Boubouroche
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Acte premier - Scène première

Georges Courteline

Acte premier - Scène première


Boubouroche, Potasse, Roth, Fouettard, consommateurs.

Boubouroche (abattant une carte.)
C'est pour la paix que mon marteau travaille,
Loin des combats, je vis en liberté…

Potasse
Qu'est-ce qu'il faut que je fasse?

Boubouroche
Coupe, parbleu!

Potasse
Avec quoi?

Boubouroche
Tu n'as pas de couteau?

Potasse
Je n'en ai jamais eu.

Boubouroche
C'est trop fort! Tu ne pouvais pas le dire tout de suite?

Potasse (malin.)
Pour les renseigner, n'est-ce pas?

Boubouroche
Les renseigner!… Tu m'as l'air renseigné.

Potasse
Mais…

Boubouroche
Zut! On ne joue pas la manille comme ça.

Potasse
Je joue comme je peux.

Boubouroche
Alors, laisse-moi conduire. C'est curieux, aussi, ce parti pris de vouloir, toujours et quand même, conduire la manille parlée!… Comme s'il était donné à tout le monde de conduire la manille parlée! (Cependant Roth et Fouettard se font du bon sang en silence.)
Tiens, regarde Roth et Fouettard!… Ils se fichent de toi; c'est flatteur!… Et ça nous coûte une levée.

Potasse
Enfin, qu'est-ce que je fais?

Boubouroche
Des sottises!

Potasse
Je te demande ce que je dois faire.

Boubouroche
Me laisser conduire seul.

Potasse (agacé.)
J'ai de la peine à me faire comprendre. Que dois-je mettre?

Boubouroche
Où ça?

Potasse
Sur le pli?

Boubouroche (qui comprend enfin.)
Ah, bon! Mets une crotte de chien!
(Potache met une carte.)

Fouettard (à Roth qu'il questionne.)
Un cheval?

Roth
Un boeuf!… Un éléphant!
(Fouettard joue, fait la levée, puis:)

Fouettard (abattant sa dernière carte.)
Et coeur!

Boubouroche (jouant.)
Pour moi! (Il ramasse ses levées et fait à demi-voix son compte.)
Quatre et quatre huit et cinq treize. Et cinq, dix-huit; et un, dix-neuf; et un, vingt. Et cinq, vingt-cinq; et quatre, vingt-neuf; et six, trente-cinq. Et un, trente-six; et quatre, quarante… Et seize, cinquante-six. C'est bien cela. Vingt-deux pour nous; marque,
Potasse.

Potasse (marquant.)
Vingt-deux pour les invités.

Roth
A qui de faire?

Boubouroche
C'est à Fouettard. Où diable est mon tabac?

Fouettard (qui l'avait mis dans sa poche l'en retire.)
Le voici. Simple distraction.
(Là-dessus il ramasse les cartes, les bat, et donne à couper.)

Boubouroche (ramassant ses cartes au fur et à mesure qu'elles lui sont distribuées.)
C'est pour la paix que mon manteau travaille,
Loin des canons, je vis en liberté…

Fouettard (agacé et s'arrêtant de donner.)
Ah! non, tu nous rases, tu sais, avec ton
Forgeron de la Paix!

Roth
Pour sûr, tu nous rases!… Sans blague, vieux, ça ne te serait pas égal de chanter autre chose?

Boubouroche
Je chante ce que je sais.

Fouettard
Vrai alors, tu as un répertoire restreint. (Il donne la retourne.)
La dame. Deux pour nous.
(Il marque.)

Boubouroche (qui a étudié son jeu.)
Causons peu mais causons bien. (A Potasse.)
Comment es-tu de la maison?

Potasse
Ma part.

Boubouroche
Par le roi?

Potasse
Oui.

Boubouroche
Des coupes?

Potasse
Deux mille deux cent vingt-deux.

Boubouroche
Attends… tu n'as pas de manille?

Potasse
Non; mais j'ai les deux manillons noirs.

Boubouroche
Qui est-ce qui te demande ça?

Potasse (qui se justifie.)
Tu me questionnes.

Boubouroche
Ce n'est pas vrai.

Potasse
Comment, ce n'est pas vrai!

Boubouroche
Non.

Potasse
Si.

Boubouroche
Non. A-t-on idée d'un entêtement pareil? (Mouvement de Potasse.)
Tu ne sais pas la conduire, je te dis; tu ne sais pas la conduire, la manille parlée!… Tu la conduis comme une charrette à bras, comme une soupière, comme un tire-botte!
Depuis des années, je te le répète! Seulement, voilà; l'orgueil, l'éternel orgueil, le besoin de briller et d'étonner le monde par des mérites que l'on n'a pas!… Faire le malin et l'entendu…

Potasse
Oh! mais pardon! En voilà assez! (Il se lève.)
Amédée!

Amédée
Monsieur?

Boubouroche (effaré.)
Hein! quoi?

Potasse (à Amédée.)
Mon paletot, mon chapeau!

Roth (qui s'interpose.)
Voyons!…

Potasse
Fiche-moi la paix, toi.

Boubouroche
Est-il bête!

Fouettard (conciliant.)
Potasse!

Roth
Tu ne vas pas te fâcher?

Potasse (qui commence à mettre son pardessus.)
Ça suffit!

Roth
T'es là que tu t'emballes!…

Fouettard
Viens donc jouer!

Potasse
Je ne joue plus!

Boubouroche
Pourquoi?

Potasse
Je passe ma vie à me faire engueuler; j'en ai plein le dos, à la fin.

Fouettard (désolé.)
Potasse!

Roth (navré.)
Potasse!

Boubouroche (repentant et contrit.)
Potasse!

Potasse (intraitable.)
Non!

Boubouroche
Reprends donc tes cartes, Potasse. Si je t'ai fait de la peine, je t'en demande pardon.

Roth
Là!…

Boubouroche
Je te fais des excuses.

Roth
T'entends?

Boubouroche
Tu sais bien que, pas un instant, l'idée ne m'est venue de te blesser par des paroles désobligeantes! Nous sommes des amis, que diable! Oublie donc un moment d'erreur, et reprends tes cartes, Potasse. Que veux-tu, c'est plus fort que moi; quand je joue la manille, je ne me connais plus.
(Tandis que Boubouroche a ainsi discouru, Potasse, sa rancune désarmée, a rendu à Amédée son chapeau et son pardessus. A la fin il a repris, à la table de jeu, la place qu'il y occupait au lever de rideau. Il reprend son jeu laissé là, et chacun des autres joueurs ayant également repris le sien, la séance continue. Un temps puis:)

Boubouroche (très humble.)
Donc, tu as deux carreaux, deux coeurs, le manillon de trèfle deuxième, et deux piques par le manillon. C'est bien ton jeu?

Potasse
Oui.

Boubouroche
Bon! Cache-le! Joue atout. (Etonnement de Potasse.)
Joue atout; crois- moi… du plus gros. (Potasse convaincu abat le roi d'atout.)
Si le manillon est chez
Roth…

Roth (qui met l'as.)
Il y est.

Boubouroche (qui triomphe.)
Tu vois?… Je lui fais un sort! (Lui-même, du dix d'atout, a pris.)
Nous allons essayer le dix-sept. Atout!

Fouettard (amer.)
Ça réussit.

Boubouroche (au comble de la gloire.)
Ah!… Maintenant, attention au mouvement.
(Long silence, puis:)

Boubouroche (à demi-voix.)
C'est pour la paix que mon manteau travaille,
Loin des canons, je vis en liberté…

Les trois joueurs (agacés.)
Boubouroche!…

Boubouroche
Laissez, laissez… vous gênez mon inspiration. (A lui-même.)
Ils font la manille de trèfle; on ne peut pas les en empêcher. Ça ne fait rien; ils perdent quand même. (A Potasse:)
Ecoute, je vais jouer pique pour toi.

Potasse
Bon.

Boubouroche
Tu prendras de ton manillon, et tu renverras petit pique.

Potasse
Compris.

Boubouroche (jouant.)
Pique!

Fouettard (à son partenaire:)
Au point.

Roth
Tu parles!…
(Potasse prend de son as.)

Boubouroche
Joue pique! (Potasse obéit. Boubouroche fait la levée et rejoue.)
Pique maître!

Potasse
Je me défonce?

Boubouroche
D'un cheval!… Fais voir ton jeu. (Potasse renverse les cartes qui lui restent encore en main.)
Mets ton manillon de trèfle.

Potasse
Voilà.

Boubouroche (jouant à mesure qu'il annonce.)
Trèfle pour toi!… Trèfle pour moi!… Et coeur. Vingt-sept pour nous, et vingt-deux à la marque: quarante-neuf… Vous êtes dans le lac.

Roth
Ça y ressemble.

Boubouroche
Encore une?

Fouettard
Ah non!

Boubouroche (engageant.)
La dernière.

Fouettard
On voit bien que tu as dîné, toi… (D'une voix qui faiblit:)
Il est trop tard, réellement. Quelle heure est-il, Amédée?

Amédée
Neuf heures moins vingt, monsieur Fouettard.

Roth et Fouettard
Neuf heures moins vingt!…

Roth
Je croyais qu'il était sept heures et demie! (Il saute sur son pardessus.)
Moi qui ai promis à une femme de la mener au cinéma!

Fouettard
Et moi qui ai du monde à dîner!… On doit être en train de me chercher à la morgue.

Roth
Nous allons être bien reçus!

Fouettard
Oui; ça va ne pas être ordinaire. Eh! Amédée!

Amédée
Monsieur?

Fouettard
Combien ça fait, tout ça?

Amédée (après avoir fait le compte des soucoupes dressées en colonne.)
Quatre francs vingt!

Fouettard (à Roth.)
Deux francs dix chacun.

Roth
Deux francs dix chacun; c'est cela même.
(Les deux hommes tirent leur porte-monnaie et y farfouillent longuement. Soudain:)

Roth
Au fait, Boubouroche, est-ce que je ne te dois pas huit francs?

Boubouroche
C'est possible.

Roth (qui se récrie.)
Possible? C'est sûr.

Boubouroche (discret.)
Ça ne presse pas, en tout cas.

Roth
Non?

Boubouroche
Non.

Roth
Alors, oblige-moi donc de payer mes soucoupes. Nous compterons à la fin du mois.

Boubouroche
Avec plaisir.

Roth
Merci.

Boubouroche
De rien. A demain, hein?

Roth
A demain.

Fouettard
A propos. Paye donc aussi pour moi; veux-tu? Je suis sorti sans argent, figure- toi. Je te rembourserai demain soir.

Boubouroche
Mais oui, mais oui.

Fouettard
Ça ne te gêne pas, au moins?
(Boubouroche hausse les épaules et rit.)

Fouettard
En ce cas…
(Poignées de main.)

Fouettard et Roth
Au revoir, Boubouroche.

Boubouroche
Au revoir, vieux!
(Sortie de Roth et de Fouettard.)


Acte premier - Scène première

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