La main leste
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LA MAIN LESTE - Scène XIV

Eugène Labiche

LA MAIN LESTE - Scène XIV


LEGRAINARD, RÉGALAS PUIS CÉLINE.

LEGRAINARD
Après l'affront que j'ai reçu, vous comprenez, monsieur, qu'un de nous deux doit disparaître de cette terre.

RÉGALAS
Il y aurait peut-être un moyen de s'entendre.

LEGRAINARD
Je me refuse à tout arrangement ; ma position d'offensé me donnait le droit de choisir les armes, j'ai choisi le duel à la tasse de lait.

RÉGALAS(étonné.)
Comment! nous allons boire du lait?

LEGRAINARD
Ne plaisantez pas, monsieur, c'est très sérieux; j'ai gratté, gratté moi-même, soixante-douze allumettes chimiques dans une de ces deux tasses.

RÉGALAS
Laquelle ? Oeuvre du Domaine public – Version retraitée par Libre Théâtre

LEGRAINARD
Celui qui prendra cette tasse terminera ses jours dans des convulsions horribles et lentes.

RÉGALAS
Le duel à l'allumette… ça ne me va pas.

LEGRAINARD
Seriez-vous lâche ?

RÉGALAS
J'ai promis à votre fille d'arranger l'affaire.

LEGRAINARD
Impossible ! Monsieur, les choses suivront leur cours.
(Il dépose le plateau sur le guéridon, qu'il place au milieu de la scène.)

RÉGALAS
Mais si des excuses bien senties…

LEGRAINARD
Terminons… Je suis l'offensé… donc, j'ai le choix des armes, je choisis la tasse blanche, avalez la bleue.
(Il tourne le plateau de façon à mettre la tasse bleue du côté de Régalas.)

RÉGALAS
Ah ! elle est bonne, celle-là !

LEGRAINARD
Vous refusez ?

RÉGALAS
Energiquement… c'est vous qui avez gratté les allumettes… vous connaissez la bonne tasse, je choisis aussi la blanche, avalez la bleue.
(Il tourne le plateau à son tour.)

LEGRAINARD
C'est de la mauvaise foi ; vous reculez.

RÉGALAS
Je ne recule pas… je retourne… et je propose qu'une personne désintéressée choisisse pour nous.

LEGRAINARD
Soit ! Je vais appeler ma femme.

RÉGALAS
Ah! non! elle a gratté avec vous… Je propose mademoiselle votre fille.

LEGRAINARD
Soit ! j'accepte pour en finir, mais pas un mot devant l'enfant… (Il cherche la sonnette.)
Tiens, où est donc la sonnette? (En marchant Régalas fait résonner la sonnette qui est dans sa poche.)
Je l'entends… mais je ne la vois pas.

RÉGALAS
C'est drôle, je l'avais tout à l'heure. (La retirant de sa poche.)
Ne la cherchez plus, la voici.

LEGRAINARD
Puisque vous avez la sonnette, seriez-vous assez bon, monsieur, pour vouloir bien sonner deux fois. (Régalas sonne une fois.)
Encore. (Régalas sonne.)
Assez… (Céline paraît et vient au milieu.)
Approche, mon enfant, approche ! Monsieur a bien voulu me faire l'amitié d'accepter une tasse de lait pur… sois assez bonne pour la lui offrir.
Oeuvre du Domaine public – Version retraitée par Libre Théâtre

CÉLINE
Alors… la paix est faite?

RÉGALAS
Mais… à peu près.

CÉLINE(à Régalas.)
Laquelle voulez-vous ?

LEGRAINARD
Pas de signes. (À part.)
Si elle me donne la bleue, je ne bois pas.

RÉGALAS(à part.)
Ô amour, dirige son choix.
(Céline prend la tasse bleue.)

LEGRAINARD (ET RÉGALAS.)
Ciel !

RÉGALAS
À qui va-t-elle l'offrir ?

CÉLINE(descendant à gauche du guéridon.)
C'est égal… c'est une drôle d'idée de prendre du lait dans la journée. (Elle se dirige vers son père, qui lui fait signe d'offrir la tasse à Régalas.)
M. Ernest.

RÉGALAS(à part.)
Ça y est ! (Haut.)
Merci, mademoiselle. (À part, prenant la tasse.)
Mourir de sa main.

LEGRAINARD(prenant la tasse blanche.)
À votre santé… aimable jeune homme !

RÉGALAS
À la vôtre… bon vieillard !

CÉLINE(à part, en remettant le guéridon en place.)
Comme ils sont amis maintenant.

LEGRAINARD
Eh bien, cher bon… vous ne buvez pas?

RÉGALAS
C'est que… je n'ai pas bien soif.

CÉLINE
Oh ! une tasse de lait, ça se boit sans soif.

LEGRAINARD
Comme dit l'enfant… ça se boit sans soif.

RÉGALAS
Il m'avait semblé voir une mouche, et vous savez… une mouche… (Portant la tasse aux lèvres.)
Allons !
Oeuvre du Domaine public – Version retraitée par Libre Théâtre

LEGRAINARD(à part.)
Ça me fait quelque chose.

RÉGALAS
Pardon… vous n'auriez pas une feuille de papier timbré ?

LEGRAINARD
Pourquoi ?

RÉGALAS
J'aurais quelques petites dispositions à faire avant mon départ.

LEGRAINARD(allant au bureau.)
C'est trop juste.

CÉLINE
Vous partez ?

RÉGALAS
Mon Dieu… oui.

CÉLINE
Allez-vous bien loin?

RÉGALAS
Je vais… où va la feuille de rose.

CÉLINE
Chez un parfumeur.

LEGRAINARD(déposant sa tasse sur la table.)
Voici une plume, de l'encre et une feuille de papier timbré.

RÉGALAS(se mettant à la table de gauche.)
Merci ! c'est cinquante centimes que je vous dois…(Il donne sa tasse à Legrainard pour fouiller dans sa poche.)
Les voici.

LEGRAINARD
Oh ! ce n'était pas nécessaire. (À part.)
Il a de l'ordre, ce garçon.
(Il approche machinalement la tasse bleue de ses lèvres, puis, s'apercevant de son erreur, il la glisse dans la main gauche de Régalas qui écrit avec la droite.)

RÉGALAS
écrivant : "Je donne et lègue, sans restriction ni réserve, à Mlle Céline Legrainard…"

CÉLINE
À moi ?

RÉGALAS
"Tous mes biens, meubles, immeubles pouvant constituer vingt-cinq mille livres de rente…"

LEGRAINARD(Vivement.)
Comment ! vous avez vingt-cinq mille livres de rente ?

RÉGALAS
Environ. Oeuvre du Domaine public – Version retraitée par Libre Théâtre

LEGRAINARD
Pourquoi ne le disiez-vous pas ? (Il veut arracher la tasse des mains de Régalas, qui résiste. Jeu de scène.)
Ne touchez pas à ça !… vingt-cinq mille livres de rente ! (Appelant.)
Caroline ! Caroline !


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