Boubouroche, Adèle.
Boubouroche (étourdi au brusque révélé de tant de fausseté et de perfidie.)
Scélérate!… Tu vas mourir!
(Il bondit sur elle; de ses deux mains, il lui emprisonne le cou.)
Adèle (terrifiée.)
Ah!
(Boubouroche l'a renversée sur la chaise longue, le meurtre va s'accomplir. Mais au moment de serrer les doigts, le pauvre homme manque de courage; il se redresse, il prend ses tempes dans ses mains, finit par éclater en larmes, et, tombé aux genoux de sa maîtresse, il sanglote, la tête dans ses jupes.)
Boubouroche
Je ne peux pas, mon Dieu! Je ne peux pas!… Mais quelles fibres me lient donc à toi, que toutes mes énergies d'homme ne puissent suffire à les briser; que ma soif de vengeance désarme devant la peur de te faire du mal et que je ne trouve que des pleurs où je devrais ne trouver que des colères?… Voyons. (il lui prend les mains)
, pourquoi as-tu fait ça?… Je sais bien que je ne suis ni bien beau ni bien riche, mais j'avais tant fait, tant fait, pour faire oublier ces petits torts!… Tu étais dans mon coeur comme dans un nid!… J'étais dans tes petites mains un jouet! Tu avais l'air d'être contente… Alors quoi? Car je ne comprends plus. Pourquoi? Parle! Pourquoi?
Pourquoi?
Adèle (qui s'est peu à peu rassurée et dont le visage n'exprime plus à cette heure que le plus profond étonnement.)
Ah! çà! c'est sérieux?
Boubouroche
Sérieux!
Adèle
C'est qu'en vérité tu me fais peur! Je me demande si tu deviens fou… Qu'est-ce qui te prend? Qu'est-ce que je t'ai fait?
Boubouroche
Eh! ne le savons-nous pas que trop?… Tu m'as trompé!
Adèle (hochant de droite à gauche la tête.)
Pas du tout.
Boubouroche
Tu ne m'as pas trompé?
Adèle (simplement.)
Jamais.
Boubouroche
Mais cet homme, misérable menteuse; cet homme?
Adèle
Je ne puis te répondre.
Boubouroche
Pourquoi donc?
Adèle
Parce que c'est un secret de famille et que je ne puis pas le révéler.
Boubouroche (suffoqué.)
Çà, par exemple!…
Adèle (résignée.)
Tu ne me crois pas? Tu as raison. J'en ferais autant à ta place. Adieu.
Boubouroche
Où vas-tu?
Adèle
Nulle part. Il faut nous quitter; voilà tout.
Boubouroche
Tu n'espères cependant pas que sur la foi d'une simple assurance…
Adèle
Je ne l'espère pas, en effet, encore que je pourrais te trouver d'un scepticisme un peu outré à l'égard d'une femme qui a été huit ans la compagne de ton existence et ne croit pas avoir jamais rien fait qui puisse te donner le droit de suspecter sa parole. Ça ne fait rien; les apparences sont contre moi et je ne saurais t'en vouloir de la faiblesse d'âme qui te pousse à t'en remettre à elles, en aveugle. Si tu ne l'avais, tu ne serais pas homme.
Boubouroche
C'est possible, mais moi je dis une chose; c'est que cacher un homme chez soi n'est pas le fait d'une honnête femme.
Adèle
Si je n'étais une honnête femme, je ne ferais pas ce que je suis en train de faire: je ne sacrifierais pas ma vie au respect de la parole donnée, à un secret d'où dépend, seulement, l'honneur d'une autre! Inutile de discuter; nous ne nous entendrons jamais
- ce sont là de ces sentiments féminins que les hommes ne peuvent pas comprendre.
Séparons-nous; nous n'avons plus que cela à faire. (Sa voix se mouille.)
Je ne te demande pas de m'embrasser, mais je voudrais que tu me donnes la main.(Boubouroche lui donne la main.)
Sois heureux, voilà tout le mal que je te souhaite; pardonne-moi celui que j'ai pu te faire, car je ne l'ai jamais fait exprès.
Boubouroche (que commence à gagner l'émotion.)
Oh! je sais bien. Tu n'es ni vicieuse, ni méchante.
Adèle (dont la voix se trempe de plus en plus.)
Nous aurons goûté de grandes joies! Laisse- moi croire que tu n'en perdras pas tout souvenir en franchissant le seuil de cette porte, et que quelquefois, plus tard, quand tout ce qui est le présent sera devenu un lointain passé, tu te rappelleras avec un peu d'attendrissement la vieille amie que tu auras laissée seule et la petite maison que tu auras laissée vide… (Eclatant en sanglots:)
Ah! elle peut s'en vanter, la vie, quand elle se met à être lâche, elle l'est bien!…
Boubouroche (les larmes aux yeux.)
Adèle…
Adèle
Ne pleure pas, je t'en prie. Je n'ai déjà pas trop de courage!… Car enfin, je ne me faisais pas d'illusions et je savais bien que notre liaison ne pouvait pas être éternelle… mais je croyais pouvoir compter encore sur quelques années de bonheur.
Boubouroche
Jure de ne plus recommencer, au moins. Je t'ai dit que ma tendresse pour toi pouvait aller jusqu'au pardon.
Adèle
Je sais à quel point tu es bon et je te sais gré de ton indulgence; mais je n'ai pas à accepter le pardon d'une faute que je n'ai pas commise. Et puis, à quoi bon? Pour quoi faire? Tu ne peux plus avoir pour moi qu'une affection sans confiance, et dans ces conditions j'aime mieux y renoncer. Je tiens à ton amour, mais plus encore à ton estime; le ver est dans le fruit, jetons-le.
Boubouroche
Je ne peux pas te quitter. C'est plus fort que moi.
Adèle
Il le faut cependant. (Energique:)
Allons!… (Boubouroche pleure.)
Grand bébé!…
Elle a tiré son mouchoir de sa poche et lui essuie les yeux.
… Voilà, maintenant, qu'il faut que ce soit moi qui le console!… Sois homme!… C'est le deuil éternel de la vie, ça!
Boubouroche (qui larmoie.)
Je veux rester.
Adèle
C'est impossible.
Boubouroche
Je t'aime trop… Je ne peux pas me passer de toi.
Adèle
Ce sont des choses que l'on dit. - Et si j'étais venue à mourir?
Boubouroche (éclatant en sanglots.)
Oh! alors…
Adèle
Tenons-nous-en là. Les forces me manqueraient, à la fin. Pour la dernière fois, adieu.
Boubouroche
Ce n'est pas la peine, je ne m'en irai pas.
Adèle
Tu n'es pas raisonnable.
Boubouroche
Je m'en fiche.
Adèle (résignée.)
C'est bien. Reste.
(Un temps. Boubouroche, sur sa chaise longue, continue à pleurer, la figure dans le mouchoir. Enfin:)
Adèle
Alors, tu me pardonnes?
(Boubouroche, de la tête, dit: Oui.)
Adèle
Réponds mieux que ça. Tu me pardonnes?
Boubouroche (d'une voix étranglée.)
Oui.
Adèle
Tu me pardonnes de tout ton coeur?
Boubouroche
Je te pardonne de tout mon coeur.
Adèle
Et tu ne reparleras jamais de cette abominable soirée?
Boubouroche
Jamais.
Adèle
Tu me le jures?
Boubouroche
Je te le jure.
Adèle
Bon. Eh! bien, je ne t'ai pas trompé. Tu me croiras peut-être, à présent que je n'ai plus d'intérêt à mentir. (S'emparant de ses deux mains:)
Regarde-moi dans les yeux.
Ai-je l'air, oui ou non, d'une femme qui dit la vérité?… Ah! le nigaud, qui gâche sa vie pour le seul plaisir de le faire et ne songe pas à se dire: C'est trop bête! Voilà huit ans que cette maison est la mienne, et que cette femme vit au grand jour!
Franchement, quand as-tu eu à te plaindre de moi?… N'ai-je pas été pour toi la plus douce des maîtresses? la plus patiente et… - il faut bien le dire! - … la plus désintéressée?
Boubouroche
Si.
Adèle
Et un tel passé s'écroulerait? Et des heures vécues en commun, et des caresses échangées, et de tout ce qui fut notre amour, rien ne subsisterait en ta mémoire, parce qu'une fatalité imbécile te fait trouver (Méprisante:)
dans un bahut, un homme… que tu ne connais même pas?… Un doute reste en ton esprit!
Boubouroche
Non.
Adèle
Ne dis pas non, je le sens. Eh! bien, je ne veux plus de toi à moi le plus petit équivoque, la moindre arrière-pensée. Je sais de quel prix je puis payer ta tranquillité définitive: c'est cher; mais je suis disposée à tout, même à te livrer, si tu l'exiges, un secret qui n'est pas le mien. Dois-je commettre cette infamie? Un mot, c'est fait.
Boubouroche
Pour qui me prends-tu? Je suis un honnête homme, les affaires des autres ne me regardent pas.
Adèle
Embrasse-moi. Je pourrais te faire des reproches, mais tu as eu assez de chagrin comme ça. Seulement, conviens que tu as été absurde.
(Elle offre sa joue au baiser de la réconciliation. A ce moment:)
Boubouroche (d'une voix de tonnerre.)
Ah! chameau!!!
Adèle (terrifiée)
Moi?
Boubouroche (tendrement ému.)
Mon chat! Comment peux-tu croire?… Non, je pense à un vieil imbécile auquel, d'ailleurs, je vais aller dire deux mots.
(Il se lève, va prendre son chapeau, s'en coiffe et se dirige vers le fond.)
Adèle (étonnée.)
Qu'est-ce que tu fais?
Boubouroche
Un compte à régler. Ne t'inquiète pas. Je ne fais qu'aller et revenir.
(Il sort, laissant ouverte la porte qui donne accès sur le vestibule, en sorte qu'on le voit ouvrir la porte de l'escalier. A cet instant, passe, regagnant son domicile, le vieux monsieur du premier acte.)
Boubouroche
Ça tombe bien; j'allais chez vous.
(Il dit, l'empoigne à la cravate, et l'amène rudement en scène.)
Le monsieur (ahuri.)
Hein! Quoi! Qu'est-ce qu'il y a?
Boubouroche
Et si je vous cassais la figure, maintenant?… Si je vous la cassais, la figure?
Le monsieur
Voulez-vous me lâcher!
Boubouroche
Ah! Adèle est une petite gueuse! Ah! Adèle est une petite gueuse! Vous êtes un vieux daim et une poire.
(Colletage, tumulte, rideau.)
Georges CourtelineUne lettre chargéeSaynète(Représentée pour la première fois, sur la scène du Carillon, le 10 juin 1897.)PersonnagesLa Brige, Millanvoye.L'employé, Tervil.(La scène se passe à la Poste.)La Brige (le nez à...
L'huissierMonsieur Le substitut, j'ai l'honneur de vous présenter mes hommages.Le substitutBonjour, Loyal. Vous avez l'Officiel ?L'huissierNon, Monsieur Le substitut.Le substitutDepuis ce matin, je bats tous les kiosques de Paris; pas...
Théodore (sa voix, à la cantonade.)Ah çà; mais quel étage que je suis?… Bon sang de sort, en v'là une affaire!… j'sais pus quel étage que je suis!… Va falloir...
(La porte s'ouvre. Le garçon de bureau apparaît.)Le directeurC'est vous, Ovide ?OvideOui, monsieur le directeur.Le directeurEst-ce que M. Badin est venu ?OvideOui, monsieur le directeur.Le directeur (stupéfait)M. Badin est là...
LA BARONNEUn mot, je vous prie, monsieur de Brossarbourg, mon époux. Il faut enfin que je vous entretienne d'un petit incident d'une nature toute spéciale et sur lequel je me...