Scène II


Une salle donnant sur un jardin. — Plusieurs masques se promènent.
LE MARQUIS, LE SECRÉTAIRE.

LE MARQUIS
Combien je me trouve honoré, monsieur le secrétaire intime, en vous voyant prendre quelque plaisir à cette fête qui est la plus médiocre du monde !

LE SECRÉTAIRE
Tout est pour le mieux, et votre jardin est charmant. Il n'y a qu'en Italie qu'on en trouve d'aussi délicieux.

LE MARQUIS
Oui, c'est un jardin anglais. Vous ne désireriez pas de vous reposer ou de prendre quelques rafraîchissements ?

LE SECRÉTAIRE
Nullement.

LE MARQUIS
Que dites-vous de mes musiciens ?

LE SECRÉTAIRE
Ils sont parfaits ; il faut avouer que là-dessus, monsieur le marquis, votre pays mérite bien sa réputation.

LE MARQUIS
Oui, oui, ce sont des Allemands. Ils arrivèrent hier de Leipsick, et personne ne les a encore possédés dans cette ville.
Combien je serais ravi si vous aviez trouvé quelque intérêt dans le divertissement du ballet !

LE SECRÉTAIRE
À merveille, et l'on danse très bien à Venise.

LE MARQUIS
Ce sont des Français. Chaque bayadère me coûte deux cents florins. Pousseriez-vous jusqu'à cette terrasse ?

LE SECRÉTAIRE
Je serai enchanté de la voir.

LE MARQUIS
Je ne puis vous exprimer ma reconnaissance. À quelle heure pensez-vous qu'arrive le prince notre maître ? Car la nouvelle dignité qu'il m'a…

LE SECRÉTAIRE
Vers dix ou onze heures.
(Ils s'éloignent en causant. — Laurette entre ; madame Balbi se lève et va à sa rencontre. Toutes)
(deux demeurent appuyées sur une balustrade dans le fond de la scène, et paraissent s'entretenir. En ce)
(moment, Razetta, masqué, s'avance vers l'avant- scène.)

RAZETTA
Il me semble que j'aperçois Laurette. Oui, c'est elle qui vient d'entrer. Mais comment parviendrai-je à lui parler sans être remarqué ? — Depuis que j'ai mis le pied dans ces jardins, tous mes projets se sont évanouis pour faire place à ma colère.
Un seul dessein m'est resté ; mais il faut qu'il s'exécute ou que je meure.
(Il s'approche d'une table et écrit quelques mots au crayon.)

LE SECRÉTAIRE( rentrant, au marquis.)
Ah ! voilà un des galants de votre bal qui écrit un billet doux ! Est-ce l'usage à Venise ?

LE MARQUIS
C'est un usage auquel vous devez comprendre, monsieur, que les jeunes filles restent étrangères. Voudriez-vous faire une partie de cartes ?

LE SECRÉTAIRE
Volontiers ; c'est un moyen de passer le temps fort agréablement.

LE MARQUIS
Asseyons-nous donc, s'il vous plaît. Monsieur le secrétaire intime, j'ai l'honneur de vous saluer. Le prince, m'avez-vous dit, doit arriver à dix ou onze heures. Ce sera donc dans un quart d'heure ou dans une heure un quart, car il est précisément neuf heures trois quarts. C'est à vous de jouer.

LE SECRÉTAIRE
Jouons-nous cinquante florins ?

LE MARQUIS
Avec plaisir. C'est un récit bien intéressant pour nous, monsieur, que celui que vous avez bien voulu déjà me laisser deviner et entrevoir, de la manière dont Son Excellence était devenue éprise de la chère princesse ma nièce. J'ai l'honneur de vous demander du pique.

LE SECRÉTAIRE
C'est, comme je vous disais, en voyant son portrait ; cela ressemble un peu à un conte de fée.

LE MARQUIS
Sans doute ! ah ! ah !… délicieux ! sur un portrait !… Je n'en ai plus, j'ai perdu… Vous disiez donc ?…

LE SECRÉTAIRE
Ce portrait, qui était, il est vrai, d'une ressemblance frappante, et par conséquent d'une beauté parfaite…

LE MARQUIS
Vous êtes mille fois trop bon.

LE SECRÉTAIRE
Voulez-vous votre revanche ?

LE MARQUIS
Avec plaisir. "D'une beauté parfaite…"

LE SECRÉTAIRE
Resta longtemps sur la table où il a l'habitude d'écrire. Le prince, à vous dire le vrai…, (j'ai du rouge)
est un véritable original.

LE MARQUIS
Réellement ?… C'est unique ! je ne me sens pas de joie en pensant que d'ici à une heure… Voici encore du rouge.

LE SECRÉTAIRE
Il abhorrait les femmes, du moins il le disait. C'est le caractère le plus fantasque ! Il n'aime ni le jeu, ni la chasse, ni les arts. Vous avez encore perdu.

LE MARQUIS
Ah ! ah ! c'est du dernier plaisant!… Comment ! il n'aime rien de tout cela ? Ah ! ah ! Vous avez parfaitement raison, j'ai perdu. C'est délicieux.

LE SECRÉTAIRE
Il a beaucoup voyagé, en Europe surtout. Jamais nous n'avons été instruits de ses intentions que le matin même du jour où il partait pour une de ces excursions souvent fort longues. "Qu'on mette les chevaux, disait-il à son lever, nous irons à Paris."

LE MARQUIS
J'ai entendu dire la même chose de l'empereur Bonaparte.
Singulier rapprochement !

LE SECRÉTAIRE
Son mariage fut aussi extraordinaire que ses voyages : il m'en donna l'ordre comme s'il s'agissait de l'action la plus indifférente de sa vie ; car c'est la paresse personnifiée, que le prince. "Quoi ! monseigneur, lui dis-je, sans l'avoir vue ! — Raison de plus," me dit-il ; ce fut toute sa réponse. Je laissai en partant toute la cour bouleversée et dans une rumeur épouvantable.

LE MARQUIS
Cela se conçoit… Eh ! eh ! — Du reste, monseigneur n'aurait pu se fournir d'un procureur plus parfaitement convenable que vous-même, monsieur le secrétaire intime.
J'espère que vous voudrez bien m'en croire persuadé. J'ai encore perdu.

LE SECRÉTAIRE
Vous jouez d'un singulier malheur.

LE MARQUIS
Oui, n'est-il pas vrai ? Cela est fort remarquable. Un de mes amis, homme d'un esprit enjoué, me disait plaisamment avant- hier, à la table de jeu d'un des principaux sénateurs de cette ville, que je n'aurais qu'un moyen de gagner, ce serait de parier contre moi.

LE SECRÉTAIRE
Ah ! ah ! c'est juste !

LE MARQUIS
Ce serait, lui répondis-je, ce qu'on pourrait appeler un bonheur malheureux. Eh ! eh !
(Il rit.)

LE SECRÉTAIRE
Absolument.

LE MARQUIS
Ce sont deux mots qui, je crois, ne se trouvent pas souvent rapprochés… Eh ! eh ! — Mais permettez-moi, de grâce, une seule question : Son Excellence aime-t-elle la musique ?

LE SECRÉTAIRE
Beaucoup. C'est son seul délassement.

LE MARQUIS
Combien je me trouve heureux d'avoir, depuis l'âge de onze ans, fait apprendre à ma nièce la harpo-lyre et le forte-piano !
Seriez-vous, par hasard, bien aise de l'entendre chanter ?

LE SECRÉTAIRE
Certainement.

LE MARQUIS( à un valet.)
Veuillez avertir la princesse que je désire lui parler.(À Laurette, qui entre.)
Laure, je vous prie de nous faire entendre votre voix.
Monsieur le secrétaire intime veut bien vous engager à nous donner ce plaisir.

LAURETTE
Volontiers, mon cher oncle ; quel air préférez-vous ?

LE MARQUIS
Di piacer, di piacer, di piacer . Ma nièce ne s'est jamais fait prier.

LAURETTE
Aidez-moi à ouvrir le piano.

RAZETTA( toujours masqué, s'avance et ouvre le piano. À voix basse.)
Lisez ceci quand vous serez seule.
(Elle reçoit son billet.)

LE SECRÉTAIRE
La princesse pâlit.

LE MARQUIS
Ma chère fille, qu'avez-vous donc ?

LAURETTE
Rien, rien, je suis remise.

LE MARQUIS( bas au secrétaire.)
Vous concevez qu'une jeune fille…
(Laurette frappe les premiers accords.)

UN VALET( entrant, bas au marquis.)
Son Excellence vient d'entrer dans le jardin.

LE MARQUIS
Son Excell… ! Allons à sa rencontre.
(Il se lève.)

LE SECRÉTAIRE
Au contraire. — Permettez-moi de vous dire deux mots.(Pendant ce temps, Laurette joue la ritournelle pianissimo.)
Vous voyez que le prince ne fait avertir que vous seul de son arrivée. Que le reste de vos conviés s'éloigne. Je connais les usages, et je sais que dans toutes les cours il y a une présentation ; mais rien de ce qui est fait pour tout le monde ne saurait plaire à notre jeune souverain. Veuillez m'accompagner seul auprès du prince. La jeune mariée restera, s'il vous plaît.

LE MARQUIS
Eh quoi ! seule ici ?

LE SECRÉTAIRE
J'agis d'après les ordres du prince.

LE MARQUIS
Monsieur, je vais donner les miens en conséquence ; me conformer en tout aux moindres volontés de Son Excellence est pour moi le premier, le plus sacré des devoirs. Ne dois-je pas pourtant avertir ma nièce ?

LE SECRÉTAIRE
Certainement.

LE MARQUIS
Laurette !
(Il lui parle à l'oreille. Un moment après, les masques se dispersent dans les jardins et laissent le théâtre)
(libre. Le marquis et le secrétaire sortent ensemble.)

LAURETTE( restée seule, tire le billet de Razetta de son sein, et lit.)
"Les serments que j'ai pu te faire ne peuvent me retenir loin de toi. Mon stylet est caché sous le pied de ton clavecin.
Prends-le, et frappe mon rival, si tu ne peux réussir avant onze heures sonnantes à t'échapper et à venir me retrouver au pied de ton balcon, où je t'attends. Crois que, si tu me refuses, j'entendrai sonner l'heure, et que ma mort est certaine." "RAZETTA ."(Elle regarde autour d'elle.)
Seule ici !…(Elle va prendre le stylet.)
Tout est perdu : car je le connais, il est capable de tout. Ô
Dieu ! il me semble que j'entends monter à la terrasse. Est-ce déjà le prince ? — Non, tout est tranquille. "À onze heures ; si tu ne peux réussir à t'échapper. Crois que, si tu me refuses, ma mort est certaine !…"
Ô Razetta, Razetta ! insensé, il m'en coûte cher de t'avoir aimé !
Fuirai-je ?… La princesse d'Eysenach fuira-t-elle ?… avec qui ?… avec un joueur déjà presque ruiné ? avec un homme plus redoutable seul que tous les malheurs… Si j'avertissais le prince ? — Ô ciel ! on vient.
Mais Razetta ! il se tuera sans doute sous mes fenêtres… Le prince ne peut tarder ; je vois des pages avec des flambeaux traverser l'orangerie. La nuit est obscure ; le vent agite ces lumières ; écoutons… Quelle singulière frayeur me saisit !… Quel est l'homme qui va se présenter à moi ?…
Inconnus l'un à l'autre,… que va-t-il me dire ?… Oserai-je lever les yeux sur lui ?… Oh ! je sens battre mon cœur…
L'heure va si vite ! onze heures seront bientôt arrivées !…

UNE VOIX( en dehors.)
Son Excellence veut-elle monter cet escalier ?

LAURETTE
C'est lui ! il vient.(Elle écoute.)
Je ne me sens pas la force de me lever ; cachons ce stylet.(Elle le met dans son sein.)
Eysenach, c'est donc à la mort que tu marches ?… Ah ! la mienne aussi est certaine…(Elle se penche à la fenêtre.)
Razetta se promène lentement sur le rivage !… Il ne peut me manquer… Allons !… Prenons cependant assez de force pour cacher ce que j'éprouve… Il le faut… Voici l'instant.(Se regardant.)
Dieu, que je suis pâle ! mes cheveux en désordre…
(Le prince entre par le fond ; il a à la main un portrait ; il s'avance lentement, en considérant tantôt)
(l'original, tantôt la copie.)

LE PRINCE
Parfait.(Laurette se retourne et demeure interdite.)
Et cependant comme en tout l'art est constamment au- dessous de la nature, surtout lorsqu'il cherche à l'embellir ! La blancheur de cette peau pourrait s'appeler de la pâleur ; ici je trouve que les roses étouffent les lis. — Ces yeux sont plus vifs, — ces cheveux plus noirs. — Le plus parfait des tableaux n'est qu'une ombre : tout y est à la surface ; l'immobilité glace ; l'âme y manque totalement ; c'est une beauté qui ne passe pas l'épiderme. D'ailleurs ce trait même à gauche…(Laurette fait quelques pas. Le prince ne cesse pas de la regarder.)
Il n'importe : je suis content de Grimm ; je vois qu'il ne m'a pas trompé.(Il s'assoit.)
Ce petit palais est très gentil : on m'avait dit que cette pauvre fille n'avait rien. Comment donc ! mais c'est un élégant que mon oncle, monsieur le… le…(À Laurette.)
Votre oncle est marquis, je crois ?

LAURETTE
Oui,… monseigneur…

LE PRINCE
Je me sens la tentation de quitter cette vieille prude d'Allemagne, et de venir m'établir ici. Ah ! diable, je fais une réflexion, on est obligé d'aller à pied. — Est-ce que toutes les femmes sont aussi jolies que vous dans cette ville ?

LAURETTE
Monseigneur…

LE PRINCE
Vous rougissez… De qui donc avez-vous peur ? nous sommes seuls.

LAURETTE
Oui,… mais…

LE PRINCE( se levant.)
Est-ce que par hasard mon grand guindé de secrétaire se serait mal acquitté de sa représentation ? Les compliments d'usage ont-ils été faits ? Aurait-il négligé quelque chose ? En ce cas, excusez-moi : je pensais que les quatre premiers actes de la comédie étaient joués, et que j'arrivais seulement pour le cinquième.

LAURETTE
Mon tuteur…

LE PRINCE
Vous tremblez ?(Il lui prend la main.)
Reposez-vous sur ce sofa. Je vous supplie de répondre à ma question.

LAURETTE
Votre Excellence me pardonnera : je ne chercherai pas à lui cacher que je souffre… un peu ;… elle voudra bien ne pas s'étonner…

LE PRINCE
Voici du vinaigre excellent.(Il lui donne sa cassolette.)
Vous êtes bien jeune, madame ; et moi aussi. Cependant, comme les romans ne me sont pas défendus, non plus que les comédies, les tragédies, les nouvelles, les histoires et les mémoires, je puis vous apprendre ce qu'ils m'ont appris. Dans tout morceau d'ensemble, il y a une introduction, un thème, deux ou trois variations, un andante et un presto. À l'introduction, vous voyez les musiciens encore mal se répondre, chercher à s'unir, se consulter, s'essayer, se mesurer ; le thème les met d'accord ; tous se taisent ou murmurent faiblement, tandis qu'une voix harmonieuse les domine ; je ne crois pas nécessaire de faire l'application de cette parabole. Les variations sont plus ou moins longues, selon ce que la pensée éprouve : mollesse ou fatigue. Ici, sans contredit, commence le chef-d'œuvre ; l'andante, les yeux humides de pleurs, s'avance lentement, les mains s'unissent ; c'est le romanesque, les grands serments, les petites promesses, les attendrissements, la mélancolie. — Peu à peu, tout s'arrange ; l'amant ne doute plus du cœur de sa maîtresse ; la joie renaît, le bonheur par conséquent : la bénédiction apostolique et romaine doit trouver ici sa place ; car, sans cela, le presto survenant… Vous souriez ?

LAURETTE
Je souris d'une pensée…

LE PRINCE
Je la devine. Mon procureur a sauté l'adagio.

LAURETTE
Faussé, je crois.

LE PRINCE
Ce sera à moi de réparer ses maladresses. Cependant ce n'était pas mon plan. Ce que vous me dites me fait réfléchir.

LAURETTE
Sur quoi ?

LE PRINCE
Sur une théorie du professeur Mayer, à Francfort-sur-l'Oder.

LAURETTE
Ah !

LE PRINCE
Oui, il s'est trompé, si vous êtes née à Venise.

LAURETTE
Dans cette maison même.

LE PRINCE
Diable ! pourtant il prétendait que ce que vos compatriotes estimaient le moins… était précisément ce qui manque…

LAURETTE
Au secrétaire intime ?…

LE PRINCE
Et de plus, qu'on juge d'un caractère sur un portrait. Vous pourriez, je le vois, soutenir la controverse.(Il lui baise la main.)
Vous tremblez encore.

LAURETTE
Je ne sais,… je,… non…

LE PRINCE
Heureusement que je suis entre la fenêtre et la pendule.

LAURETTE( effrayée.)
Que dit Votre Excellence ?

LE PRINCE
Que ces deux points partagent singulièrement votre attention. Je crois que vous ayez peur de moi.

LAURETTE
Pourquoi ?… nullement,… je,… je ne puis vous dissimuler…

LE PRINCE
Voici une main qui dit le contraire. Aimez-vous les bijoux ?
(Il lui met un bracelet.)

LAURETTE
Quels magnifiques diamants !

LE PRINCE
Ce n'est plus la mode. Mais que vois-je ? L'anneau a été oublié.

LAURETTE
Le secrétaire…

LE PRINCE
En voici un : j'ai toujours des joujoux de poupée dans mes poches. Décidément vous voulez savoir l'heure.

LAURETTE
Non ;… je cherche…

LE PRINCE
J'avais entendu dire qu'un Français était quelquefois embarrassé devant une Italienne. Vous vous levez !

LAURETTE
Je suis souffrante.

LE PRINCE
Vous voulez vous mettre à la fenêtre ?

LAURETTE( à la fenêtre.)
Ah !

LE PRINCE
De grâce, qu'avez-vous ? Serais-je réellement assez malheureux pour vous inspirer de l'effroi ?(Il la ramène au sofa.)
En ce cas, je serais le plus malheureux des hommes ; car je vous aime, et ne pourrai vivre sans vous.

LAURETTE
Encore une raillerie ? Prince, celle-ci n'est pas charitable.

LE PRINCE
De l'orgueil ? — Veuillez m'écouter.
Je me suis figuré qu'une femme devait faire plus de cas de son âme que de son corps, contre l'usage général qui veut qu'elle permette qu'on l'aime avant d'avouer qu'elle aime, et qu'elle abandonne ainsi le trésor de son cœur avant de consentir à la plus légère prise sur celui de sa beauté. J'ai voulu, oui, voulu absolument tenter de renverser cette marche uniforme ; la nouveauté est ma rage. Ma fantaisie et ma paresse, les seuls dieux dont j'aie jamais encensé les autels, m'ont vainement laissé parcourir le monde, poursuivi par ce bizarre dessein ; rien ne s'offrait à moi. Peut-être je m'explique mal. J'ai eu la singulière idée d'être l'époux d'une femme avant d'être son amant. J'ai voulu voir si réellement il existait une âme assez orgueilleuse pour demeurer fermée lorsque les bras sont ouverts, et livrer la bouche à des baisers muets ; vous concevez que je ne craignais que de trouver cette force à la froideur. Dans toutes les contrées qu'aime le soleil, j'ai cherché les traits les plus capables de révéler qu'une âme ardente y était enfermée : j'ai cherché la beauté dans tout son éclat, cet amour qu'un regard fait naître ; j'ai désiré un visage assez beau pour me faire oublier qu'il était moins beau que l'être invisible qui l'anime ; insensible à tout, j'ai résisté à tout,… excepté à une femme, — à vous, Laurette, qui m'apprenez que je me suis un peu mépris dans mes idées orgueilleuses ; à vous, devant qui je ne voulais soulever le masque qui couvre ici-bas les hommes qu'après être devenu votre époux. — Vous me l'avez arraché, je vous supplie de me pardonner, si j'ai pu vous offenser.

LAURETTE
Prince, vos discours me confondent… Faut-il que je croie ?

LE PRINCE
Il faut que la princesse d'Eysenach me pardonne ; il faut qu'elle permette à son époux de redevenir l'amant le plus soumis ; il faut qu'elle oublie toutes ses folies…

LAURETTE
Et toute sa finesse ?

LE PRINCE
Elle pâlit devant la vôtre. La beauté et l'esprit…

LAURETTE
Ne sont rien. Voyez comme nous nous ressemblons peu.

LE PRINCE
Si vous en faites si peu de cas, je vais revenir à mon rêve.

LAURETTE
Comment ?

LE PRINCE
En commençant par la première.

LAURETTE
Et en oubliant le second ?

LE PRINCE
Prenez garde à un homme qui demande un pardon ; il peut avoir si aisément la tentation d'en mériter deux !

LAURETTE
Ceci est une théorie.

LE PRINCE
Non pas.(Il l'embrasse.)
Cependant, je vous vois encore agitée. Gageons que, toute jeune que vous êtes, vous avez déjà fait un calcul.

LAURETTE
Lequel ? il y en a tant à faire ! et un jour comme celui-ci en voit tant !

LE PRINCE
Je ne parle que de celui des qualités d'époux. Peut-être ne trouvez-vous rien en moi qui les annonce. Dites-moi, est-ce bien sérieusement que vous avez pu jamais réfléchir à cet important et grave sujet ? De quelle pâte débonnaire, de quels faciles éléments aviez-vous pétri d'avance cet être dont l'apparition change tant de douces nuits en insomnies ? Peut- être sortez-vous du couvent ?

LAURETTE
Non.

LE PRINCE
Il faut songer, chère princesse, que si votre gouvernante vous gênait, si votre tuteur vous contrariait, si vous étiez surveillée, tancée quelquefois, vous allez entrer demain (n'est-ce pas demain ?)
dans une atmosphère de despotisme et de tyrannie ; vous allez respirer l'air délicieux de la plus aristocratique bonbonnière ; c'est de ma petite cour que je parle, ou plutôt de la vôtre, car je suis le premier de vos sujets. Une grave duègne vous suivra, c'est l'usage ; mais je la payerai pour qu'elle ne dise rien à votre mari. Aimez-vous les chevaux, la chasse, les fêtes, les spectacles, les dragées, les amants, les petits vers, les diamants, les soupers, le galop, les masques, les petits chiens, les folies ? — Tout pleuvra autour de vous. Enseveli au fond de la plus reculée des ailes de votre château, le prince ne saura et ne verra que ce que vous voudrez. Avez-vous envie de lui pour une partie de plaisir ? un ordre expédié de la part de la reine avertira le roi de prendre son habit de chasse, de bal ou d'enterrement. Voulez-vous être seul ? Quand toutes les sérénades de la terre retentiraient sous vos fenêtres, le prince, au fond de son donjon gothique, n'entendra rien au monde ; une seule loi régnera dans votre cour : la volonté de la souveraine.
Ressembleriez-vous par hasard à l'une de ces femmes pour qui l'ambition, les honneurs, le pouvoir, eurent tant de charmes ?
pareil à des châteaux de cartes, tout l'édifice politique de leur sagesse dépendrait d'un souffle de votre bouche ; autour de vous s'agiterait en tous sens la foule de ces roseaux, que plie et relève le vent des cours ; vous serez un despote, si vous ne voulez être une reine. Ne faites pas surtout un rêve sans le réaliser ; qu'un caprice, qu'un faible désir n'échappe pas à ceux qui vous entourent, et dont l'existence entière est consacrée à vous obéir. Vous choisirez entre vos fantaisies, ce sera tout votre travail, madame ; et si le pays que je vous décris…

LAURETTE
C'est le paradis des femmes.

LE PRINCE
Vous en serez la déesse.

LAURETTE
Mais le rêve sera-t-il éternel ? Ne cassez-vous jamais le pot au lait ?

LE PRINCE
Jamais.

LAURETTE
Ah ! qui m'en assure ?

LE PRINCE
Un seul garant, — mon indicible, ma délicieuse paresse.
Voilà bientôt vingt-cinq ans que j'essaye de vivre, Laurette.
J'en suis las ; mon existence me fatigue ; je rattache à la vôtre ce fil qui s'allait briser ; vous vivrez pour moi, j'abdique : vous chargez-vous de cette tâche ? Je vous remets le soin de mes jours, de mes pensées, de mes actions ; et pour mon cœur…

LAURETTE
Est-il compris dans le dépôt ?

LE PRINCE
Il n'y sera que le jour où vous l'en aurez jugé digne ; jusque- là, j'ai votre portrait. — Je l'aime, je lui dois tout ; je lui ai tout promis, pour tout vous tenir. — Autrefois même je m'en serais contenté ; mais j'ai voulu le voir sourire,… rien de plus.

LAURETTE
Ceci est encore une théorie.

LE PRINCE
Un rêve, comme tout au monde.(Il l'embrasse.)
Qu'avez-vous donc là ? c'est un bijou vénitien : si nous sommes en paix, il est inutile : si nous sommes en guerre, je désarme l'ennemi.(Il lui ôte son stylet.)
Quant à ce petit papier parfumé qui se cache sous cette gaze, le mari le respectera. Mais la princesse d'Eysenach rougit.

LAURETTE
Prince !

LE PRINCE
Êtes-vous étonnée de me voir sourire ? — J'ai retenu un mot de Shakespeare sur les femmes de cette ville.

LAURETTE
Un mot ?

LE PRINCE
Perfide comme l'onde. Est-il défendu d'aimer à avoir des rivaux ?

LAURETTE
Vous pensez ?…

LE PRINCE
À moins que ce ne soient des rivaux heureux, et celui-ci ne l'est pas.

LAURETTE
Pourquoi ?

LE PRINCE
Parce qu'il écrit.

LAURETTE
C'est à mon tour de sourire, quoiqu'il y ait ici un grain de mépris.

LE PRINCE
Mépris pour les femmes ? Il n'y a que les sots qui le croient possible.

LAURETTE
Qu'en aimez-vous donc ?

LE PRINCE
Tout, et surtout leurs défauts.

LAURETTE
Ainsi, le mot de Shakespeare…

LE PRINCE
Je le voudrais pour réponse au billet.

LAURETTE
Et que dirait-on ?

LE PRINCE
Ceci est une pensée française, et ce n'est pas de vous que j'en attendais.

LAURETTE
Insultez-vous la France ? Vous parliez de beauté et d'esprit.
Le premier des biens…

LE PRINCE
C'est le cœur. L'esprit et la beauté n'en sont que les voiles.

LAURETTE
Ah ! qui sait ce que voit celui qui les soulève ? C'est une audace !

LE PRINCE
Il n'y en a plus après la noce… Vous tremblez encore ?

LAURETTE
J'ai cru entendre du bruit.

LE PRINCE
Au fait, nous sommes presque dans un jardin ; si vous ne teniez pas à ce sofa…

LAURETTE
Non…
(Ils se lèvent ; le prince veut l'entraîner.)

LE PRINCE
Est-ce de l'époux ou de l'amant que vous avez peur ?

LAURETTE
C'est de la nuit.

LE PRINCE
Elle est perfide aussi, mais elle est discrète. Qu'oserez-vous lui confier ?… La réponse au billet ?

LAURETTE
Qu'en dirait-elle ?

LE PRINCE
Elle n'en laissera rien voir à l'époux.(Elle lui donne le billet ; il le déchire.)
Ne la craignez pas, Laurette. (Le secret)
d'une jeune fiancée est fait pour la nuit ; elle seule renferme les deux grands secrets du bonheur : le plaisir et l'oubli.

LAURETTE
Mais le chagrin ?

LE PRINCE
C'est la réflexion ; et il est si facile de la perdre !

LAURETTE
Est-ce aussi un secret ?
(Ils s'éloignent. Onze heures sonnent.)


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