On ne badine pas avec l'amour
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ACTE DEUXIÈME - Scène IV

Alfred de Musset

ACTE DEUXIÈME - Scène IV


(Au château.)

Maître Blazius
Seigneur, j'ai une chose singulière à vous dire. Tout à l'heure, j'étais par hasard dans l'office, je veux dire dans la galerie ; qu'aurais-je été faire dans l'office ? J'étais donc dans la galerie. J'avais trouvé par accident une bouteille, je veux dire une carafe d'eau : comment aurais-je trouvé une bouteille dans la galerie ? J'étais donc en train de boire un coup de vin, je veux dire un verre d'eau, pour passer le temps, et je regardais par la fenêtre, entre deux vases de fleurs qui me paraissaient d'un goût moderne, bien qu'ils soient imités de l'étrusque.

Le Baron
Quelle insupportable manière de parler vous avez adoptée, Blazius ! Vos discours sont inexplicables.

Maître Blazius
Écoutez-moi, seigneur, prêtez-moi un moment d'attention. Je regardais donc par la fenêtre. Ne vous impatientez pas, au nom du ciel ! Il y va de l'honneur de la famille.

Le Baron
De la famille ! Voilà qui est incompréhensible. De l'honneur de la famille, Blazius ! Savez-vous que nous sommes trente-sept mâles, et presque autant de femmes, tant à Paris qu'en province ?

Maître Blazius
Permettez-moi de continuer. Tandis que je buvais un coup de vin, je veux dire un verre d'eau, pour chasser la digestion tardive, imaginez que j'ai vu passer sous la fenêtre dame Pluche hors d'haleine.

Le Baron
Pourquoi hors d'haleine, Blazius ? Ceci est insolite.

Maître Blazius
Et, à côté d'elle, rouge de colère, votre nièce Camille.

Le Baron
Qui était rouge de colère, ma nièce, ou dame Pluche ?

Maître Blazius
Votre nièce, seigneur.

Le Baron
Ma nièce rouge de colère ! Cela est inouï ! Et comment savez-vous que c'était de colère ? Elle pouvait être rouge pour mille raisons ; elle avait sans doute poursuivi quelques papillons dans mon parterre.

Maître Blazius
Je ne puis rien affirmer là-dessus ; cela se peut ; mais elle s'écriait avec force : Allez-y ! Trouvez-le ! Faites ce qu'on vous dit ! Vous êtes une sotte ! Je le veux ! Et elle frappait avec son éventail sur le coude de dame Pluche, qui faisait un soubresaut dans la luzerne à chaque exclamation.

Le Baron
Dans la luzerne ?… Et que répondait la gouvernante aux extravagances de ma nièce ? car cette conduite mérite d'être qualifiée ainsi.

Maître Blazius
La gouvernante répondait : Je ne veux pas y aller ! Je ne l'ai pas trouvé ! Il fait la cour aux filles du village, à des gardeuses de dindons. Je suis trop vieille pour commencer à porter des messages d'amour ; grâce à Dieu, j'ai vécu les mains pures jusqu'ici ; et tout en parlant elle froissait dans ses mains un petit papier plié en quatre.

Le Baron
Je n'y comprends rien ; mes idées s'embrouillent tout à fait. Quelle raison pouvait avoir dame Pluche pour froisser un papier plié en quatre en faisant des soubresauts dans une luzerne ? Je ne puis ajouter foi à de pareilles monstruosités.

Maître Blazius
Ne comprenez-vous pas clairement, seigneur, ce que cela signifiait ?

Le Baron
Non, en vérité, non, mon ami, je n'y comprends absolument rien. Tout cela me paraît une conduite désordonnée, il est vrai, mais sans motif comme sans excuse.

Maître Blazius
Cela veut dire que votre nièce a une correspondance secrète.

Le Baron
Que dites-vous ? Songez-vous de qui vous parlez ? Pesez vos paroles, monsieur l'abbé.

Maître Blazius
Je les pèserais dans la balance céleste qui doit peser mon âme au jugement dernier, que je n'y trouverais pas un mot qui sente la fausse monnaie. Votre nièce a une correspondance secrète.

Le Baron
Mais songez donc, mon ami, que cela est impossible.

Maître Blazius
Pourquoi aurait-elle chargé sa gouvernante d'une lettre ? Pourquoi aurait-elle crié : Trouvez-le ! tandis que l'autre boudait et rechignait ?

Le Baron
Et à qui était adressée cette lettre ?

Maître Blazius
Voilà précisément le hic, monseigneur, hic jacet lepus. À qui était adressée cette lettre ? À un homme qui fait la cour à une gardeuse de dindons. Or, un homme qui recherche en public une gardeuse de dindons peut être soupçonné violemment d'être né pour les garder lui-même. Cependant il est impossible que votre nièce, avec l'éducation qu'elle a reçue, soit éprise d'un tel homme ; voilà ce que je dis, et ce qui fait que je n'y comprends rien non plus que vous, révérence parler.

Le Baron
Ô ciel ! ma nièce m'a déclaré ce matin même qu'elle refusait son cousin Perdican. Aimerait-elle un gardeur de dindons ? Passons dans mon cabinet ; j'ai éprouvé depuis hier des secousses si violentes, que je ne puis rassembler mes idées.
(Ils sortent.)


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