Il ne faut jurer de rien
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ACTE PREMIER - Scène II

Alfred de Musset

ACTE PREMIER - Scène II


(LA BARONNE, CÉCILE, UN ABBÉ, UN MAÎTRE DE DANSE PUIS VANBUCK.Au château.La baronne, assise, cause avec l'abbé en faisant de la tapisserie. Cécile prend sa leçon de danse.)

LA BARONNE
C'est une chose assez singulière que je ne trouve pas mon peloton bleu.

L'ABBÉ
Vous le teniez il y a un quart d'heure ; il aura roulé quelque part.

LE MAÎTRE DE DANSE
Si mademoiselle veut faire encore la poule, nous nous reposerons après cela.

CÉCILE
Je veux apprendre la valse à deux temps.

LE MAÎTRE DE DANSE
Madame la baronne s'y oppose. Ayez la bonté de tourner la tête, et de me faire des oppositions.

L'ABBÉ
Que pensez-vous, madame, du dernier sermon ? ne l'avez-vous pas entendu ?

LA BARONNE
C'est vert et rose, sur fond noir, pareil au petit meuble d'en haut.

L'ABBÉ
Plaît-il ?

LA BARONNE
Ah ! pardon, je n'y étais pas.

L'ABBÉ
J'ai cru vous y apercevoir.

LA BARONNE
Où donc ?

L'ABBÉ
À Saint-Roch, dimanche dernier.

LA BARONNE
Mais oui, très bien. Tout le monde pleurait ; le baron ne faisait que se moucher. Je m'en suis allée à la moitié, parce que ma voisine avait des odeurs, et que je suis en ce moment-ci entre les bras des homœopathes.

LE MAÎTRE DE DANSE
Mademoiselle, j'ai beau vous le dire, vous ne faites pas d'oppositions. Détournez donc légèrement la tête, et arrondissez-moi les bras.

CÉCILE
Mais, monsieur, quand on ne veut pas tomber, il faut bien regarder devant soi.

LE MAÎTRE DE DANSE
Fi donc ! C'est une chose horrible. Tenez, voyez ; y a-t-il rien de plus simple ? Regardez-moi ; est- ce que je tombe ? Vous allez à droite, vous regardez à gauche ; vous allez à gauche, vous regardez à droite ; il n'y a rien de plus naturel.

LA BARONNE
C'est une chose inconcevable que je ne trouve pas mon peloton bleu.

CÉCILE
Maman, pourquoi ne voulez-vous donc pas que j'apprenne la valse à deux temps ?

LA BARONNE
Parce que c'est indécent. — Avez-vous lu (Jocelyn)
 ?

L'ABBÉ
Oui, madame, il y a de beaux vers ; mais le fond, je vous l'avouerai…

LA BARONNE
Le fond est noir ; tout le petit meuble l'est ; vous verrez cela sur du palissandre.

CÉCILE
Mais, maman, miss Clary valse bien, et mesdemoiselles de Raimbaut aussi.

LA BARONNE
Miss Clary est Anglaise, mademoiselle. Je suis sûre, l'abbé, que vous êtes assis dessus.

L'ABBÉ
Moi, madame ! sur miss Clary !

LA BARONNE
Eh ! c'est mon peloton, le voilà. Non, c'est du rouge ; où est-il passé ?

L'ABBÉ
Je trouve la scène de l'évêque fort belle ; il y a certainement du génie, beaucoup de talent, et de la facilité.

CÉCILE
Mais, maman, de ce qu'on est Anglaise, pourquoi est-ce décent de valser ?

LA BARONNE
Il y a aussi un roman que j'ai lu, qu'on m'a envoyé de chez Mongie. Je ne sais plus le nom, ni de qui c'était. L'avez-vous lu ? C'est assez bien écrit.

L'ABBÉ
Oui, madame. Il semble qu'on ouvre la grille. Attendez-vous quelque visite ?

LA BARONNE
Ah ! c'est vrai ; Cécile, écoutez.

LE MAÎTRE DE DANSE
Madame la baronne veut vous parler, mademoiselle.

L'ABBÉ
Je ne vois pas entrer de voiture ; ce sont des chevaux qui vont sortir.

CÉCILE(s'approchant.)
Vous m'avez appelée, maman ?

LA BARONNE
Non. Ah ! oui. Il va venir quelqu'un ; baissez-vous donc que je vous parle à l'oreille. — C'est un parti. Êtes-vous coiffée ?

CÉCILE
Un parti ?

LA BARONNE
Oui, très convenable. ― Vingt-cinq à trente ans, ou plus jeune ; — non, je n'en sais rien ; très bien ; allez danser.

CÉCILE
Mais, maman, je voulais vous dire…

LA BARONNE
C'est incroyable où est allé ce peloton. Je n'en ai qu'un de bleu, et il faut qu'il s'envole.
(Entre Van Buck.)

VAN BUCK
Madame la baronne, je vous souhaite le bonjour. Mon neveu n'a pu venir avec moi ; il m'a chargé de vous présenter ses regrets, et d'excuser son manque de parole.

LA BARONNE
Ah bah ! vraiment, il ne vient pas ? Voilà ma fille qui prend sa leçon ; permettez-vous qu'elle continue ? Je l'ai fait descendre, parce que c'est trop petit chez elle.

VAN BUCK
J'espère bien ne déranger personne. Si mon écervelé de neveu…

LA BARONNE
Vous ne voulez pas boire quelque chose ? Asseyez-vous donc. Comment allez-vous ?

VAN BUCK
Mon neveu, madame, est bien fâché…

LA BARONNE
Écoutez donc que je vous dise. L'abbé, vous nous restez, pas vrai ? Eh bien ! Cécile, qu'est-ce qui t'arrive ?

LE MAÎTRE DE DANSE
Mademoiselle est lasse, madame.

LA BARONNE
Chansons ! si elle était au bal, et qu'il fût quatre heures du matin, elle ne serait pas lasse, c'est clair comme le jour. — Dites-moi donc, vous,(Bas à Van Buck.)
Est-ce que c'est manqué ?

VAN BUCK
J'en ai peur ; et s'il faut tout dire…

LA BARONNE
Ah bah ! il refuse ? Eh bien ! c'est joli.

VAN BUCK
Mon Dieu, madame, n'allez pas croire qu'il y ait là de ma faute en rien. Je vous jure bien par l'âme de mon père…

LA BARONNE
Enfin il refuse, pas vrai ? C'est manqué ?

VAN BUCK
Mais, madame, si je pouvais sans mentir…
(On entend un grand tumulte au dehors.)

LA BARONNE
Qu'est-ce que c'est ? regardez donc, l'abbé.

L'ABBÉ
Madame, c'est une voiture versée devant la porte du château. On apporte ici un jeune homme qui semble privé de sentiment.

LA BARONNE
Ah ! mon Dieu ! un mort qui m'arrive ! Qu'on arrange vite la chambre verte. Venez, Van Buck, donnez-moi le bras.
(Ils sortent.)


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