Fantasio
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ACTE II - Scène VII

Alfred de Musset

ACTE II - Scène VII


Une prison.

Fantasio (seul)
Je ne sais s'il y a une providence, mais c'est amusant d'y croire. Voilà pourtant une pauvre petite princesse qui allait épouser à son corps défendant un animal immonde, un cuistre de province, à qui le hasard a laissé tomber une couronne sur la tête, comme l'aigle d'Eschyle sa tortue. Tout était préparé ; les chandelles allumées, le prétendu poudré, la pauvre petite confessée. Elle avait essuyé les deux charmantes larmes que j'ai vues couler ce matin. Rien ne manquait que deux ou trois capucinades pour que le malheur de sa vie fût en règle. Il y avait dans tout cela la fortune de deux royaumes, la tranquillité de deux peuples ; et il faut que j'imagine de me déguiser en bossu, pour venir me griser derechef dans l'office de notre bon roi, et pour pêcher au bout d'une ficelle la perruque de son cher allié ! En vérité, lorsque je suis gris, je crois que j'ai quelque chose de surhumain. Voilà le mariage manqué et tout remis en question. Le prince de Mantoue a demandé ma tête, en échange de sa perruque. Le roi de Bavière a trouvé la peine un peu forte, et n'a consenti qu'à la prison. Le prince de Mantoue, grâce à Dieu, est si bête, qu'il se ferait plutôt couper en morceaux que d'en démordre ; ainsi la princesse reste fille, du moins pour cette fois. S'il n'y a pas là le sujet d'un poème épique en douze chants, je ne m'y connais pas. Pope et Boileau ont fait des vers admirables sur des sujets bien moins importants. Ah ! si j'étais poète, comme je peindrais la scène de cette perruque voltigeant dans les airs ! Mais celui qui est capable de faire de pareilles choses dédaigne de les écrire. Ainsi la postérité s'en passera.
(Il s'endort. — Entrent Elsbeth et sa gouvernante, une lampe à la main.)

Elsbeth
Il dort ; ferme la porte doucement.

La Gouvernante
Voyez ; cela n'est pas douteux. Il a ôté sa perruque postiche, sa difformité a disparu en même temps ; le voilà tel qu'il est, tel que ses peuples le voient sur son char de triomphe ; c'est le noble prince de Mantoue.

Elsbeth
Oui, c'est lui ; voilà ma curiosité satisfaite ; je voulais voir son visage, et rien de plus ; laisse-moi me pencher sur lui.
(Elle prend la lampe.)
Psyché, prends garde à ta goutte d'huile.

La Gouvernante
Il est beau comme un vrai Jésus.

Elsbeth
Pourquoi m'as-tu donné à lire tant de romans et de contes de fées ? Pourquoi as-tu semé dans ma pauvre pensée tant de fleurs étranges et mystérieuses ?

La Gouvernante
Comme vous voilà émue sur la pointe de vos petits pieds !

Elsbeth
Il s'éveille ; allons-nous-en.

Fantasio (s'éveillant)
Est-ce un rêve ? Je tiens le coin d'une robe blanche.

Elsbeth
Lâchez-moi ! laissez-moi partir.

Fantasio
C'est vous, princesse ! Si c'est la grâce du bouffon du roi que vous m'apportez si divinement, laissez-moi remettre ma bosse et ma perruque ; ce sera fait dans un instant.

La Gouvernante
Ah ! prince, qu'il vous sied mal de nous tromper ainsi ! Ne reprenez pas ce costume ; nous savons tout.

Fantasio
Prince ! où en voyez-vous un ?

La Gouvernante
À quoi sert-il de dissimuler ?

Fantasio
Je ne dissimule pas le moins du monde ; par quel hasard m'appelez-vous prince ?

La Gouvernante
Je connais mes devoirs envers Votre Altesse.

Fantasio
Madame, je vous supplie de m'expliquer les paroles de cette honnête dame. Y a-t-il réellement quelque méprise extravagante, ou suis-je l'objet d'une raillerie ?

Elsbeth
Pourquoi le demander, lorsque c'est vous-même qui raillez ?

Fantasio
Suis-je donc un prince, par hasard ? Concevrait-on quelque soupçon sur l'honneur de ma mère ?

Elsbeth
Qui êtes-vous, si vous n'êtes pas le prince de Mantoue ?

Fantasio
Mon nom est Fantasio ; je suis un bourgeois de Munich.
(Il lui montre une lettre.)

Elsbeth
Un bourgeois de Munich ! Et pourquoi êtes-vous déguisé ? Que faites-vous ici ?

Fantasio
Madame, je vous supplie de me pardonner.
(Il se jette à genoux.)

Elsbeth
Que veut dire cela ? Relevez-vous, homme, et sortez d'ici. Je vous fais grâce d'une punition que vous mériteriez peut-être. Qui vous a poussé à cette action ?

Fantasio
Je ne puis dire le motif qui m'a conduit ici.

Elsbeth
Vous ne pouvez le dire ? et cependant je veux le savoir.

Fantasio
Excusez-moi, je n'ose l'avouer.

La Gouvernante
Sortons, Elsbeth ; ne vous exposez pas à entendre des discours indignes de vous. Cet homme est un voleur, ou un insolent qui va vous parler d'amour.

Elsbeth
Je veux savoir la raison qui vous a fait prendre ce costume.

Fantasio
Je vous supplie, épargnez-moi.

Elsbeth
Non, non ! parlez, ou je ferme cette porte sur vous pour dix ans.

Fantasio
Madame, je suis criblé de dettes ; mes créanciers ont obtenu un arrêt contre moi ; à l'heure où je vous parle, mes meubles sont vendus, et si je n'étais dans cette prison, je serais dans une autre. On a dû venir m'arrêter hier au soir ; ne sachant où passer la nuit, ni comment me soustraire aux poursuites des huissiers, j'ai imaginé de prendre ce costume et de venir me réfugier aux pieds du roi ; si vous me rendez la liberté, on va me prendre au collet ; mon oncle est un avare qui vit de pommes de terre et de radis, et qui me laisse mourir de faim dans tous les cabarets du royaume. Puisque vous voulez le savoir, je dois vingt mille écus.

Elsbeth
Tout cela est-il vrai ?

Fantasio
Si je mens, je consens à les payer.
(On entend un bruit de chevaux.)

La Gouvernante
Voilà des chevaux qui passent ; c'est le roi en personne. Si je pouvais faire signe à un page !
(Elle appelle par la fenêtre.)
Holà ! Flamel, où allez-vous donc ?

Le Page (en dehors)
Le prince de Mantoue va partir.

La Gouvernante
Le prince de Mantoue !

Le Page
Oui, la guerre est déclarée. Il y a eu entre lui et le roi une scène épouvantable devant toute la cour, et le mariage de la princesse est rompu.

Elsbeth
Entendez-vous cela, monsieur Fantasio ? vous avez fait manquer mon mariage.

La Gouvernante
Seigneur mon Dieu ! le prince de Mantoue s'en va, et je ne l'aurai pas vu !

Elsbeth
Si la guerre est déclarée, quel malheur !

Fantasio
Vous appelez cela un malheur, altesse ? Aimeriez-vous mieux un mari qui prend fait et cause pour sa perruque ? Eh ! madame, si la guerre est déclarée, nous saurons quoi faire de nos bras ; les oisifs de nos promenades mettront leurs uniformes ; moi-même je prendrai mon fusil de chasse, s'il n'est pas encore vendu. Nous irons faire un tour d'Italie, et si vous entrez jamais à Mantoue, ce sera comme une véritable reine, sans qu'il y ait besoin pour cela d'autres cierges que nos épées.

Elsbeth
Fantasio, veux-tu rester le bouffon de mon père ? Je te paie tes vingt mille écus.

Fantasio
Je le voudrais de grand cœur ; mais en vérité, si j'y étais forcé, je sauterais par la fenêtre, pour me sauver un de ces jours.

Elsbeth
Pourquoi ? tu vois que Saint-Jean est mort ; il nous faut absolument un bouffon.

Fantasio
J'aime ce métier plus que tout autre ; mais je ne puis faire aucun métier. Si vous trouvez que cela vaille vingt mille écus de vous avoir débarrassée du prince de Mantoue, donnez-les-moi, et ne payez pas mes dettes. Un gentilhomme sans dettes ne saurait où se présenter. Il ne m'est jamais venu à l'esprit de me trouver sans dettes.

Elsbeth
Eh bien ! je te les donne ; mais prends la clef de mon jardin : le jour où tu t'ennuieras d'être poursuivi par tes créanciers, viens te cacher dans les bleuets où je t'ai trouvé ce matin ; aie soin de reprendre ta perruque et ton habit bariolé ; ne parais jamais devant moi sans cette taille contrefaite et ces grelots d'argent, car c'est ainsi que tu m'as plu : tu redeviendras mon bouffon pour le temps qu'il te plaira de l'être, et puis tu iras à tes affaires. Maintenant tu peux t'en aller, la porte est ouverte.

La Gouvernante
Est-il possible que le prince de Mantoue soit parti sans que je l'aie vu.
(FIN DE FANTASIO.)


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