Scène XIX


Les Mêmes, Berthe

Berthe (sautillant)
Tiens ! c'est maman !

La Baronne (au comble de la surprise)
Cette enfant habillée ! à une heure du matin !

Saint-Germain (à part)
Mâtin !

Marie (balbutiant)
Madame…

La Baronne
Et cette toilette ?… (À Marie.)
Mademoiselle, que signifie ?…

Marie (très troublée)
Madame… je ne sais… elle a mis sa robe rose…

Berthe
Moi, toute seule, maman.

La Baronne (à Marie)
Je le vois bien… mais cela ne m'explique pas…

Saint-Germain (inspiré)
Oh ! (Il prend le bouquet de bal de la baronne et le cache derrière lui, en disant :)
Madame ne devine pas ?

La Baronne
Mais non !… je ne devine pas.

Saint-Germain (souriant, d'un air bête)
La fête !

La Baronne
Hein ?

Saint-Germain (il agite le bouquet derrière lui. Marie comprend, saisit le bouquet et le met dans les mains de Berthe, pendant ce qui suit)
La fête à Madame… demain !… une surprise… Mademoiselle a voulu être la première… charmante enfant ! Pas vrai, Marie ?

Marie (vivement)
Oui, oui, madame ! (À part.)
Est-il futé !

La Baronne (souriant)
Ah ! c'est donc cela ! je vous trouvais aussi un air si extraordinaire !

Saint-Germain
C'était la fête ! (Ils conduisent tous deux la petite Berthe vers sa mère, en lui disant tout bas :)
Bonne fête, allons ! chaud ! bonne fête !

Berthe (présentant le bouquet)
Bonne fête, maman.

La Baronne
Merci, ma pauvre enfant !
(Elle l'embrasse et va s'asseoir en tenant Berthe auprès d'elle.)

Saint-Germain (bas à Marie)
Repêchés !

La Baronne (à Berthe)
Oh ! quelle drôle d'odeur tu as !

Saint-Germain (à part, effrayé)
Le caporal !

Marie (troublée)
C'est…

Saint-Germain
C'est de l'eau de Cologne, madame.

La Baronne
De l'eau de Cologne ?

Saint-Germain
Pour la fête !… toujours pour la fête !

La Baronne
Mais elle a une odeur détestable !

Saint-Germain
Les parfumeurs sont si voleurs aujourd'hui ! ils fabriquent ça avec des têtes de mouton ! (À Marie.)
Faudra en changer ! (À part.)
V'lan sur le parfumeur ! (Bas à Marie.)
Encore repêchés !

La Baronne
Comment, ma pauvre Berthe ! c'est pour me souhaiter ma fête que tu t'es relevée ?

Berthe
Oh ! non, maman !… c'est pour aller chez Mabille.

La Baronne (étonnée et regardant ses deux domestiques)
Comment ?

Saint-Germain (à part)
Bigre ! (Riant très fort.)
Ah ! ah ! ah ! ah ! ah ! chez Mabille ! (Bas, poussant Marie.)
Ris donc, chaud !

Marie (riant)
Ah ! ah ! ah ! ah ! ah ! chez Mabille !

Berthe
Oui !

Saint-Germain (riant aux éclats)
Figurez-vous, madame… elle a rêvé qu'elle avait été chez Mabille !… Impossible de lui ôter ça de l'idée !… Ah ! drôle d'enfant ! drôle d'enfant !

La Baronne (riant)
Le fait est que voilà un singulier rêve ! (À sa fille.)
Et qu'as-tu fait chez Mabille ?

Berthe
J'ai bu du kirsch !

Saint-Germain (riant et se tordant)
Ah ! ah ! ah ! (Donnant un coup de coude à Marie, qui est toute troublée, bas.)
Ris donc ! chaud ! (Haut.)
Ah ! ah ! ah !… bu du kirsch !… drôle d'enfant ! elle est pétrie de reparties !

Berthe (s'approchant de Saint-Germain)
Oui, j'en ai bu !… (À la baronne.)
Avec des carabiniers… et puis j'ai dansé avec eux… ils m'ont menée à la caserne… et puis Cocambole m'a ramenée ici, à cheval sur son cou…

Saint-Germain (se tordant de rire)
Oh ! oh ! oh ! Cocambole !

Marie (de même)
Cocambole ! ah ! ah ! ah !

La Baronne
C'est prodigieux !

Saint-Germain (riant toujours, à la baronne)
Ah ! ah ! ah ! ah ! drôle de rêve !… drôle de rêve ! ah ! ah ! ah ! (À part.)
Cristi !… changeons la conversation. (À Berthe.)
Allons, mademoiselle… en avant le compliment que je vous ai appris.
(La soufflant, bas.)
Daigne agréer, maman baronne…

La Baronne
Qu'est-ce que c'est ?

Saint-Germain
Une surprise !… le petit compliment d'usage.

La Baronne (à Berthe)
Comment, tu as appris quelque chose ?

Berthe
Oui, maman !

Saint-Germain (à la baronne)
Comme qui dirait une fable…

La Baronne
De La Fontaine ?

Saint-Germain (avec mépris)
Allons donc !… de moi !

La Baronne
Ah !… j'écoute.

Saint-Germain (à Berthe)
Partez !… chaud !… chaud !…
(Pendant la ritournelle, Berthe fait le geste de retrousser ses moustaches.)

Berthe (chantant)
(Air de M. Hervé)
Le cavalier, l' coq du village…

Saint-Germain (à part)
Qu'est-ce qu'elle chante là ?

Marie (à Part)
Une chanson de carabiniers…

Saint-Germain (bas à Berthe, pendant qu'elle chante)
C'est pas ça !

Berthe (lui donnant une tape)
Mais tais-toi donc ! tu m'embrouilles.

La Baronne
Oui… ne la troublez pas.

Berthe
Je recommence !
(Reprenant.)
Le cavalier, l' coq du village,
Où ce qu'il est en garnison,
Dedans l' canton,
S'en va danser dessous l'ombrage,
S'en va danser dessus l' gazon
Avec Suzon.
Et zon, zon, zon,
Et zon, zon, zon !

La Baronne
Qu'est-ce que c'est donc que ça ?…

Saint-Germain
C'est… sa fable, madame !

Berthe (parlé)
Second couplet !
(Elle chante.)
"Venez, qu'il dit, loin du tapage,
Là-bas, derrièr' c't' épais buisson,
Nous jaserons."
Elle dit "Jasons de mariage…
Quand est-c' que nous l' célébrerons ?…"
Mais il répond ;
"Et zon, zon, zon !
Et zon, zon, zon ! "

La Baronne
Assez ! assez… !
(Ici Berthe danse un petit pas soldatesque.)

Marie (bas)
Ah ! mon Dieu !

Saint-Germain (bas)
Voilà le bouquet !
La Baronne,
Quel est ce pas ?… Ah ! l'horreur !

Saint-Germain (souriant)
C'est… c'est la scottish, madame.

La Baronne (enchantée)
La scottish !… Quoi ! c'est là cette danse à la mode ?…

Saint-Germain (affirmativement)
Voilà !

La Baronne
Mais qui lui a appris… ?

Saint-Germain
C'est Marie.

Marie (effrayée)
Moi ?…

Saint-Germain
Pour la fête à Madame !… moi, la fable… et Marie, la scottish.

La Baronne
C'est très gracieux… très gracieux. J'ai une soirée pour demain, je la lui ferai danser… elle fera l'admiration du salon !

Saint-Germain (à part)
Cristi !… je loue une stalle !

La Baronne
Je vous remercie, mes amis… je veux reconnaître vos attentions et vos soins…
(Elle va chercher de l'argent dans sa toilette.)

Saint-Germain (bas à Marie)
Un louis chacun !…

Marie (bas)
J'ai des remords.

Saint-Germain (bas)
Polke dessus !… Si le louis te gêne, tu me le passeras.

La Baronne (leur donnant une pièce d'or à chacun)
Tenez… continuez à bien veiller sur cette chère enfant !

Berthe (qui est allée au guéridon)
Tiens ! une lettre pour maman !

La Baronne (faisant un pas)
Pour moi ?

Saint-Germain (bas)
La mienne !…

Berthe (s'approchant de la baronne)
Oui !… avec ton épaule.

La Baronne (cachant vivement le coton)
Veux-tu te taire ! (Ouvrant la lettre,)
Une lettre de vous !… vous voulez me quitter ?… vous avez égaré un objet précieux à mon cœur ? Expliquez-vous, Marie…
(Saint-Germain, effaré, exprime le plus grand embarras.)

Marie
Madame… en effet… oui…

La Baronne
Mais cet objet précieux… quel est-il ?… parlez.

Saint-Germain (qui se trouve près de la cage)
Oh !…
(Il prend la perruche et cherche à la fourrer dans sa poche sans y parvenir.)

Marie
Madame, faut tout vous dire… c'est votre chère petite.

Saint-Germain (s'avance vivement, met la perruche dans son chapeau, dont il se recoiffe en achevant la phrase)
Perruche !… votre chère petite perruche…

La Baronne
Quoi ! ce n'est que cela ?

Saint-Germain (à part)
Pristi ! elle me picote là-haut.

La Baronne
Vous m'avez fait peur !…

Saint-Germain (à part)
Elle m'épile !… Oh !… (Il voit la petite qui a passé à gauche, a allumé une cigarette, s'apprête à fumer.)
Allons, bon ! petite gredine !…
(Il la lui arrache.)

La Baronne (se retournant)
Hein ?

Saint-Germain
Rien ! (Il la fourre tout allumée dans sa poche et se brûle la main.)
Mâtin ! ça brûle !…

La Baronne (à Saint-Germain)
Voyons, remettez-vous… Vous ferez demain des affiches pour ma perruche… Je promets cinquante francs de récompense.

Saint-Germain (à part)
On les touchera. Oh ! ça brûle en bas, et ça picote là-haut.

Marie (bas à Saint-Germain)
C'est égal… j'ai des remords.

Saint-Germain (bas)
Trépigne dessus !

La Baronne
Ah çà ! j'espère que voilà assez de fatigue pour une nuit ; il est temps d'aller nous reposer ; cette pauvre petite tombe de sommeil… Saint-Germain, portez-la dans ma chambre, elle dormira plus tranquillement près de moi.

Saint-Germain
Tout de suite, madame. (Il prend Berthe dans ses bras. À part.)
Cré nom ! que ça me picote ! (À Berthe, en passant devant le public.)
Eh bien !… Est-ce que nous ne disons pas bonsoir à ces messieurs !… Envoyez un baiser tout de suite !
(Berthe envoie des baisers.)
(Air : Troupe jolie)
À cette comédienne en herbe,
Je sais, messieurs, qu'on a promis
Un cornet de bonbons superbe,
Si l' succès n'est pas compromis (bis)
 ;
Mais d'la grandeur d' la réussite,
La grosseur du cornet dépend…

Berthe (dans les bras de Saint-Germain)
Applaudissez donc la petite
Pour que le cornet soit bien grand.

Tous
Applaudissez…
(Etc.)
(RIDEAU)


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