Scène VII


Les mêmes, Norine ; puis Justin

Norine
Eh bien, es-tu prêt ? (Apercevant Mistingue et bas.)
Quel est ce monsieur ?

Lenglumé
C'est… c'est un notaire !

Mistingue (bas à Lenglumé)
Superbe femme !… Présente-moi.

Lenglumé
Oui… Ma bonne amie… je te présente… l'élève Mistingue… né à Chablis…

Mistingue
Et chef…

Lenglumé (vivement)
D'une nombreuse famille. (Bas.)
Tais-toi donc !

Norine (saluant)
Monsieur…

Mistingue (de même)
Madame…

Justin (apportant la table)
Le déjeuner est servi !

Mistingue
Allons, à table ! à table !…

Norine (à part)
Comment, à table ?… (Bas à son mari.)
Est-ce que tu l'as invité ?

Lenglumé (bas)
Que veux-tu ?… c'est un labadens !… un ami intime !… Tu prendras garde à l'argenterie !

Norine
Comment, à l'argenterie ?…

Lenglumé
À table ! à table !

Ensemble
(Sur l'air de l'Ouragan)
À table ! à table vite !
Ce repas
Aux mets délicats,
En vérité m'excite.
L'appétit
Vaut mieux que l'esprit !

Norine (à part)
Comme c'est agréable !… Recevoir un jour de baptême !

Mistingue (mangeant)
Voilà une sauce complètement ratée !

Norine
Hein ?

Mistingue
Ce n'est pas pour me vanter ; mais, quand je m'y mets…

Lenglumé (bas)
Mais tais-toi donc ! (Haut à sa femme.)
T'en offrirai-je, ma louloute ?

Norine (sèchement)
Merci ! puisque la sauce est mauvaise !

Mistingue
Moi, je fais revenir mes oignons… j'ajoute un verre de vin blanc, et je tourne, je tourne… pour que ça mijote.

Norine (à part)
Quel drôle de notaire !… (Haut.)
Justin… donnez-moi le journal.

Justin (à part)
Saprelotte !… je l'ai prêté à la cuisinière du premier, pour lire son feuilleton !…

Mistingue
Vous ne mangez pas, madame Louloute ?

Norine (furieuse)
Il m'appelle Louloute !

Lenglumé
C'est un lapsus… Un peu d'omelette ?

Norine
Je n'ai pas faim.

Justin (prenant un journal qui enveloppe le pot à tabac)
En voilà un vieux… 1837… Après çà, elle ne lit que les chiens écrasés, ça n'a pas de date.

Norine
Eh bien… ce journal ?…

Justin
Voici, madame.

Lenglumé (à Mistingue qui se verse du vin)
Voulez-vous de l'eau ?

Mistingue
Jamais !… je suis au régime.

Lenglumé (à part)
Ceci m'explique son nez.
(Justin prend un plat et sort.)

Norine (qui a parcouru le journal)
Ah ! mon Dieu ! quel épouvantable événement !
Mistingue et Lenglumé.
(Quoi donc ?)

Norine (lisant)
"Ce matin, rue de Lourcine, le cadavre d'une jeune charbonnière a été trouvé horriblement mutilé…"

Lenglumé
C'est affreux !… Je reprendrai de l'omelette !

Mistingue
Moi aussi !

Norine (continuant)
"On suppose que les assassins étaient au nombre de deux…"

Lenglumé
Deux contre une femme ! les lâches !… Elle est un peu salée.

Mistingue
Trop.

Norine (continuant)
"La justice est sur la trace des coupables, grâce à deux pièces de conviction…"

Lenglumé
Bravo ! c'est bien fait !

Norine (continuant)
"… Un parapluie vert, surmonté d'une tête de singe…"

Lenglumé et Mistingue
Hein ?…

Norine
Juste comme celui du cousin Potard.

Lenglumé (à part)
Ah ! mon Dieu !

Norine
Et un mouchoir marqué : J.M.

Mistingue
Ma marque ! Mes cheveux se dressent !

Norine (reprenant sa lecture)
"… Que les deux bandits, qui étaient en état d'ivresse…"

Lenglumé (à part)
C'est bien ça !

Norine (achevant)
"… ont oublié près d'un sac à charbon que portait la victime."

Lenglumé
Du charbon ! (Lenglumé et Mistingue regardent leurs mains noirs et poussent un cri.)
Ah !

Norine
Qu'avez-vous donc ?

Lenglumé et Mistingue (cachant vivement leurs mains sous la table)
Rien !… rien !…

Norine (à Mistingue)
Une côtelette, monsieur ?

Mistingue
Merci !… merci !… je n'ai plus faim !

Norine
Et toi, mon ami ?

Lenglumé
Moi non plus !

Norine (à Justin qui vient de rentrer)
Justin ! servez le dessert !

Mistingue
Je n'en prendrai pas !

Lenglumé
Nous n'en prendrons pas.

Norine
Alors, le café !… les liqueurs !…
(Justin sort.)

Mistingue
Mille grâces !… j'ai fini !

Lenglumé
Nous avons fini !

Norine (tendant son verre)
Eh bien, donne-moi à boire.

Lenglumé (les mains sous la table)
Non !… j'ai ma crampe !…
(Norine tend son verre à Mistingue.)

Mistingue (de même)
Moi aussi… j'ai sa crampe !

Norine (à part)
Pourquoi diable mettent-ils leurs mains sous la table ?

Justin (rentrant et posant sur la table un plateau contenant le café et les liqueurs)
Madame, M. Potard est dans le petit salon.

Norine (se levant)
Mon cousin !… le père de notre filleul… J'y vais.

Chœur (Sur l'air de Dans notre noble Venis)
Quelle drôle d'aventure !
Il fait bien triste figure.
Si j'en sors blanc, je le jure,
il sera guéri,
Ravi !
(Norine est suivie de Justin, qui a porté la table à droite.)


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