Frisette
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FRISETTE - ScèneXII

Eugène Labiche

FRISETTE - ScèneXII


FRISETTE (GAUDRION)
(Frisette rentre avec un poêlon qu'elle met sur un réchaud.)

GAUDRION(à part.)
La voici… oui… mais comment lui demander ça?… (Il tousse.)
Hum! hum!

FRISETTE(accroupie près de la cheminée, à part.)
Tousse, va !… si tu crois que je vais te répondre…

GAUDRION(d'un air aimable.)
Voisine… (Frisette ne répond pas.)
Voisine, c'est que… Tiens… c'est de la bouillie que vous faites là ?… pour le petit ?… ou pour… la petite ? hein… (Frisette ne répond pas. À part.)
Ne pas même savoir le sexe!… (Haut.)
Il paraît qu'il commence à manger ?… Quel âge a-t-elle ?

FRISETTE
Il a son âge !

GAUDRION(à part.)
Il!… c'est un garçon !… bravo !… (Haut.)
Dites donc, mam'zelle ?… et le papa ?… qu'est-ce que vous en avez donc fait du papa ?

FRISETTE
Ah çà! mais, de quoi vous mêlez-vous ?… a-t-on jamais vu!…

GAUDRION
Ah! c'est que je vais vous dire… en le regardant, tout à l'heure… Gabriel… il m'a semblé reconnaître… oui… il a quelque chose d'ouvert entre le nez et le menton… je l'ai peut-être connu, moi, son papa…

FRISETTE(remuant sa bouillie.)
Eh bien, vous avez connu quelque chose de gentil!… un mauvais sujet, un vaurien, un homme affreux !…

GAUDRION(à part.)
Parbleu!… l'Adrien en question!…

FRISETTE(se relevant.)
Ah ! si je le tenais, voyez-vous, ce Gaudrion!

GAUDRION
Hein ?… vous dites ?…

FRISETTE
Rien.

GAUDRION
Pardon… vous ayez dit… précisément, c'est bien ça… oui, un de mes camarades… un boulanger…

FRISETTE
Un monstre, monsieur, qui a abandonné son enfant… qui…

GAUDRION
Permettez… il avait peut-être à se plaindre de la mère… ça s'est vu, ça… il avait peut-être été trahi, trompé par elle…

FRISETTE
Trompé par Louise ?… pas vrai!

GAUDRION
Hein ?

FRISETTE
Louise était une brave fille, incapable… (Se reprenant.)
Ah çà! mais je ne sais pas pourquoi j'irais vous dire…

GAUDRION
Continuez…

FRISETTE
Et si je ne veux pas, moi!… Est-ce que je vous connais ?… (Lui tournant le dos.)
Je ne vous connais pas.

GAUDRION
Puisque Gaudrion m'a tout conté.

FRISETTE
À sa manière, sans doute… (Revenant à Gaudrion.)
Mais voilà la vérité… au moment de l'épouser, cet affreux garnement prétexte un voyage… des affaires, disait-il… Elle, de son côté, pleine d'amour, de confiance, écrit à sa famille… l'engage à venir à Paris pour la noce… son frère arrive…

GAUDRION
Son frère ?…

FRISETTE
Oui, son frère, Adrien…

GAUDRION(à part.)
Adrien!

FRISETTE
Elle lui cède une de ses deux chambres… dame ! les pauvres gens, ça se gêne…

GAUDRION(à part.)
Ah! gredin que je suis!

FRISETTE
Eh bien, monsieur, l'autre n'a plus reparu jamais! c'est donc joli, ça?… Oh! les hommes!…
(Elle retourne à la cheminée.)

GAUDRION(à part.)
Allons, il n'y a plus à en douter… puisque l'autre est le frère, moi, je suis… (Avec un attendrissement comique.)
J'ai un petit… Ah! ça me fait un drôle d'effet, là! J'ai envie de rire et je pleure!… j'ai envie de pleurer et… je ris…

FRISETTE(se dirigeant vers la porte du cabinet avec sa bouillie.)
Voilà qui est fait!

GAUDRION
Vous allez lui porter… ah! mam'zelle, laissez-moi le voir, hein ?

FRISETTE
Qui ça ?

GAUDRION
Eh bien, le petit.

FRISETTE
C'est ça… pour lui faire peur, avec vos gros yeux…

GAUDRION
Oh! laissez-moi le voir, hein ?

FRISETTE
Mais qu'est-ce qui vous prend donc?… Je croyais que vous n'aimiez pas les enfants ?

GAUDRION
Moi ? je les adore !

FRISETTE
Vraiment ?… En ce cas… (Ouvrant la porte du cabinet de gauche.)
Chut!

GAUDRION
Quoi ?

FRISETTE
Il dort.

GAUDRION
Qu'est-ce que ça fait ? pour l'embrasser !

FRISETTE
Par exemple!… ça le réveillerait!
(Elle ferme la porte.)

GAUDRION(frappant sur la table alors placée devant le lit au fond.)
Cristi !

FRISETTE
Chut donc !

GAUDRION
On se tait, mon Dieu! on se tait!… (Redescendant.)
On dirait que vous en êtes jalouse, de cet enfant…

FRISETTE
Eh bien, oui, j'en suis jalouse… je veux qu'il n'aime que moi… que moi seule.

GAUDRION
Ah!… pourtant… il y a bien une autre personne…

FRISETTE
Qui ça ?

GAUDRION
Son père, par exemple!

FRISETTE
Son père ?

GAUDRION
Dame ! si un jour il venait le réclamer ?

FRISETTE
Lui ?… Ah! il serait bien reçu!

GAUDRION
Pourtant, il a des droits… mon ami Gaudrion a des droits…

FRISETTE
Aucun !

GAUDRION
Je vous dis que si !

FRISETTE
Je vous dis que non !

GAUDRION
Ah! mais…

FRISETTE
Y a pas d'ah! mais… c'est comme ça! Et, puisqu'il faut tout vous dire… car vous êtes d'une curiosité!… eh bien, lorsque je me suis trouvée seule à côté de cette pauvre créature abandonnée qui tendait vers moi ses petites mains suppliantes, comme pour invoquer mon cœur… je me suis dit : (AIR du vaudeville de L'Anonyme.)
Allons, Frisette, allons, ma pauvre fille, Du ciel il faut accomplir les arrêts; De cet enfant, sans appui, sans famille, Tu ne peux plus t'éloigner désormais ! La Providenc' qui veut que tout' misère, Rencontre un jour la pitié sur son ch'min, T'a confié les devoirs d'une mère En te plaçant auprès d'un orphelin.

GAUDRION(attendri.)
Ah! mais c'est bien ça !

FRISETTE
Et je l'ai adopté, c't enfant, et je l'ai reconnu, et, pour qu'on ne puisse jamais me le reprendre, je l'ai fait inscrire sous mon nom.

GAUDRION
Comment ?

FRISETTE
Et, aujourd'hui, sa seule famille devant les hommes et devant la loi… c'est moi…

GAUDRION
Il serait possible!

FRISETTE(faisant quelques pas et se retournant.)
Vous pourrez dire ça de ma part à votre ami Gaudrion, quand vous le verrez! ah!
(Elle entre vivement dans le cabinet de gauche.)


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