Scène III

Trébuchard (seul)
Eh bien, vous avez-vous vu l'objet… Qu'est-ce que vous en dites ? Plaît-il ?… - Ça votre fille ? Oui, monsieur. (Tirant sa montre.)
J'ai cinq minutes, permettez-moi de vous raconter cette lamentable histoire… Je suis né de parents riches… mais crasseux. J'étudiais à Paris la médecine et le carambolage depuis cinq ans… On ne sait pas ce que coûtent ces deux sciences… jumelles ! Un beau matin, je résolus pour la première fois de ma vie, de faire ma caisse, opération solennelle qui me présenta tout d'abord un passif de neuf mille huit cent trente-deux francs soixante-quinze centimes… Quant à l'actif, je le néglige… Deux pipes de terre, un cahier de papier à cigarettes… et pas de tabac ! J'allais me recoucher… on frappe trois petits coup à la porte… Entrez !… C'était la veuve Arthur, limonadière, très mûre, que je payais depuis six trimestres en œillades électriques… dont elle me rendait la monnaie… Fichue monnaie ! "Monsieur Trébuchard. me dit-elle, avec une palpitation que j'attribuai d'abord à mes cent quinze marches, monsieur Trébuchard. je viens d'acheter toutes vos créances. — Ah bah ! c'est une excellente opération ! — Depuis longtemps, vous avez porté le trouble dans mon cœur… et je viens vous offrir ma main… (Faisant la grimace.)
- Cristi !… Certainement, mère Arthur, ce serait avec plaisir… mais je ne me marie pas… je suis chevalier de Malte ! — Alors, je me vois dans la nécessité de vous mettre à Clichy ! — Comment ?
(Air : Nous nous marierons dimanche)
Ma main ou Clichy ! vite entre les deux
Choisissez, car je l'exige !
Hésiteriez-vous ? - Pas du tout, grands dieux !
Partons pour Clichy, lui dis-je !
Quoi ! prendre une résolution pareille ?
Eh ! mais, parbleu, pourquoi crier merveille ?
Tiens, j'aimais bien mieux, sans comparaison,
Aller en prison…
Qu'en vieille.
Me voilà donc à Clichy avec mes deux pipes de terre, mon papier à cigarettes, et toujours pas de tabac !… Le premier mois se passa assez bien… J'apprivoisais des araignées et je composais des quatrains féroces contre la veuve Arthur… Le second mois, l'absence prolongée de toute espèce de tabac me fit faire des réflexions. "Après tout, me disais-je, cette femme-là n'est pas si mal… Elle est grande, elle est brune, elle est sèche… En lui défendant de se décolleter…" Alors, je pris la plume et je lui écrivis ce billet fade : "Mon ange ! je ne peux pas vivre plus longtemps… sans tabac… mon amour est à son comble !… Dépêchez-vous ! " Huit jours après, nous étions mariés, et le soir de mes noces… j'intriguai près de mon sergent-major pour obtenir un billet de garde ! (D'une voix émue.)
Deux ans après, ma femme remonta vers les cieux… du moins je me plais à le croire. Je respirais fortement… j'étais libre !… Ah bien, oui ! ma défunte m'avait légué une grande diablesse de fille d'un premier lit… qui a dix-neuf ans de plus que moi… qui m'appelle papa… devant les dames !… et qui grogne du matin au soir pour que je la promène… Me voyez-vous sur le boulevard avec cette machine-là à mon bras ?… Impossible de m'en dépêtrer ! c'est un boulet… un boulet de quarante-huit ! elle a quarante-huit ans, juste !… J'ai voulu la marier à un de mes amis… il m'a flanqué un coup d'épée… Il était dans son droit… je l'avais insulté !… Encore si sa maturité ne nuisait qu'à son établissement !… mais elle m'a déjà fait craquer sept mariages !… Dès qu'on me voit, il n'y a qu'un cri : "Ah ! il est très bien, ce jeune homme !… de belles dents, de l'esprit et des cheveux ! " Je présente ma fille et patatras !… l'exhibition de ce produit de 1804 fait tout manquer ! Aussi, cette fois, j'ai agi avec une duplicité infernale… J'ai manigancé un petit mariage, loin d'ici, à Reims… je n'ai pas soufflé mot de mon infirmité… On me croit veuf, mais sans enfants… et, samedi prochain, j'épouse sournoisement mademoiselle Claire. Prudenval. une jeune personne charmante, dont je raffole… Dix-huit ans… de l'innocence… et pas de premier lit !… La noce doit se faire à Reims. Le père, une agréable brute… voulait consommer la chose à Paris, mais je m'y suis véhémentement opposé ! Ma satanée moutarde serait encore venue se mettre en travers !… Tandis qu'une fois marié, je lui envoie une lettre de faire-part, et je la prie de me laisser tranquille… Elle a la fortune de sa mère… Ainsi… (Regardant sa montre.)
Bigre ! je vais manquer le chemin de fer ! vite… ma valise !
(Il remonte et la prend.)


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