Il ne faut jurer de rien
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ACTE DEUXIÈME - Scène II

Alfred de Musset

ACTE DEUXIÈME - Scène II


(LA BARONNE, L'ABBÉ, VANBUCK, PUISCÉCILE, UN DOMESTIQUE…Le salon.La Baronne et l'Abbé, devant une table de jeu préparée.)

LA BARONNE
Vous direz ce que vous voudrez, c'est désolant de jouer avec un mort. Je déteste la campagne à cause de cela.

L'ABBÉ
Mais où est donc M. Van Buck ? Est-ce qu'il n'est pas encore descendu ?

LA BARONNE
Je l'ai vu tout à l'heure dans le parc avec ce monsieur de la chaise, qui, par parenthèse, n'est guère poli de ne pas vouloir nous rester à dîner.

L'ABBÉ
S'il a des affaires pressées…

LA BARONNE
Bah ! des affaires, tout le monde en a. La belle excuse ! Si on ne pensait jamais qu'aux affaires, on ne serait jamais à rien. Tenez ! l'abbé, jouons au piquet ; je me sens d'une humeur massacrante.

L'ABBÉ(mêlant les cartes.)
Il est certain que les jeunes gens du jour ne se piquent pas d'être polis.

LA BARONNE
Polis ! je crois bien. Est-ce qu'ils s'en doutent ? et qu'est-ce que c'est que d'être poli ? Mon cocher est poli. De mon temps, l'abbé, on était galant.

L'ABBÉ
C'était le bon, madame la baronne, et plût au ciel que j'y fusse né !

LA BARONNE
J'aurais voulu voir que mon frère, qui était à Monsieur, tombât de carrosse à la porte d'un château, et qu'on l'y eût gardé à coucher. Il aurait plutôt perdu sa fortune que de refuser de faire un quatrième. Tenez ! ne parlons plus de ces choses-là. C'est à vous de prendre ; vous n'en laissez pas ?

L'ABBÉ
Je n'ai pas un as ; voilà M. Van Buck.
(Entre Van Buck.)

LA BARONNE
Continuons ; c'est à vous de parler.

VAN BUCK(bas à la baronne.)
Madame, j'ai deux mots à vous dire qui sont de la dernière importance.

LA BARONNE
Eh bien ! après le marqué.

L'ABBÉ
Cinq cartes, valant quarante-cinq.

LA BARONNE
Cela ne vaut pas.(À Van Buck.)
Qu'est-ce donc ?

VAN BUCK
Je vous supplie de m'accorder un moment ; je ne puis parler devant un tiers, et ce que j'ai à vous dire ne souffre aucun retard.

LA BARONNE(se levant.)
Vous me faites peur ; de quoi s'agit-il ?

VAN BUCK
Madame, c'est une grave affaire, et vous allez peut-être vous fâcher contre moi. La nécessité me force de manquer à une promesse que mon impudence m'a fait accorder. Le jeune homme à qui vous avez donné l'hospitalité cette nuit est mon neveu.

LA BARONNE
Ah bah ! quelle idée !

VAN BUCK
Il désirait approcher de vous sans être connu ; je n'ai pas cru mal faire en me prêtant à une fantaisie qui, en pareil cas, n'est pas nouvelle.

LA BARONNE
Ah, mon Dieu ! j'en ai vu bien d'autres !

VAN BUCK
Mais je dois vous avertir qu'à l'heure qu'il est, il vient d'écrire à mademoiselle de Mantes, et dans les termes les moins retenus. Ni mes menaces, ni mes prières n'ont pu le dissuader de sa folie ; et un de vos gens, je le dis à regret, s'est chargé de remettre le billet à son adresse. Il s'agit d'une déclaration d'amour, et, je dois ajouter, des plus extravagantes.

LA BARONNE
Vraiment ! eh bien ! ce n'est pas si mal. Il a de la tête, votre petit bonhomme.

VAN BUCK
Jour de Dieu ! je vous en réponds ! ce n'est pas d'hier que j'en sais quelque chose. Enfin, madame, c'est à vous d'aviser aux moyens de détourner les suites de cette affaire. Vous êtes chez vous ; et, quant à moi, je vous avouerai que je suffoque et que les jambes vont me manquer. Ouf !
(Il tombe dans une chaise.)

LA BARONNE
Ah ciel ! qu'est-ce que vous avez donc ? Vous êtes pâle comme un linge ! Vite ! racontez-moi tout ce qui s'est passé, et faites-moi confidence entière.

VAN BUCK
Je vous ai tout dit ; je n'ai rien à ajouter.

LA BARONNE
Ah bah ! ce n'est que ça ? Soyez donc sans crainte : si votre neveu a écrit à Cécile, la petite me montrera le billet.

VAN BUCK
En êtes-vous sûre, baronne ? Cela est dangereux.

LA BARONNE
Belle question ! Où en serions-nous si une fille ne montrait pas à sa mère une lettre qu'on lui écrit ?

VAN BUCK
Hum ! je n'en mettrais pas ma main au feu.

LA BARONNE
Qu'est-ce à dire, monsieur Van Buck ? Savez-vous à qui vous parlez ? Dans quel monde avez-vous vécu pour élever un pareil doute ? Je ne sais pas trop comme on fait aujourd'hui, ni de quel train va votre bourgeoisie ; mais, vertu de ma vie ! en voilà assez ; j'aperçois justement ma fille, et vous verrez qu'elle m'apporte sa lettre. Venez, l'abbé, continuons.
(Elle se remet au jeu. — Entre Cécile, qui va à la fenêtre, prend son ouvrage et s'assoit à l'écart.)

L'ABBÉ
Quarante-cinq ne valent pas ?

LA BARONNE
Non, vous n'avez rien ; quatorze d'as, six et quinze, c'est quatre-vingt-quinze. À vous de jouer.

L'ABBÉ
Trèfle. Je crois que je suis capot.

VAN BUCK(bas à la baronne.)
Je ne vois pas que mademoiselle Cécile vous fasse encore de confidence.

LA BARONNE(bas à Van Buck.)
Vous ne savez ce que vous dites ; c'est l'abbé qui la gêne ; je suis sûre d'elle comme de moi. Je fais repic seulement. Cent, et dix-sept de reste. À vous de faire. UN DOMESTIQUE(entrant.)
Monsieur l'abbé, on vous demande ; c'est le sacristain et le bedeau du village.

L'ABBÉ
Qu'est-ce qu'ils me veulent ? Je suis occupé.

LA BARONNE
Donnez vos cartes à Van Buck ; il jouera ce coup-ci pour vous.
(L'abbé sort. Van Buck prend sa place.)

LA BARONNE
C'est vous qui faites, et j'ai coupé. Vous êtes marqué, selon toute apparence. Qu'est-ce que vous avez donc dans les doigts ?

VAN BUCK(bas.)
Je vous confesse que je ne suis pas tranquille : votre fille ne dit mot, et je ne vois pas mon neveu.

LA BARONNE
Je vous dis que j'en réponds ; c'est vous qui la gênez ; je la vois d'ici qui me fait des signes.

VAN BUCK
Vous croyez ? moi, je ne vois rien.

LA BARONNE
Cécile, venez donc un peu ici ; vous vous tenez à une lieue.(Cécile approche son fauteuil.)
Est-ce que vous n'avez rien à me dire, ma chère ?

CÉCILE
Moi ? Non, maman.

LA BARONNE
Ah bah ! Je n'ai que quatre cartes, Van Buck ; le point est à vous. J'ai trois valets.

VAN BUCK
Voulez-vous que je vous laisse seules ?

LA BARONNE
Non ; restez donc, ça ne fait rien. Cécile, tu peux parler devant monsieur.

CÉCILE
Moi, maman ? Je n'ai rien de secret à dire.

LA BARONNE
Vous n'avez pas à me parler ?

CÉCILE
Non, maman.

LA BARONNE
C'est inconcevable ; qu'est-ce que vous venez donc me conter, Van Buck ?

VAN BUCK
Madame, j'ai dit la vérité.

LA BARONNE
Ça ne se peut pas : Cécile n'a rien à me dire ; il est clair qu'elle n'a rien reçu.

VAN BUCK(se levant.)
Eh morbleu ! je l'ai vu de mes yeux.

LA BARONNE(se levant aussi.)
Ma fille, qu'est-ce que cela signifie ? Levez-vous droite, et regardez-moi. Qu'est-ce que vous avez dans vos poches ?

CÉCILE(pleurant.)
Mais, maman, ce n'est pas ma faute ; c'est ce monsieur qui m'a écrit.

LA BARONNE
Voyons cela.(Cécile donne la lettre.)
Je suis curieuse de lire de son style, à ce monsieur, comme vous l'appelez.(Elle lit.)
"Mademoiselle, je meurs d'amour pour vous. Je vous ai vue l'hiver passé, et, vous sachant à la campagne, j'ai résolu de vous revoir ou de mourir. J'ai donné un louis à mon postillon…" Ne voudrait-il pas qu'on le lui rendît ? Nous avons bien affaire de le savoir ! "à mon postillon, pour me verser devant votre porte. Je vous ai rencontrée deux fois ce matin, et je n'ai rien pu vous dire, tant votre présence m'a troublé ! Cependant la crainte de vous perdre, et l'obligation de quitter le château…" J'aime beaucoup ça ! Qui est-ce qui le priait de partir ? C'est lui qui me refuse de rester à dîner. "me déterminent à vous demander de m'accorder un rendez-vous. Je sais que je n'ai aucun titre à votre confiance…" La belle remarque, et faite à propos ! "mais l'amour peut tout excuser ; ce soir, à neuf heures, pendant le bal, je serai caché dans le bois ; tout le monde ici me croira parti, car je sortirai du château en voiture avant dîner, mais seulement pour faire quatre pas et descendre." Quatre pas ! quatre pas ! l'avenue est longue ; ne dirait-on pas qu'il n'y a qu'à enjamber ? "et descendre. Si dans la soirée vous pouvez vous échapper, je vous attends ; sinon je me brûle la cervelle." Bien. "… la cervelle. Je ne crois pas que votre mère…" Ah ! que votre mère ? voyons un peu cela. "fasse grande attention à vous. Elle a une tête de gir…" Monsieur Van Buck, qu'est-ce que cela signifie ?

VAN BUCK
Je n'ai pas entendu, madame.

LA BARONNE
Lisez vous-même, et faites-moi le plaisir de dire à votre neveu qu'il sorte de ma maison tout à l'heure, et qu'il n'y mette jamais les pieds.

VAN BUCK
Il y a "girouette (")
, c'est positif ; je ne m'en étais pas aperçu. Il m'avait cependant lu sa lettre avant que de la cacheter.

LA BARONNE
Il vous avait lu cette lettre et vous l'avez laissé la donner à mes gens ! Allez ! vous êtes un vieux sot, et je ne vous reverrai de ma vie.
(Elle sort. On entend le bruit d'une voiture.)

VAN BUCK
Qu'est-ce que c'est ? Mon neveu qui part sans moi ? Eh ! comment veut-il que je m'en aille ? J'ai renvoyé mes chevaux. Il faut que je coure après lui.
(Il sort en courant.)

CÉCILE(seule.)
C'est singulier ; pourquoi m'écrit-il, quand tout le monde veut bien qu'il m'épouse ?


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