnage principal partage ses réflexions sur la vie, la mort, le désespoir et l'espoir, qu'il s'accroche encore malgré son destin tragique. On ressent son isolement dans la prison, l'angoisse qui le ronge à l'approche de l'exécution, mais aussi ses souvenirs de liberté, de joie et de regret, ce qui rend son vécu terriblement touchant et universel. À travers ses pensées, le lecteur est amené à comprendre la souffrance d'un individu face à une société qui ne lui accorde aucune pitié.

Hugo use d'une écriture très évocatrice, réussissant à susciter chez le lecteur une empathie profonde pour le condamné. Le livre est à la fois une critique sociale de la peine de mort et une introspection sur la condition humaine, sur le sens de la vie et le poids de la culpabilité. Chaque page est imprégnée de la tension de l’imminence de la mort et d’un désir ardent de vivre, de reprendre son destin en main, mais aussi d’une lucidité sur l’inéluctabilité du sort.

Tout au long de l'œuvre, Victor Hugo interroge la notion de justice et d'humanité. Le condamné, sans nom et sans visage, devient alors un symbole de tous ceux qui souffrent sous le poids d'un système judiciaire inhumain. À travers un style lyrique et poignant, l'auteur invite ses lecteurs à réfléchir sur leurs propres valeurs et sur la fragilité de la vie humaine.

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