Scène IV


Bécamel, Cécile, Cyprien ; puis Beaudéduit

Cyprien (entrant par le fond.)
Monsieur ?

Bécamel
Quoi ?

Cyprien
Il y a là une espèce d'homme à cheval, avec son domestique, à cheval, qui demande à vous parler.

Bécamel
Son nom ?

Cyprien (lui donnant une carte de visite.)
Voici leur carte.

Bécamel (lisant la carte.)
Alphonse de Beaudéduit… je ne connais pas.

Cyprien
Y dit que c'est pressé.

Bécamel
Allons !… fais-le entrer.

Cyprien (appelant de la porte.)
Hé, monsieur !… vous pouvez entrer !…
Beaudéduit paraît au fond et s'arrête sur le seuil de la porte.
Brusquement. Entrez donc !…

Beaudéduit (entrant, à Cyprien)
Dites donc, domestique !… il me semble que vous pourriez m'annoncer… d'une façon… moins carnassière !
Il est en redingote, gilet blanc, cravate noire, gants blancs, cravache à la main.

Bécamel (s'avançant et ôtant sa casquette.)
Pardon, monsieur ?

Beaudéduit
M. Bécamel, s'il vous plaît ?

Bécamel
C'est moi.

Beaudéduit (saluant.)
Bien charmé… (Apercevant Cécile.)
Mademoiselle votre fille sans doute ?… Permettez-moi de lui présenter mes hommages…

Cécile (s'inclinant.)
Monsieur !… (À part.)
Il est très poli.
Elle s'assoit près du guéridon et brode.

Bécamel
Vous avez désiré me parler ?

Beaudéduit
Oui, monsieur… j'arrive de Paris pour ça… à cheval !… dix-huit lieues… Du reste, j'aime cet exercice… parce que le cheval…

Bécamel (l'interrompant.)
Pardon.
(Cyprien passe à droite.)

Beaudéduit (s'excusant.)
Ah ! oui ! (Changeant de ton.)
Monsieur, j'ai le plaisir de vous apporter… une assez triste nouvelle.

Bécamel, Cécile et Cyprien
Comment ?

Beaudéduit
Il y a trois mois… par un beau soir de printemps, le soleil empourprait l'horizon de ses derniers reflets d'or…

Bécamel
Mais, monsieur.

Beaudéduit (s'excusant.)
Ah ! oui… (Reprenant.)
Je me promenais sur le boulevard, devant le café Véron… le café Véron ?

Bécamel
Oui… je connais.
(Il remet sa casquette sur la tête.)

Beaudéduit (le regarde un moment, paraît choqué de son impolitesse, puis remet lui-même son chapeau avec affectation.)
Tout à coup… un de mes amis passe vivement près de moi… je lui ôte mon chapeau. (Otant son chapeau et avec intention.)
Je suis extrêmement poli, moi, monsieur !

Bécamel
Je n'en doute pas… Mais cette nouvelle ?

Cyprien (à part.)
Bavard !

Beaudéduit (voyant que Bécamel n'ôte pas sa casquette, remet son chapeau.)
J'arrive au fait… Je lui ôte donc mon chapeau… et, au lieu de répondre à ma politesse, ce… polisson continue son chemin.
Cyprien (s'approchant de Beaudéduit)
 : :
Ah ! ça n'est pas bien !

Beaudéduit (à Cyprien)
Mon ami, je n'ai pas l'habitude de faire des récits pour les valets de chambre. (À Bécamel.)
Ce polisson continue son chemin…

Bécamel
Mais je ne vois pas…

Beaudéduit
Piqué au vif, je cours après lui, je le rattrape par son habit, à l'angle du faubourg Montmartre, et je reconnais…

Bécamel (impatienté.)
Votre ami ! Après ?

Beaudéduit
Non, un inconnu ! je m'étais trompé !

Bécamel
Ah !… (À part.)
Qu'est-ce que ça me fait ?

Beaudéduit
Je lui dis : "Monsieur, c'est moi qui viens d'avoir l'honneur de vous saluer devant le café Véron…" Il me répond : "Je ne vous connais pas. "

Bécamel
Eh bien ?

Beaudéduit (continuant.)
"Moi non plus, monsieur, je ne vous connais pas, et cependant je vous ai salué ! Voulez-vous, oui ou non, me rendre mon coup de chapeau ?… - Eh ! vous m'ennuyez ! riposte cette créature… - Vous êtes un manant ! "

Bécamel
Oh !

Beaudéduit (avec force à Bécamel)
Oui, monsieur, tout homme qui ne rend pas un coup de chapeau est un manant… à moins qu'il ne soit nu-tête…

Cécile (à part.)
Il est original !

Beaudéduit (s'animant.)
Bref, nous échangeons plusieurs épithètes malsonnantes, la foule s'amasse et je lui glisse ma carte en le provoquant.

Bécamel
Mais encore une fois, monsieur, tout ça ne m'explique pas…

Beaudéduit
J'arrive au fait… (Se piquant.)
Cependant, si je vous ennuie, je vais m'en aller…

Cyprien
Non… continuez…

Beaudéduit (à Cyprien, ironiquement.)
Vous êtes trop bon… (À part.)
Voilà un groom qui m'agace ! (Haut à Bécamel.)
Deux jours après… le 27 mars… ou le 28… non, c'était le 29 !…

Bécamel
Ca ne fait rien… après ?…

Beaudéduit
Le 29 mars… au fait ! ça pourrait bien être le 27… ou le 28.

Bécamel (à part.)
Ah ! il n'en finira pas !
(Il se jette sur une chaise.)

Beaudéduit (le regarde, va prendre une chaise au fond et vient s'asseoir à côté de lui.)
(Continuant.)
Le 30 mars… je reçois une citation à comparoir comme prévenu d'une tentative de meurtre ! pour un coup de chapeau ! Comment trouvez-vous ça ?

Bécamel
Moi ? je trouve ça… (à part.)
long !
(Il se lève, et remonte à droite.)

Cyprien (familièrement à Beaudéduit, en venant s'asseoir à la place de Bécamel)
Ah ! ah ! pour un coup de chapeau… c'est comique !

Beaudéduit (à Cyprien, se levant.)
Mon ami, je vous engage à aller brosser vos habits. (À Bécamel.)
Il est familier, votre nègre.
(Cyprien reporte au fond la chaise de Beaudéduit et redescend près de lui.)

Bécamel (avec indulgence.)
C'est mon filleul.

Beaudéduit (sèchement.)
Ce n'est pas le mien. (Reprenant.)
Quand on a un procès, monsieur, la première chose… (Remarquant que Cyprien s'est rapproché pour l'écouter, il regarde d'abord Bécamel : puis, voyant que celui-ci ne dit rien, il change brusquement de place et continue.)
La première chose est de prendre un défenseur : je cours à la salle des Pas-Perdus et j'en choisis un… dans le tas…
(Bécamel tape sur sa tabatière avec impatience.)

Beaudéduit (piqué.)
Monsieur, si je vous ennuie… je vais m'en aller !

Bécamel
Continuez donc !

Beaudéduit
Nous arrivons devant le tribunal… mon avocat se lève ! cet animal… octroyez-moi le mot, j'ai des motifs… cet animal.
(Il s'arrête en voyant que Bécamel gratte la manche de son habit.)

Bécamel
Eh bien, allez donc !

Beaudéduit (piqué.)
Non, j'attends… quand vous aurez fini votre toilette.

Bécamel
C'est de la bougie.

Beaudéduit (à part.)
On rencontre parfois dans la vie des gens d'une éducation un peu bien rudimentaire ! (Reprenant.)
Cet animal… mon avocat… expose assez bien les faits, il gesticule, lit des morceaux de papier et fourre du latin dans tout ça.

Cécile (à part.)
Tiens, du latin !

Beaudéduit
Jusque-là, il n'y a rien à dire… il avait le droit de faire son petit ménage… mais tout à coup il se tourne vers moi, en s'écriant : "Non, messieurs, mon client n'est point un homme altéré du sang de ses semblables… c'est un maniaque, un braque, un pointu… je le reconnais… un être susceptible, désagréable, insociable… à ne pas prendre avec des pincettes… je le veux bien…" Et allez donc, comme ça pendant trois quart d'heure… et on riait…

Tous (riant.)
Ah ! ah ! ah ! ah !

Cécile (à part.)
Je crois bien !

Beaudéduit (vexé.)
D'une manière indécente… (À Bécamel, qui rit toujours.)
Comme vous… dans ce moment…

Bécamel (riant.)
Pardon !

Beaudéduit (très froidement.)
Enfin, je suis acquitté ! je gagne mon procès.

Bécamel
Vous avez dû être content ?

Beaudéduit (indigné.)
Content ! un perroquet que je paye à l'heure… et qui m'insulte à la toise !… J'étais furieux, monsieur !… je cours chez lui… il me reçoit en souriant… comme ça, tenez. (L'imitant.)
"Eh bien, mon cher…" (Changeant de ton.)
"Monsieur, voilà cinquante francs ! vous êtes un cuistre ! un paltoquet ! vous m'en rendrez raison ! "

Bécamel
Comment ! votre avocat ?

Cécile (se levant.)
Qui vous avait fait acquitter !

Beaudéduit
Je me moque pas mal d'être acquitté ! Il accepte mon cartel, et nous voilà sur le terrain.

Bécamel (à part.)
Un duel à présent ! (À Cyprien.)
Pourquoi as-tu laissé entrer cet homme-là ?… je ne le connais pas !

Cyprien
Laissez-le… il m'amuse…

Beaudéduit (se mettant sous les armes.)
On nous place…

Bécamel
Mais, monsieur !…

Beaudéduit
Nous croisons le fer… mon adversaire fait un mouvement… et je lui plonge mon épée…

Cécile (effrayée.)
Oh ! mon Dieu !

Bécamel
Dans le cœur !

Beaudéduit
Non… dans le gras !… il s'était retourné. Et voilà !… voilà toute la vérité ! Il ne me reste plus qu'à vous présenter mes adieux. (Il ôte son chapeau pour saluer Cécile.)
Mademoiselle… (Voyant que Bécamel n'ôte pas sa casquette, il remet son chapeau et le salue de la main.)
Monsieur…
(Il remonte et sort par le fond.)

Bécamel (à part.)
Ah çà ! qu'est-ce qu'il est venu faire ici ? (Rappelant Beaudéduit.)
Pardon, monsieur (Beaudéduit reparaît.)
, vous venez de Paris…

Beaudéduit (redescendant un peu.)
À cheval !…

Bécamel
Oui… vous me racontez vos procès, vos duels… pour quoi faire ?

Beaudéduit (redescendant tout à fait.)
Comment ! pour quoi faire ? Ah ! sapristi ! vous avez raison !… j'ai oublié un détail !… Mon adversaire !… l'avocat qui s'est retourné…

Bécamel
Eh bien ?

Beaudéduit (gaiement.)
C'est votre gendre ! c'est Savoyart !

Bécamel, Cyprien et Cécile
Ah ! mon Dieu !

Bécamel
Et vous osez vous présenter ici tout couvert de son sang !

Beaudéduit (après avoir regardé son habit.)
Réjouissez-vous… il sera sur pied dans trois mois…

Cécile et Bécamel
Trois mois !

Beaudéduit (avec solennité.)
Alors, je lui ai demandé quelles étaient ses dernières volontés… il m'a prié de monter à cheval, attendu que cela lui était impossible… dans ce moment, et de venir vous faire part de son douloureux… bobo.

Bécamel
Le pauvre garçon !…je vais lui écrire… ma lettre sera un baume sur sa blessure.

Beaudéduit (à part.)
Il ne sait pas dans quel sens il a été blessé. (Haut.)
Si vous voulez me la remettre… je me charge de la faire porter…

Bécamel (remontant à gauche.)
Je ne vous demande qu'une minute… (Prenant la main de Beaudéduit.)
Ah ! monsieur ! quelle coutume féroce que le duel ! quand donc disparaîtra-t-elle du globe ?
(Il sort vivement par la gauche. Cécile remonte à sa suite.)

Beaudéduit (croyant répondre à Bécamel)
Monsieur… cette pensée vous honore… (Il tend la main que Cyprien lui prend.)
Elle dénote un cœur…

Cyprien (lui serrant la main.)
C'est égal… blesser notre gendre ! ça n'est pas gentil !

Beaudéduit (éclatant et retirant sa main.)
Domestique ! je vous intime l'ordre d'aller brosser vos habits.

Cyprien
Allons !… allons !… ça n'est pas gentil !
(Il sort par le fond.)


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