I
L’EMBUSCADE


Dans les premiers jours de l’an VIII, au commencement de vendémiaire, ou, pour se conformer au calendrier actuel, vers la fin du mois de septembre 1799, une centaine de paysans et un assez grand nombre de bourgeois, partis le matin de Fougères pour se rendre à Mayenne, gravissaient la montagne de La Pèlerine située à mi-chemin environ de Fougères à Ernée, petite ville où les voyageurs ont coutume de se reposer. Ce détachement, divisé en groupes plus ou moins nombreux, offrait une collection de costumes si bizarres et une réunion d’individus appartenant à des localités ou à des professions si diverses, qu’il ne sera pas inutile de décrire leurs différences caractéristiques pour donner à cette histoire les couleurs vives auxquelles on met tant de prix aujourd’hui ; quoique, selon certains critiques, elles nuisent à la peinture des sentiments.

Quelques-uns des paysans, et c’était le plus grand nombre, allaient pieds nus, ayant pour tout vêtement une grande peau de chèvre qui les couvrait depuis le col jusqu’aux genoux, et un pantalon de toile blanche très grossière, dont le fil mal tondu accusait l’incurie industrielle du pays. Les mèches plates de leurs longs cheveux s’unissaient si habituellement aux poils de la peau de chèvre et cachaient si complètement leurs visages baissés vers la terre, qu’on pouvait facilement prendre cette peau pour la leur, et confondre, à la première vue, ces malheureux avec les animaux dont les dépouilles leur servaient de vêtement. Mais à travers ces cheveux l’on voyait bientôt briller leurs yeux comme des gouttes de rosée dans une épaisse verdure ; et leurs regards, tout en annonçant l’intelligence humaine, causaient certainement plus de terreur que de plaisir. Leurs têtes étaient surmontées d’une sale toque en laine rouge, semblable à ce bonnet phrygien que la République adoptait alors comme emblème de la liberté. Tous avaient sur l’épaule un gros bâton de chêne noueux, au bout duquel pendait un long bissac de toile, peu garni. D’autres portaient, par-dessus leur bonnet, un grossier chapeau de feutre à larges bords et orné d’une espèce de chenille en laine de diverses couleurs qui en entourait la forme. Ceux-ci, entièrement vêtus de la même toile dont étaient faits les pantalons et les bissacs des premiers, n’offraient presque rien dans leur costume qui appartînt à la civilisation nouvelle. Leurs longs cheveux retombaient sur le collet d’une veste ronde à petites poches latérales et carrées qui n’allait que jusqu’aux hanches, vêtement particulier aux paysans de l’Ouest. Sous cette veste ouverte on distinguait un gilet de même toile, à gros boutons. Quelques-uns d’entre eux marchaient avec des sabots ; tandis que, par économie, d’autres tenaient leurs souliers à la main. Ce costume, sali par un long usage, noirci par la sueur ou par la poussière, et moins original que le précédent, avait pour mérite historique de servir de transition à l’habillement presque somptueux de quelques hommes qui, dispersés çà et là, au milieu de la troupe, y brillaient comme des fleurs. En effet, leurs pantalons de toile bleue, leurs gilets rouges ou jaunes ornés de deux rangées de boutons de cuivre parallèles, et semblables à des cuirasses carrées, tranchaient aussi vivement sur les vêtements blancs et les peaux de leurs compagnons, que des bleuets et des coquelicots dans un champ de blé. Quelques-uns étaient chaussés avec ces sabots que les paysans de la Bretagne savent faire eux-mêmes ; mais presque tous avaient de gros souliers ferrés et des habits de drap fort grossier, taillés comme les anciens habits français, dont la forme est encore religieusement gardée par nos paysans. Le col de leur chemise était attaché par des boutons d’argent qui figuraient ou des cœurs ou des ancres. Enfin, leurs bissacs paraissaient mieux fournis que ne l’étaient ceux de leurs compagnons ; puis, plusieurs d’entre eux joignaient à leur équipage de route une gourde sans doute pleine d’eau-de-vie, et suspendue par une ficelle à leur cou. Quelques citadins apparaissaient au milieu de ces hommes à demi sauvages, comme pour marquer le dernier terme de la civilisation de ces contrées. Coiffés de chapeaux ronds, de claques ou de casquettes, ayant des bottes à revers ou des souliers maintenus par des guêtres, ils présentaient comme les paysans des différences remarquables dans leurs costumes. Une dizaine d’entre eux portaient cette veste républicaine connue sous le nom de carmagnole. D’autres, de riches artisans sans doute, étaient vêtus de la tête aux pieds en drap de la même couleur. Les plus recherchés dans leur mise se distinguaient par des fracs et des redingotes de drap bleu ou vert plus ou moins râpé. Ceux-là, véritables personnages, portaient des bottes de diverses formes, et badinaient avec de grosses cannes en gens qui font contre fortune bon cœur. Quelques têtes soigneusement poudrées, des queues assez bien tressées annonçaient cette espèce de recherche que nous inspire un commencement de fortune ou d’éducation.

En considérant ces hommes étonnés de se voir ensemble, et ramassés comme au hasard, on eût dit la population d’un bourg chassée de ses foyers par un incendie. Mais l’époque et les lieux donnaient un tout autre intérêt à cette masse d’hommes. Un observateur initié au secret des discordes civiles qui agitaient alors la France aurait pu facilement reconnaître le petit nombre de citoyens sur la fidélité desquels la République devait compter dans cette troupe, presque entièrement composée de gens qui, quatre ans auparavant, avaient guerroyé contre elle. Un dernier trait assez saillant ne laissait aucun doute sur les opinions qui divisaient ce rassemblement. Les républicains seuls marchaient avec une sorte de gaieté. Quant aux autres individus de la troupe, s’ils offraient des différences sensibles dans leurs costumes, ils montraient sur leurs figures et dans leurs attitudes cette expression uniforme que donne le malheur. Bourgeois et paysans, tous gardaient l’empreinte d’une mélancolie profonde ; leur silence avait quelque chose de farouche, et ils semblaient courbés sous le joug d’une même pensée, terrible sans doute, mais soigneusement cachée, car leurs figures étaient impénétrables ; seulement, la lenteur peu ordinaire de leur marche pouvait trahir de secrets calculs. De temps en temps, quelques-uns d’entre eux, remarquables par des chapelets suspendus à leur cou, malgré le danger qu’ils couraient à conserver ce signe d’une religion plutôt supprimée que détruite, secouaient leurs cheveux et relevaient la tête avec défiance. Ils examinaient alors à la dérobée les bois, les sentiers et les rochers qui encaissaient la route, mais de l’air avec lequel un chien, mettant le nez au vent, essaie de subodorer le gibier ; puis, en n’entendant que le bruit monotone des pas de leurs silencieux compagnons, ils baissaient de nouveau leurs têtes et reprenaient leur contenance de désespoir, semblables à des criminels emmenés au bagne pour y vivre, pour y mourir.

La marche de cette colonne sur Mayenne, les éléments hétérogènes qui la composaient et les divers sentiments qu’elle exprimait s’expliquaient assez naturellement par la présence d’une autre troupe formant la tête du détachement. Cent cinquante soldats environ marchaient en avant avec armes et bagages, sous le commandement d’un chef de demi-brigade. Il n’est pas inutile de faire observer à ceux qui n’ont pas assisté au drame de la Révolution, que cette dénomination remplaçait le titre de colonel, proscrit par les patriotes comme trop aristocratique. Ces soldats appartenaient au dépôt d’une demi-brigade d’infanterie en séjour à Mayenne. Dans ces temps de discordes, les habitants de l’Ouest avaient appelé tous les soldats de la République, des Bleus. Ce surnom était dû à ces premiers uniformes bleus et rouges dont le souvenir est encore assez frais pour rendre leur description superflue. Le détachement des Bleus servait donc d’escorte à ce rassemblement d’hommes presque tous mécontents d’être dirigés sur Mayenne, où la discipline militaire devait promptement leur donner un même esprit, une même livrée et l’uniformité d’allure qui leur manquait alors si complètement.

Cette colonne était le contingent péniblement obtenu du district de Fougères, et dû par lui dans la levée que le Directoire exécutif de la République française avait ordonnée par une loi du 10 messidor précédents. Le gouvernement avait demandé cent millions et cent mille hommes, afin d’envoyer de prompts secours à ses armées, alors battues par les Autrichiens en Italie, par les Prussiens en Allemagne, et menacées en Suisse par les Russes, auxquels Souwarov faisait espérer la conquête de la France. Les départements de l’Ouest, connus sous le nom de Vendée, la Bretagne et une portion de la Basse-Normandie, pacifiés depuis trois ans par les soins du général Hoche après une guerre de quatre années, paraissaient avoir saisi ce moment pour recommencer la lutte. En présence de tant d’agressions, la République retrouva sa primitive énergie. Elle avait d’abord pourvu à la défense des départements attaqués, en en remettant le soin aux habitants patriotes par un des articles de cette loi de messidor. En effet, le gouvernement, n’ayant ni troupes ni argent dont il pût disposer à l’intérieur, éluda la difficulté par une gasconnade législative : ne pouvant rien envoyer aux départements insurgés, il leur donnait sa confiance. Peut-être espérait-il aussi que cette mesure, en armant les citoyens les uns contre les autres, étoufferait l’insurrection dans son principe.

Cet article, source de funestes représailles, était ainsi conçu : Il sera organisé des compagnies franches dans les départements de l’Ouest. Cette disposition impolitique fit prendre à l’Ouest une attitude si hostile, que le Directoire désespéra d’en triompher de prime abord. Aussi, peu de jours après, demanda-t-il aux Assemblées des mesures particulières relativement aux légers contingents dus en vertu de l’article qui autorisait les compagnies franches. Donc, une nouvelle loi promulguée quelques jours avant le commencement de cette histoire, et rendue le troisième jour complémentaire de l’an VII, ordonnait d’organiser en légions ces faibles levées d’hommes. Les légions devaient porter le nom des départements de la Sarthe, de l’Orne, de la Mayenne, d’Ille-et-Vilaine, du Morbihan, de la Loire-Inférieure et de Maine-et-Loire. Ces légions, disait la loi, spécialement employées à combattre les Chouans, ne pourraient, sous aucun prétexte, être portées aux frontières.

Ces détails fastidieux, mais ignorés, expliquent à la fois l’état de faiblesse où se trouva le Directoire et la marche de ce troupeau d’hommes conduit par les Bleus. Aussi, peut-être n’est-il pas superflu d’ajouter que ces belles et patriotiques déterminations directoriales n’ont jamais reçu d’autre exécution que leur insertion au Bulletin des Lois. N’étant plus soutenus par de grandes idées morales, par le patriotisme ou par la terreur, qui les rendait naguère exécutoires, les décrets de la République créaient des millions et des soldats dont rien n’entrait ni au trésor ni à l’armée. Le ressort de la Révolution s’était usé en des mains inhabiles, et les lois recevaient dans leur application l’empreinte des circonstances au lieu de les dominer.

Les départements de la Mayenne et d’Ille-et-Vilaine étaient alors commandés par un vieil officier qui, jugeant sur les lieux de l’opportunité des mesures à prendre, voulut essayer d’arracher à la Bretagne ses contingents, et surtout celui de Fougères, l’un des plus redoutables foyers de la chouannerie. Il espérait ainsi affaiblir les forces de ces districts menaçants. Ce militaire dévoué profita des prévisions illusoires de la loi pour affirmer qu’il équiperait et armerait sur-le-champ les réquisitionnaires et qu’il tenait à leur disposition un mois de la solde promise par le gouvernement à ces troupes d’exception. Quoique la Bretagne se refusât alors à toute espèce de service militaire, l’opération réussit tout d’abord sur la foi de ces promesses, et avec tant de promptitude que cet officier s’en alarma. Mais c’était un de ces vieux chiens de guérite difficiles à surprendre. Aussitôt qu’il vit accourir au district une partie des contingents, il soupçonna quelque motif secret à cette prompte réunion d’hommes, et peut-être devina-t-il bien en croyant qu’ils voulaient se procurer des armes. Sans attendre les retardataires, il prit alors des mesures pour tâcher d’effectuer sa retraite sur Alençon, afin de se rapprocher des pays soumis, quoique l’insurrection croissante de ces contrées rendît le succès de ce projet très-problématique.

Cet officier, qui, selon ses instructions, gardait le plus profond secret sur les malheurs de nos armées et sur les nouvelles peu rassurantes parvenues de la Vendée, avait donc tenté, dans la matinée où commence cette histoire, d’arriver par une marche forcée à Mayenne, où il se promettait bien d’exécuter la loi suivant son bon vouloir, en remplissant les cadres de sa demi-brigade avec ses conscrits bretons. Ce mot de conscrit, devenu plus tard si célèbre, avait remplacé pour la première fois, dans les lois, le nom de réquisitionnaires, primitivement donné aux recrues républicaines. Avant de quitter Fougères, le commandant avait fait prendre secrètement à ses soldats les cartouches et les rations de pain nécessaires à tout son monde, afin de ne pas éveiller l’attention des conscrits sur la longueur de la route ; et il comptait bien ne pas s’arrêter à l’étape d’Ernée où, revenus de leur étonnement, les hommes du contingent auraient pu s’entendre avec les Chouans, sans doute répandus dans les campagnes voisines.

Le morne silence qui régnait dans la troupe des réquisitionnaires surpris par la manœuvre du vieux républicain, et la lenteur de leur marche sur cette montagne, excitaient au plus haut degré la défiance de ce chef de demi-brigade, nommé Hulot ; les traits les plus saillants de la description qui précède étaient pour lui d’un vif intérêt ; aussi marchait-il silencieusement au milieu de cinq jeunes officiers qui, tous, respectaient la préoccupation de leur chef. Mais au moment où Hulot parvint au faîte de La Pèlerine, il tourna tout à coup la tête, comme par instinct, pour inspecter les visages inquiets des réquisitionnaires, et ne tarda pas à rompre le silence. En effet, le retard progressif de ces Bretons avait déjà mis entre eux et leur escorte une distance d’environ deux cents pas. Hulot fit alors une grimace qui lui était particulière.

— Que diable ont donc tous ces muscadins-là ? s’écria-t-il d’une voix sonore. Nos conscrits ferment le compas au lieu de l’ouvrir, je crois !

À ces mots, les officiers qui l’accompagnaient se retournèrent par un mouvement spontané assez semblable au réveil en sursaut que cause un bruit soudain. Les sergents, les caporaux les imitèrent, et la compagnie s’arrêta sans avoir entendu le mot souhaité de : — Halte ! Si d’abord les officiers jetèrent un regard sur le détachement qui, semblable à une longue tortue, gravissait la montagne de La Pèlerine, ces jeunes gens, que la défense de la patrie avait arrachés, comme tant d’autres, à des études distinguées, et chez lesquels la guerre n’avait pas encore éteint le sentiment des arts, furent assez frappés du spectacle qui s’offrit à leurs regards pour laisser sans réponse une observation dont l’importance leur était inconnue. Quoiqu’ils vinssent de Fougères, où le tableau qui se présentait alors à leurs yeux se voit également, mais avec les différences que le changement de perspective lui fait subir, ils ne purent se refuser à l’admirer une dernière fois, semblables à ces dilettanti auxquels une musique donne d’autant plus de jouissances qu’ils en connaissent mieux les détails. Du sommet de La Pèlerine apparaît aux yeux du voyageur la grande vallée du Couësnon, dont l’un des points culminants est occupé à l’horizon par la ville de Fougères. Son château domine, en haut du rocher où il est bâti, trois au quatre routes importantes, position qui la rendait jadis une des clés de la Bretagne. De là les officiers découvrirent, dans toute son étendue, ce bassin aussi remarquable par la prodigieuse fertilité de son sol que par la variété de ses aspects. De toutes parts, des montagnes de schiste s’élèvent en amphithéâtre, elles déguisent leurs flancs rougeâtres sous des forêts de chênes, et recèlent dans leurs versants des vallons pleins de fraîcheur. Ces rochers décrivent une vaste enceinte, circulaire en apparence, au fond de laquelle s’étend avec mollesse une immense prairie dessinée comme un jardin anglais. La multitude de haies vives qui entourent d’irréguliers et de nombreux héritages, tous plantés d’arbres, donnent à ce tapis de verdure une physionomie rare parmi les paysages de la France, et il enferme de féconds secrets de beauté dans ses contrastes multipliés dont les effets sont assez larges pour saisir les âmes les plus froides. En ce moment, la vue de ce pays était animée de cet éclat fugitif par lequel la nature se plaît à rehausser parfois ses impérissables créations. Pendant que le détachement traversait la vallée, le soleil levant avait lentement dissipé ces vapeurs blanches et légères qui dans les matinées de septembre, voltigent sur les prairies. À l’instant où les soldats se retournèrent, une invisible main semblait enlever à ce paysage le dernier des voiles dont elle l’aurait enveloppé, nuées fines, semblables à ce linceul de gaze diaphane qui couvre les bijoux précieux et à travers lequel ils excitent la curiosité. Dans le vaste horizon que les officiers embrassèrent, le ciel n’offrait pas le plus léger nuage qui pût faire croire, par sa clarté d’argent, que cette immense voûte bleue fût le firmament. C’était plutôt un dais de soie supporté par les cimes inégales des montagnes, et, placé dans les airs pour protéger cette magnifique réunion de champs, de prairies, de ruisseaux et de bocages. Les officiers ne se lassaient pas d’examiner cet espace où jaillissent tant de beautés champêtres. Les uns hésitaient longtemps avant d’arrêter leurs regards parmi l’étonnante multiplicité de ces bosquets que les teintes sévères de quelques touffes jaunies enrichissaient des couleurs du, bronze, et que le vert émeraude des prés irrégulièrement coupés faisait encore ressortir. Les autres s’attachaient aux contrastes offerts par des champs rougeâtres où le sarrasin récolté se dressait en gerbes coniques semblables aux faisceaux d’armes que le soldat amoncelle au bivouac, et séparés par d’autres champs que doraient les guérêts des seigles moissonnés. Çà et là, l’ardoise sombre de quelques toits d’où sortaient de blanches fumées ; puis les tranchées vives et argentées que produisaient les ruisseaux tortueux du Couësnon, attiraient l’œil par quelques-uns de ces piéges d’optique qui rendent, sans qu’on sache pourquoi, l’âme indécise et rêveuse. La fraîcheur embaumée des brises d’automne, la forte senteur des forêts, s’élevaient comme un nuage d’encens et enivraient les admirateurs de ce beau pays, qui contemplaient avec ravissement ses fleurs inconnues, sa végétation vigoureuse, sa verdure rivale de celle d’Angleterre, sa voisine dont le nom est commun aux deux pays. Quelques bestiaux animaient cette scène déjà si dramatique. Les oiseaux chantaient, et faisaient ainsi rendre à la vallée une suave, une sourde mélodie qui frémissait dans les airs. Si l’imagination recueillie veut apercevoir pleinement les riches accidents d’ombre et de lumière, les horizons vaporeux des montagnes, les fantastiques perspectives qui naissaient des places où manquaient les arbres, où s’étendaient les eaux, où fuyaient de coquettes sinuosités ; si le souvenir colorie, pour ainsi dire, ce dessin aussi fugace que le moment où il est pris, les personnes pour lesquelles ces tableaux ne sont pas sans mérite auront une image imparfaite du magique spectacle par lequel l’âme encore impressionnable des jeunes officiers fut comme surprise.

Pensant alors que ces pauvres gens abandonnaient à regret leur pays et leurs chères coutumes pour aller mourir peut-être en des terres étrangères, ils leur pardonnèrent involontairement un retard qu’ils comprirent. Puis, avec cette générosité naturelle aux soldats, ils déguisèrent leur condescendance sous un feint désir d’examiner les positions militaires de cette belle contrée. Mais Hulot, qu’il est nécessaire d’appeler le Commandant, pour éviter de lui donner le nom peu harmonieux de Chef de demi-brigade, était un de ces militaires qui, dans un danger pressant, ne sont pas hommes à se laisser prendre aux charmes des paysages, quand même ce seraient ceux du paradis terrestre. Il secoua donc la tête par un geste négatif, et contracta deux gros sourcils noirs qui donnaient une expression sévère à sa physionomie.

— Pourquoi diable ne viennent-ils pas ? demanda-t-il pour la seconde fois de sa voix grossie par les fatigues de la guerre. Se trouve-t-il dans le village quelque bonne Vierge à laquelle ils donnent une poignée de main ?

— Tu demandes pourquoi ? répondit une voix.

En entendant des sons qui semblaient partir de la corne avec laquelle les paysans de ces vallons rassemblent leurs troupeaux, le commandant se retourna brusquement comme s’il eût senti la pointe d’une épée, et vit à deux pas un personnage encore plus bizarre qu’aucun de ceux emmenés à Mayenne pour servir la République. Cet inconnu, homme trapu, large des épaules, lui montrait une tête presque aussi grosse que celle d’un bœuf, avec laquelle elle avait plus d’une ressemblance. Des narines épaisses faisaient paraître son nez encore plus court qu’il ne l’était. Ses larges lèvres retroussées par des dents blanches comme de la neige, ses grands et ronds yeux noirs garnis de sourcils menaçants, ses oreilles pendantes et ses cheveux roux appartenaient moins à notre belle race caucasienne qu’au genre des herbivores. Enfin l’absence complète des autres caractères de l’homme social rendait cette tête nue plus remarquable encore. La face, comme bronzée par le soleil et dont les anguleux contours offraient une vague analogie avec le granit qui forme le sol de ces contrées, était a seule partie visible du corps de cet être singulier. À partir du cou, il était enveloppé d’un sarreau, espèce de blouse en toile rousse plus grossière encore que celle des pantalons des conscrits les moins fortunés. Ce sarreau, dans lequel un antiquaire aurait reconnu la saye (saga) ou le sayon des Gaulois, finissait à mi-corps, en se rattachant à deux fourreaux de peau de chèvre par des morceaux de bois grossièrement travaillés et dont quelques-uns gardaient leur écorce. Les peaux de bique, pour parler la langue du pays, qui lui garnissaient les jambes et les cuisses, ne laissaient distinguer aucune forme humaine. Des sabots énormes lui cachaient les pieds. Ses longs cheveux luisants, semblables aux poils de ses peaux de chèvres, tombaient de chaque côté de sa figure, séparés en deux parties égales, et pareils aux chevelures de ces statues du Moyen Age qu’on voit encore dans quelques cathédrales. Au lieu du bâton noueux que les conscrits portaient sur leurs épaules, il tenait appuyé sur sa poitrine, en guise de fusil, un gros fouet dont le cuir habilement tressé paraissait avoir une longueur double de celle des fouets ordinaires. La brusque apparition de cet être bizarre semblait facile à expliquer. Au premier aspect, quelques officiers supposèrent que l’inconnu était un réquisitionnaire ou conscrit (l’un se disait encore pour l’autre) qui se repliait sur la colonne en la voyant arrêtée. Néanmoins, l’arrivée de cet homme étonna singulièrement le commandant ; s’il n’en parut pas le moins du monde intimidé, son front devint soucieux ; et, après avoir toisé l’étranger, il répéta machinalement et comme occupé de pensées sinistres : — Oui, pourquoi ne viennent-ils pas ? le sais-tu, toi ?

— C’est que, répondit le sombre interlocuteur avec un accent qui prouvait une assez grande difficulté de parler français, c’est que là, dit-il en étendant sa rude et large main vers Ernée, là est le Maine, et là finit la Bretagne.

Puis il frappa fortement le sol en jetant le pesant manche de son fouet aux pieds du commandant. L’impression produite sur les spectateurs de cette scène par la harangue laconique de l’inconnu, ressemblait assez à celle que donnerait un coup de tam-tam frappé au milieu d’une musique. Le mot de harangue suffit à peine pour rendre la haine, les désirs de vengeance qu’exprimèrent un geste hautain, une parole brève et la contenance empreinte d’une énergie farouche et froide. La grossièreté de cet homme taillé comme à coups de hache, sa noueuse écorce, la stupide ignorance gravée sur ses traits, en faisaient une sorte de demi-dieu barbare. Il gardait une attitude prophétique et apparaissait là comme le génie même de la Bretagne, qui se relevait d’un sommeil de trois années, pour recommencer une guerre où la victoire ne se montra jamais sans de doubles crêpes.

— Voilà un joli coco, dit Hulot en se parlant à lui-même. Il m’a l’air d’être l’ambassadeur de gens qui s’apprêtent à parlementer à coups de fusil.

Après avoir grommelé ces paroles entre ses dents, le commandant promena successivement ses regards de cet homme au paysage, du paysage au détachement, du détachement sur les talus abrupts de la route, dont les crêtes étaient ombragées par les hauts genêts de la Bretagne ; puis il les reporta tout à coup sur l’inconnu, auquel il fit subir comme un muet interrogatoire qu’il termina en lui demandant brusquement : — D’où viens-tu ?

Son œil avide et perçant cherchait à deviner les secrets de ce visage impénétrable qui, pendant cet intervalle, avait pris la niaise expression de torpeur dont s’enveloppe un paysan au repos.

— Du pays des Gars, répondit l’homme sans manifester aucun trouble.

— Ton nom ?

Marche-à-terre.

— Pourquoi portes-tu, malgré la loi, ton surnom de Chouan ?

Marche-à-terre, puisqu’il se donnait ce nom, regarda le commandant d’un air d’imbécillité si profondément vraie, que le militaire crut n’avoir pas été compris.

— Fais-tu partie de la réquisition de Fougères ?

À cette demande, Marche-à-terre répondit par un de ces je ne sais pas, dont l’inflexion désespérante arrête tout entretien. Il s’assit tranquillement sur le bord du chemin, tira de son sarrau quelques morceaux d’une mince et noire galette de sarrasin, repas national dont les tristes délices ne peuvent être comprises que des Bretons, et se mit à manger avec une indifférence stupide. Il faisait croire à une absence si complète de toute intelligence, que les officiers le comparèrent tour à tour, dans cette situation, à un des animaux qui broutaient les gras pâturages de la vallée, aux sauvages de l’Amérique ou à quelque naturel du cap de Bonne-Espérance. Trompé par cette attitude, le commandant lui-même n’écoutait déjà plus ses inquiétudes, lorsque, jetant un dernier regard de prudence à l’homme qu’il soupçonnait d’être le héraut d’un prochain carnage, il en vit les cheveux, le sarrau, les peaux de chèvre couverts d’épines, de débris de feuilles, de brins de bois et de broussailles, comme si ce Chouan eût fait une longue route à travers les halliers. Il lança un coup d’œil significatif à son adjudant Gérard, près duquel il se trouvait, lui serra fortement la main et dit à voix basse : — Nous sommes allés chercher de la laine, et nous allons revenir tondus.

Les officiers étonnés se regardèrent en silence.

Il convient de placer ici une digression pour faire partager les craintes du commandant Hulot à certaines personnes casanières habituées à douter de tout, parce qu’elles ne voient rien, et qui pourraient contredire l’existence de Marche-à-terre et des paysans de l’Ouest dont alors la conduite fut sublime.

Le mot gars, que l’on prononce gâ, est un débris de la langue celtique, Il a passé du bas-breton dans le français, et ce mot est, de notre langage actuel, celui qui contient le plus de souvenirs antiques. Le gais était l’arme principale des Gaëls ou Gaulois ; gaisde signifiait armé ; gais, bravoure ; gas, force. Ces rapprochements prouvent la parenté du mot gars avec ces expressions de la langue de nos ancêtres. Ce mot a de l’analogie avec le mot latin vir, homme, racine de virtus, force, courage. Cette dissertation trouve son excuse dans sa nationalité ; puis, peut-être, servira-t-elle à réhabiliter, dans l’esprit de quelques personnes, les mots : gars, garçon, garçonnette, garce, garcette, généralement proscrits du discours comme mal séants, mais dont l’origine est si guerrière et qui se montreront çà et là dans le cours de cette histoire.— « C’est une fameuse garce ! » est un éloge peu compris que recueillit madame de Staël dans un petit canton de Vendômois où elle passa quelques jours d’exil. La Bretagne est, de toute la France, le pays où les mœurs gauloises ont laissé les plus fortes empreintes. Les parties de cette province où, de nos jours encore, la vie sauvage et l’esprit superstitieux de nos rudes aïeux sont restés, pour ainsi dire, flagrants, se nomment le pays des Gars. Lorsqu’un canton est habité par nombre de Sauvages semblables à celui qui vient de comparaître dans cette Scène, les gens de la contrée disent : Les Gars de telle paroisse ; et ce nom classique est comme une récompense de la fidélité avec laquelle ils s’efforcent de conserver les traditions du langage et des mœurs gaëliques ; aussi leur vie garde-t-elle de profonds vestiges des croyances et des pratiques superstitieuses des anciens temps. Là, les coutumes féodales sont encore respectées. Là, les antiquaires retrouvent debout les monuments des Druides. Là, le génie de la civilisation moderne s’effraie de pénétrer à travers d’immenses forêts primordiales. Une incroyable férocité, un entêtement brutal, mais aussi la foi du serment ; l’absence complète de nos lois, de nos mœurs, de notre habillement, de nos monnaies nouvelles, de notre langage, mais aussi la simplicité patriarcale et d’héroïques vertus s’accordent à rendre les habitants de ces campagnes plus pauvres de combinaisons intellectuelles que ne le sont les Mohicans et les Peaux rouges de l’Amérique septentrionale, mais aussi grands qu’eux. La place que la Bretagne occupe au centre de l’Europe la rend beaucoup plus curieuse à observer que ne l’est le Canada. Entouré de lumières dont la bienfaisante chaleur ne l’atteint pas, ce pays ressemble à un charbon glacé qui resterait obscur et noir au sein d’un brillant foyer. Les efforts tentés par quelques grands esprits pour conquérir à la vie sociale et à la prospérité cette belle partie de la France, si riche de trésors ignorés, tout, même les tentatives du gouvernement, meurt au sein de l’immobilité d’une population vouée aux pratiques d’une immémoriale routine. Ce malheur s’explique assez par la nature d’un sol encore sillonné de ravins, de torrents, de lacs et de marais ; hérissé de haies, espèces de bastions en terre qui font, de chaque champ, une citadelle ; privé de routes et de canaux ; puis, par l’esprit d’une population ignorante, livrée à des préjugés dont les dangers seront accusés par les détails de cette histoire, et qui ne veut pas de notre moderne agriculture. La disposition pittoresque de ce pays, les superstitions de ses habitants excluent et la concentration des individus et les bienfaits amenés par la comparaison, par l’échange des idées. Là point de villages. Les constructions précaires que l’on nomme des logis sont clairsemées à travers la contrée. Chaque famille y vit comme dans un désert. Les seules réunions connues sont les assemblées éphémères que le dimanche ou les fêtes de la religion consacrent à la paroisse. Ces réunions silencieuses, dominées par le Recteur, le seul maître de ces esprits grossiers, ne durent que quelques heures. Après avoir entendu la voix terrible de ce prêtre, le paysan retourne pour une semaine dans sa demeure insalubre ; il en sort pour le travail, il y rentre pour dormir. S’il y est visité, c’est par ce recteur, l’âme de la contrée. Aussi, fut-ce à la voix de ce prêtre que des milliers d’hommes se ruèrent sur la République, et que ces parties de la Bretagne fournirent cinq ans avant l’époque à laquelle commence cette histoire, des masses de soldats à la première chouannerie. Les frères Cottereau, hardis contrebandiers qui donnèrent leur nom à cette guerre, exerçaient leur périlleux métier de Laval à Fougères. Mais les insurrections de ces campagnes n’eurent rien de noble ; aussi peut-on dire avec assurance que si la Vendée fit du brigandage une guerre, la Bretagne fit de la guerre un brigandage. La proscription des princes, la religion détruite ne furent pour les Chouans que des prétextes de pillage, et les événements de cette lutte intestine contractèrent quelque chose de la sauvage âpreté qu’ont les mœurs en ces contrées. Aussi, quand de vrais défenseurs de la monarchie vinrent recruter des soldats parmi ces populations ignorantes et belliqueuses, essayèrent-ils de donner, sous le drapeau blanc, quelque grandeur à ces entreprises qui avaient rendu la chouannerie odieuse. Leurs nobles efforts furent inutiles, les Chouans sont restés comme un mémorable exemple du danger de remuer les masses peu civilisées d’un pays. Le tableau de la première vallée offerte par la Bretagne aux yeux du voyageur, la peinture des hommes qui composaient le détachement des réquisitionnaires, la description du gars apparu sur le sommet de la Pèlerine, donnent en raccourci une fidèle image de la province et de ses habitants. Une imagination exercée peut, d’après ces détails, concevoir le théâtre et les instruments de la guerre. Là en étaient les éléments. Les haies si fleuries de ces belles vallées cachaient alors d’invisibles agresseurs. Chaque champ était alors une forteresse, chaque arbre méditait un piége, chaque vieux tronc de saule creux gardait un stratagème. Le lieu du combat était partout. Les fusils attendaient au coin des routes les Bleus que de jeunes filles attiraient en riant sous le feu des canons, sans croire être perfides ; elles allaient en pèlerinage avec leurs pères et leurs frères demander des ruses et des absolutions à des vierges de bois vermoulu. La religion ou plutôt le fétichisme de ces créatures ignorantes désarmait le meurtre de ses remords. Aussi une fois cette lutte engagée, tout dans le pays devenait-il dangereux : le bruit comme le silence, la grâce comme la terreur, le foyer domestique comme le grand chemin. Il y avait de la conviction dans ces trahisons. C’était des Sauvages qui servaient Dieu et le roi, à la manière dont les Mohicans font la guerre. Mais pour rendre exacte et vraie en tout point la peinture de cette lutte, l’historien doit ajouter qu’au moment où la paix de Hoche fut signée, la contrée entière redevint et riante et amie. Les familles, qui, la veille, se déchiraient encore, le lendemain soupèrent sans danger sous le même toit.

À l’instant où Hulot reconnut les perfidies secrètes que trahissait la peau de chèvre de Marche-à-terre, il resta convaincu de la rupture de cette heureuse paix due au génie de Hoche et dont le maintien lui parut impossible. Ainsi la guerre renaissait sans doute plus terrible qu’autrefois, à la suite d’une inaction de trois années. La Révolution, adoucie depuis le 9 thermidor, allait peut-être reprendre le caractère de terreur qui la rendit haïssable aux bons esprits. L’or des Anglais avait donc, comme toujours, aidé aux discordes de la France. La République, abandonnée du jeune Bonaparte, qui semblait en être le génie tutélaire, semblait hors d’état de résister à tant d’ennemis, et le plus cruel se montrait le dernier. La guerre civile, annoncée par mille petits soulèvements partiels, prenait un caractère de gravité tout nouveau, du moment où les Chouans concevaient le dessein d’attaquer une si forte escorte. Telles étaient les réflexions qui se déroulèrent dans l’esprit de Hulot, quoique d’une manière beaucoup moins succincte, dès qu’il crut apercevoir, dans l’apparition de Marche-à-terre, l’indice d’une embuscade habilement préparée, car lui seul fut d’abord dans le secret de son danger.

Le silence qui suivit la phrase prophétique du commandant à Gérard, et qui termine la scène précédente, servit à Hulot pour recouvrer son sang-froid. Le vieux soldat avait presque chancelé. Il ne put chasser les nuages qui couvrirent son front quand il vint à penser qu’il était environné déjà des horreurs d’une guerre dont les atrocités eussent été peut-être reniées par les Cannibales. Le capitaine Merle et l’adjudant Gérard, ses deux amis, cherchaient à s’expliquer la crainte, si nouvelle pour eux, dont témoignait la figure de leur chef, et contemplaient Marche-à-terre mangeant sa galette au bord du chemin, sans pouvoir établir le moindre rapport entre cette espèce d’animal et l’inquiétude de leur intrépide commandant. Mais le visage de Hulot s’éclaircit bientôt. Tout en déplorant les malheurs de la République, il se réjouit d’avoir à combattre pour elle, il se promit joyeusement de ne pas être la dupe des Chouans et de pénétrer l’homme si ténébreusement rusé qu’ils lui faisaient l’honneur d’employer contre lui.

Avant de prendre aucune résolution, il se mit à examiner la position dans laquelle ses ennemis voulaient le surprendre. En voyant que le chemin au milieu duquel il se trouvait engagé passait dans une espèce de gorge peu profonde à la vérité, mais flanquée de bois, et où aboutissaient plusieurs sentiers, il fronça fortement ses gros sourcils noirs, puis il dit à ses amis d’une voix sourde et très émue : — Nous sommes dans un drôle de guêpier.

— Et de quoi donc avez-vous peur ? demanda Gérard.

— Peur ?… reprit le commandant, oui, peur. J’ai toujours eu peur d’être fusillé comme un chien au détour d’un bois sans qu’on vous crie : Qui vive !

— Bah ! dit Merle en riant, qui vive ! est aussi un abus.

— Nous sommes donc vraiment en danger ? demanda Gérard aussi étonné du sang-froid de Hulot qu’il l’avait été de sa passagère terreur.

— Chut ! dit le commandant, nous sommes dans la gueule du loup, il y fait noir comme dans un four, et il faut y allumer une chandelle. Heureusement, reprit-il, que nous tenons le haut de cette côte ? il la décora d’une épithète énergique, et ajouta : — Je finirai peut-être bien par y voir clair. Le commandant, attirant à lui les deux officiers, cerna Marche-à-terre ; le Gars feignit de croire qu’il les gênait, il se leva promptement. — Reste là, chenapan ! lui cria Hulot en le poussant et le faisant retomber sur le talus où il s’était assis. Dès ce moment, le chef de demi-brigade ne cessa de regarder attentivement l’insouciant Breton. — Mes amis, reprit-il alors en parlant à voix basse aux deux officiers, il est temps de vous dire que la boutique est enfoncée là-bas. Le Directoire, par suite d’un remue-ménage qui a eu lieu aux Assemblées, a encore donné un coup de balai à nos affaires. Ces pentarques, ou pantins, c’est plus français, de directeurs viennent de perdre une bonne lame, Bernadotte n’en veut plus.

— Qui le remplace ? demanda vivement Gérard.

— Milet-Mureau, une vieille perruque. On choisit là un bien mauvais temps pour laisser naviguer des mâchoires ! Voilà des fusées anglaises qui partent sur les côtes. Tous ces hannetons de Vendéens et de Chouans sont en l’air, et ceux qui sont derrière ces marionnettes-là ont bien su prendre le moment où nous succombons.

— Comment ! dit Merle.

— Nos armées sont battues sur tous les points, reprit Hulot en étouffant sa voix de plus en plus. Les Chouans ont déjà intercepté deux fois les courriers, et je n’ai reçu mes dépêches et les derniers décrets qu’au moyen d’un exprès envoyé par Bernadotte au moment où il quittait le Ministère. Des amis m’ont heureusement écrit confidentiellement sur cette débâcle. Fouché a découvert que le tyran Louis XVIII a été averti par des traîtres de Paris d’envoyer un chef à ses canards de l’intérieur. On pense que Barras trahit la République. Bref, Pitt et les princes ont envoyé, ici, un ci-devant, homme vigoureux, plein de talent, qui voudrait, en réunissant les efforts des Vendéens à ceux des Chouans, abattre le bonnet de la République. Ce camarade-là a débarqué dans le Morbihan, je l’ai su le premier, je l’ai appris aux malins de Paris, le Gars est le nom qu’il s’est donné. Tous ces animaux-là, dit-il en montrant Marche-à-terre, chaussent des noms qui donneraient la colique à un honnête patriote s’il les portait. Or, notre homme est dans ce district. L’arrivée de ce Chouan-là, et il indiqua de nouveau Marche-à-terre, m’annonce qu’il est sur notre dos. Mais on n’apprend pas à un vieux singe à faire la grimace, et vous allez m’aider à ramener mes linottes à la cage et plus vite que ça ! Je serais un joli coco si je me laissais engluer comme une corneille par ce ci-devant qui arrive de Londres sous prétexte d’avoir à épousseter nos chapeaux !

En apprenant ces circonstances secrètes et critiques, les deux officiers, sachant que leur commandant ne s’alarmait jamais en vain, prirent alors cette contenance grave qu’ont les militaires au fort du danger, lorsqu’ils sont fortement trempés et habitués à voir un peu loin dans les affaires humaines. Gérard voulut répondre, et demander toutes les nouvelles politiques dont une partie était passée sous silence par le commandant ; mais un signe de Hulot lui imposa silence ; et tous les trois ils se mirent à regarder Marche-à-terre.

Ce Chouan ne donna pas la moindre marque d’émotion en se voyant sous la surveillance de ces hommes aussi redoutables par leur intelligence que par leur force corporelle. La curiosité des deux officiers, pour lesquels cette sorte de guerre était nouvelle ; fut vivement excitée par le commencement d’une affaire qui offrait un intérêt presque romanesque ; aussi voulurent-ils en plaisanter ; mais, au premier mot qui leur échappa, Hulot les regarda gravement et leur dit : — Tonnerre de Dieu ! n’allons pas fumer sur le tonneau de poudre, citoyens. C’est s’amuser à porter de l’eau dans un panier que d’avoir du courage hors de propos. — Gérard, dit-il ensuite en se penchant à l’oreille de son adjudant, approchez-vous insensiblement de ce brigand ; et au moindre mouvement suspect, soyez prêt à lui passer votre épée au travers du corps. Quant à moi, je vais prendre des mesures pour soutenir la conversation, si nos inconnus veulent bien l’entamer.

Gérard inclina légèrement la tête en signe d’obéissance, puis il se mit à contempler les points de vue de cette vallée avec laquelle on a pu se familiariser ; il parut vouloir les examiner plus attentivement et marcha pour ainsi dire sur lui-même et sans affectation ; mais on pense bien que le paysage était la dernière chose qu’il observa. De son côté, Marche-à-terre laissa complètement ignorer si la manœuvre de l’officier le mettait en péril ; à la manière dont il jouait avec le bout de son fouet, on eût dit qu’il pêchait à la ligne dans le fossé.

Pendant que Gérard essayait ainsi de prendre position devant le Chouan, le commandant dit tout bas à Merle : — Donnez dix hommes d’élite à un sergent et allez les poster vous-même au-dessus de nous, à l’endroit du sommet de cette côte où le chemin s’élargit en formant un plateau, et d’où vous apercevrez un bon ruban de queue de la route d’Ernée. Choisissez une place où le chemin ne soit pas flanqué de bois et d’où le sergent puisse surveiller la campagne. Appelez La-clef-des-cœurs, il est intelligent. Il n’y a point de quoi rire, je ne donnerai pas un décime de notre peau, si nous ne prenons pas notre bisque.

Pendant que le capitaine Merle exécutait cet ordre avec une promptitude dont l’importance fut comprise, le commandant agita la main droite pour réclamer un profond silence des soldats qui l’entouraient et causaient en jouant. Il ordonna, par un autre geste, de reprendre les armes. Lorsque le calme fut établi, il porta les yeux d’un côté de la route à l’autre, écoutant avec une attention inquiète, comme s’il espérait surprendre quelque bruit étouffé, quelques sons d’armes ou des pas précurseurs de la lutte attendue. Son œil noir et perçant semblait sonder les bois à des profondeurs extraordinaires ; mais ne recueillant aucun indice, il consulta le sable de la route, à la manière des Sauvages, pour tâcher de découvrir quelques traces de ces invisibles ennemis dont l’audace lui était connue. Désespéré de ne rien apercevoir qui justifiât ses craintes, il s’avança vers les côtés de la route, en gravit les légères collines avec peine, puis il en parcourut lentement les sommets. Tout à coup, il sentit combien son expérience était utile au salut de sa troupe, et descendit. Son visage devint plus sombre ; car, dans ces temps-là, les chefs regrettaient toujours de ne pas garder pour eux seuls la tâche la plus périlleuse.

Les autres officiers et les soldats, ayant remarqué la préoccupation d’un chef dont le caractère leur plaisait et dont la valeur était connue, pensèrent alors que son extrême attention annonçait un danger ; mais incapables d’en soupçonner la gravité, s’ils restèrent immobiles et retinrent presque leur respiration, ce fut par instinct. Semblables à ces chiens qui cherchent à deviner les intentions de l’habile chasseur dont l’ordre est incompréhensible, mais qui lui obéissent ponctuellement, ces soldats regardèrent alternativement la vallée du Couësnon, les bois de la route et la figure sévère de leur commandant, en tâchant d’y lire leur sort. Ils se consultaient des yeux, et plus d’un sourire se répétait de bouche en bouche.

Quand Hulot fit la grimace, Beau-pied, jeune sergent qui passait pour le bel esprit de la compagnie, dit à voix basse : — Où diable nous sommes-nous donc fourrés pour que ce vieux troupier de Hulot nous fasse une mine si marécageuse, il a l’air d’un conseil de guerre ?

Hulot ayant jeté sur Beau-pied un regard sévère, le silence exigé sous les armes régna tout à coup. Au milieu de ce silence solennel, les pas tardifs des conscrits, sous les pieds desquels le sable criait sourdement, rendaient un son régulier qui ajoutait une vague émotion à cette anxiété générale. Ce sentiment indéfinissable sera compris seulement de ceux qui, en proie à une attente cruelle, ont senti dans le silence des nuits les larges battements de leur cœur, redoublés par quelque bruit dont le retour monotone semblait leur verser la terreur, goutte à goutte. En se replaçant au milieu de la route, le commandant commençait à se demander : — Me trompé-je ? Il regardait déjà avec une colère concentrée, qui lui sortait en éclairs par les yeux, le tranquille et stupide Marche-à-terre ; mais l’ironie sauvage qu’il sut démêler dans le regard terne du Chouan lui persuada de ne pas discontinuer de prendre ses mesures salutaires. En ce moment, après avoir accompli les ordres de Hulot, le capitaine Merle revint auprès de lui. Les muets acteurs de cette scène, semblable à mille autres qui rendirent cette guerre la plus dramatique de toutes, attendirent alors avec impatience de nouvelles impressions, curieux de voir s’illuminer par d’autres manœuvres les points obscurs de leur situation militaire.

— Nous avons bien fait, capitaine, dit le commandant, de mettre à la queue du détachement le petit nombre de patriotes que nous comptons parmi ces réquisitionnaires. Prenez encore une douzaine de bons lurons, à la tête desquels vous mettrez le sous-lieutenant Lebrun, et vous les conduirez rapidement à la queue du détachement ; ils appuieront les patriotes qui s’y trouvent, et feront avancer, et vivement, toute la troupe de ces oiseaux-là, afin de la ramasser en deux temps vers la hauteur occupée par les camarades. Je vous attends.

Le capitaine disparut au milieu de la troupe. Le commandant regarda tour à tour quatre hommes intrépides dont l’adresse et l’agilité lui étaient connues, il les appela silencieusement en les désignant du doigt et leur faisant ce signe amical qui consiste à ramener l’index vers le nez, par un mouvement rapide et répété ; ils vinrent.

— Vous avez servi avec moi sous Hoche, leur dit-il, quand nous avons mis à la raison ces brigands qui s’appellent les Chasseurs du Roi ; vous savez comment ils se cachaient pour canarder les Bleus.

À cet éloge de leur savoir-faire, les quatre soldats hochèrent la tête en faisant une moue significative. Ils montraient de ces figures héroïquement martiales dont l’insouciante résignation annonçait que, depuis la lutte commencée entre la France et l’Europe, leurs idées n’avaient pas dépassé leur giberne en arrière et leur baïonnette en avant. Les lèvres ramassées comme une bourse dont on serre les cordons, ils regardaient leur commandant d’un air attentif et curieux.

— Eh ! bien, reprit Hulot, qui possédait éminemment l’art de parler la langue pittoresque du soldat, il ne faut pas que de bons lapins comme nous se laissent embêter par des Chouans, et il y en a ici, ou je ne me nomme pas Hulot. Vous allez, à vous quatre, battre les deux côtés de cette route. Le détachement va filer le câble. Ainsi, suivez ferme, tâchez de ne pas descendre la garde, et éclairez-moi cela vivement !

Puis il leur montra les dangereux sommets du chemin. Tous, en guise de remerciement, portèrent le revers de la main devant leurs vieux chapeaux à trois cornes dont le haut bord, battu par la pluie et affaibli par l’âge, se courbait sur la forme. L’un d’eux, nommé Larose, caporal connu de Hulot, lui dit en faisant sonner son fusil : — On va leur siffler un air de clarinette, mon commandant.

Ils partirent les uns à droite, les autres à gauche. Ce ne fut pas sans une émotion secrète que la compagnie les vit disparaître des deux côtés de la route. Cette anxiété fut partagée par le commandant, qui croyait les envoyer à une mort certaine. Il eut même un frisson involontaire lorsqu’il ne vit plus la pointe de leurs chapeaux. Officiers et soldats écoutèrent le bruit graduellement affaibli des pas dans les feuilles sèches, avec un sentiment d’autant plus aigu qu’il était caché plus profondément. Il se rencontre à la guerre des scènes où quatre hommes risqués causent plus d’effroi que les milliers de morts étendus à Jemmapes. Ces physionomies militaires ont des expressions si multipliées, si fugitives, que leurs peintres sont obligés d’en appeler aux souvenirs des soldats, et de laisser les esprits pacifiques étudier ces figures si dramatiques, car ces orages si riches en détails ne pourraient être complètement décrits sans d’interminables longueurs.

Au moment où les baïonnettes des quatre soldats ne brillèrent plus, le capitaine Merle revenait, après avoir accompli les ordres du commandant avec la rapidité de l’éclair. Hulot, par deux ou trois commandements, mit alors le reste de sa troupe en bataille au milieu du chemin ; puis il ordonna de regagner le sommet de La Pèlerine où stationnait sa petite avant-garde ; mais il marcha le dernier et à reculons, afin d’observer les plus légers changements qui surviendraient sur tous les points de cette scène que la nature avait faite si ravissante, et que l’homme rendait si terrible. Il atteignit l’endroit où Gérard gardait Marche-à-terre, lorsque ce dernier, qui avait suivi, d’un œil indifférent en apparence, toutes les manœuvres du commandant, mais qui regardait alors avec une incroyable intelligence les deux soldats engagés dans les bois situés sur la droite de la route, se mit à siffler trois ou quatre fois de manière à produire le cri clair et perçant de la chouette. Les trois célèbres contrebandiers dont les noms ont déjà été cités employaient ainsi, pendant la nuit, certaines intonations de ce cri pour s’avertir des embuscades, de leurs dangers et de tout ce qui les intéressait. De là leur était venu le surnom de Chuin, qui signifie chouette ou hibou dans le patois de ce pays. Ce mot corrompu servit à nommer ceux qui dans la première guerre imitèrent les allures et les signaux de ces trois frères.

En entendant ce sifflement suspect, le commandant s’arrêta pour regarder fixement Marche-à-terre. Il feignit d’être la dupe de la niaise attitude du Chouan, afin de le garder près de lui comme un baromètre qui lui indiquât les mouvements de l’ennemi. Aussi arrêta-t-il la main de Gérard qui s’apprêtait à dépêcher le Chouan. Puis il plaça deux soldats à quelques pas de l’espion, et leur ordonna, à haute et intelligible voix, de se tenir prêts à le fusiller au moindre signe qui lui échapperait. Malgré son imminent danger, Marche-à-terre ne laissa paraître aucune émotion et le commandant, qui l’étudiait, s’apercevant de cette insensibilité, dit à Gérard : — Le serin n’en sait pas long. Ah ! Ah ! il n’est pas facile de lire sur la figure d’un Chouan ; mais celui-ci s’est trahi par le désir de montrer son intrépidité. Vois-tu, Gérard, s’il avait joué la terreur, j’allais le prendre pour un imbécile. Lui et moi nous aurions fait la paire. J’étais au bout de ma gamme. Oh ! nous allons être attaqués ! Mais qu’ils viennent, maintenant je suis prêt.

Après avoir prononcé ces paroles à voix basse et d’un air de triomphe, le vieux militaire se frotta les mains, regarda Marche-à-terre d’un air goguenard ; puis il se croisa les bras sur la poitrine, resta au milieu du chemin entre ses deux officiers favoris, et attendit le résultat de ses dispositions. Sûr du combat, il contempla ses soldats d’un air calme.

— Oh ! il va y avoir du foutreau, dit Beau-pied à voix basse, le commandant s’est frotté les mains.

La situation critique dans laquelle se trouvaient placés le commandant Hulot et son détachement est une de celles où la vie est si réellement mise au jeu que les hommes d’énergie tiennent à honneur de s’y montrer pleins de sang-froid et libres d’esprit. Là se jugent les hommes en dernier ressort. Aussi le commandant, plus instruit du danger que ses deux officiers, mit-il de l’amour-propre à paraître le plus tranquille. Les yeux tour à tour fixés sur Marche-à-terre, sur le chemin et sur les bois, il n’attendait pas sans angoisse le bruit de la décharge générale des Chouans qu’il croyait cachés, comme des lutins, autour de lui ; mais sa figure restait impassible. Au moment où tous les yeux des soldats étaient attachés sur les siens, il plissa légèrement ses joues brunes marquées de petite- vérole, retroussa fortement sa lèvre droite, cligna des yeux, grimace toujours prise pour un sourire par ses soldats ; puis il frappa Gérard sur l’épaule en lui disant : — Maintenant nous voilà calmes, que vouliez-vous me dire tout à l’heure ?

— Dans quelle crise nouvelle sommes-nous donc, mon commandant ?

— La chose n’est pas neuve, reprit-il à voix basse. L’Europe est toute contre nous, et cette fois elle a beau jeu. Pendant que les Directeurs se battent entre eux comme des chevaux sans avoine dans une écurie, et que tout tombe par lambeaux dans leur gouvernement, ils laissent les armées sans secours. Nous sommes abimés en Italie ! Oui, mes amis, nous avons évacué Mantoue à la suite des désastres de la Trébia, et Joubert vient de perdre la bataille de Novi. J’espère que Masséna gardera les défilés de la Suisse envahie par Suwarow. Nous sommes enfoncés sur le Rhin. Le Directoire y a envoyé Moreau. Ce lapin défendra-t-il les frontières ?… je le veux bien ; mais la coalition finira par nous écraser, et malheureusement le seul général qui puisse nous sauver est au diable, là-bas, en Égypte ! Comment reviendrait-il, au surplus ? l’Angleterre est maîtresse de la mer.

— L’absence de Bonaparte ne m’inquiète pas, commandant, répondit le jeune adjudant Gérard, chez qui une éducation soignée avait développé un esprit supérieur. Notre révolution s’arrêterait donc ? Ah ! nous ne sommes pas seulement chargés de défendre le territoire de la France, nous avons une double mission. Ne devons-nous pas aussi conserver l’âme du pays, ces principes généreux de liberté, d’indépendance, cette raison humaine, réveillée par nos Assemblées, et qui gagnera, j’espère de proche en proche ? La France est comme un voyageur chargé de porter une lumière, elle la garde d’une main et se défend de l’autre ; si vos nouvelles sont vraies, jamais, depuis dix ans, nous n’aurions été entourés de plus de gens qui cherchent à la souffler. Doctrines et pays, tout est près de périr.

— Hélas oui ! dit en soupirant le commandant Hulot. Ces polichinelles de Directeurs ont su se brouiller avec tous les hommes qui pouvaient bien mener la barque, Bernadotte, Carnot, tout, jusqu’au citoyen Talleyrand, nous a quittés. Bref, il ne reste plus qu’un seul bon patriote, l’ami Fouché qui tient tout par la police ; voilà un homme ! Aussi est-ce lui qui m’a fait prévenir à temps de cette insurrection. Encore nous voilà pris, j’en suis sûr, dans quelque traquenard.

— Oh ! si l’armée ne se mêle pas un peu de notre gouvernement, dit Gérard, les avocats nous remettront plus mal que nous ne l’étions avant la Révolution. Est-ce que ces chafouins-là s’entendent à commander !

— J’ai toujours peur, reprit Hulot, d’apprendre qu’ils traitent avec les Bourbons. Tonnerre de Dieu ! s’ils s’entendaient, dans quelle passe nous serions ici, nous autres ?

— Non, non, commandant, nous n’en viendrons pas là, dit Gérard. L’armée, comme vous le dites élèvera la voix, et, pourvu qu’elle ne prenne pas ses expressions dans le vocabulaire de Pichegru, j’espère que nous ne nous serons pas hachés pendant dix ans pour, après tout, faire pousser du lin et le voir filer à d’autres.

— Oh ! oui, s’écria le commandant, il nous en a furieusement coûté pour changer de costume.

— Eh ! bien, dit le capitaine Merle, agissons toujours ici en bons patriotes, et tâchons d’empêcher nos Chouans de communiquer avec la Vendée ; car s’ils s’entendent et que l’Angleterre s’en mêle, cette fois je ne répondrais pas du bonnet de la République, une et indivisible.

Là, le cri de la chouette, qui se fit entendre à une distance assez éloignée, interrompit la conversation. Le commandant plus inquiet, examina derechef Marche-à-terre, dont la figure impassible ne donnait, pour ainsi dire, pas signe de vie. Les conscrits, rassemblés par un officier, étaient réunis comme un troupeau de bétail au milieu de la route, à trente pas environ de la compagnie en bataille. Puis derrière eux, à dix pas, se trouvaient les soldats et les patriotes commandés par le lieutenant Lebrun. Le commandant jeta les yeux sur cet ordre de bataille et regarda une dernière fois le piquet d’hommes postés en avant sur la route. Content de ses dispositions, il se retournait pour ordonner de se mettre en marche, lorsqu’il aperçut les cocardes tricolores des deux soldats qui revenaient après avoir fouillé les bois situés sur la gauche. Le commandant, ne voyant point reparaître les deux éclaireurs de droite, voulut attendre leur retour.

— Peut-être, est-ce de là que la bombe va partir, dit-il à ses deux officiers en leur montrant le bois où ses deux enfants perdus étaient comme ensevelis.

Pendant que les deux tirailleurs lui faisaient une espèce de rapport, Hulot cessa de regarder Marche-à-terre. Le Chouan se mit alors à siffler vivement, de manière à faire retentir son cri à une distance prodigieuse ; puis, avant qu’aucun de ses surveillants ne l’eût même couché en joue, il leur avait appliqué un coup de fouet qui les renversa sur la berme. Aussitôt, des cris ou plutôt des hurlements sauvages surprirent les Républicains. Une décharge terrible, partie du bois qui surmontait le talus où le Chouan s’était assis, abattit sept ou huit soldats. Marche-à-terre, sur lequel cinq ou six hommes tirèrent sans l’atteindre, disparut dans le bois après avoir grimpé le talus avec la rapidité d’un chat sauvage ; ses sabots roulèrent dans le fossé, et il fut aisé de lui voir alors aux pieds les gros souliers ferrés que portaient habituellement les Chasseurs du Roi.

Aux premiers cris jetés par les Chouans, tous les conscrits sautèrent dans le bois à droite, semblables à ces troupes d’oiseaux qui s’envolent à l’approche d’un voyageur.

— Feu sur ces mâtins-là ! cria le commandant.

La compagnie tira sur eux, mais les conscrits avaient su se mettre tous à l’abri de cette fusillade en s’adossant à des arbres ; et, avant que les armes eussent été rechargées, ils avaient disparu.

— Décrétez donc des légions départementales ! hein ? dit Hulot à Gérard. Il faut être bête comme un Directoire pour vouloir compter sur la réquisition de ce pays-ci. Les Assemblées feraient mieux de ne pas nous voter tant d’habits, d’argent, de munitions, et de nous en donner.

— Voilà des crapauds qui aiment mieux leurs galettes que le pain de munition, dit Beau-pied, le malin de la compagnie.

À ces mots, des huées et des éclats de rire partis du sein de la troupe républicaine honnirent les déserteurs, mais le silence se rétablit tout à coup. Les soldats virent descendre péniblement du talus les deux chasseurs que le commandant avait envoyés battre les bois de la droite. Le moins blessé des deux soutenait son camarade, qui abreuvait le terrain de son sang. Les deux pauvres soldats étaient parvenus à moitié de la pente lorsque Marche-à-terre montra sa face hideuse, il ajusta si bien les deux Bleus qu’il les acheva d’un seul coup, et ils roulèrent pesamment dans le fossé. À peine avait-on vu sa grosse tête que trente canons de fusils se levèrent ; mais semblable à une figure fantasmagorique, il avait disparu derrière les fatales touffes de genêts. Ces événements, qui exigent tant de mots, se passèrent en un moment ; puis, en un moment aussi, les patriotes et les soldats de l’arrière-garde rejoignirent le reste de l’escorte.

— En avant ! s’écria Hulot.

La compagnie se porta rapidement à l’endroit élevé et découvert où le piquet avait été placé. Là, le commandant mit la compagnie en bataille ; mais il n’aperçut aucune démonstration hostile de la part des Chouans, et crut que la délivrance des conscrits était le seul but de cette embuscade.

— Leurs cris, dit-il à ses deux amis, m’annoncent qu’ils ne sont pas nombreux. Marchons au pas accéléré, nous atteindrons peut-être Ernée sans les avoir sur le dos.

Ces mots furent entendus d’un conscrit patriote qui sortit des rangs et se présenta devant Hulot.

— Mon général, dit-il, j’ai déjà fait cette guerre-là en contre-chouan. Peut-on vous toucher deux mots ?

— C’est un avocat, cela se croit toujours à l’audience, dit le commandant à l’oreille de Merle. — Allons, plaide, répondit-il au jeune Fougerais.

— Mon commandant, les Chouans ont sans doute apporté des armes aux hommes avec lesquels ils viennent de se recruter. Or, si nous levons la semelle devant eux, ils iront nous attendre à chaque coin de bois, et nous tueront jusqu’au dernier avant que nous arrivions à Ernée. Il faut plaider, comme tu le dis, mais avec des cartouches. Pendant l’escarmouche, qui durera encore plus de temps que tu ne le crois, l’un de mes camarades ira chercher la garde nationale et les compagnies franches de Fougères. Quoique nous ne soyons que des conscrits, tu verras alors si nous sommes de la race des corbeaux.

— Tu crois donc les Chouans bien nombreux ?

— Juges-en toi-même, citoyen commandant !

Il amena Hulot à un endroit du plateau où le sable avait été remué comme avec un râteau ; puis, après le lui avoir fait remarquer, il le conduisit assez avant dans un sentier où ils virent les vestiges du passage d’un grand nombre d’hommes. Les feuilles y étaient empreintes dans la terre battue.

— Ceux-là sont les Gars de Vitré, dit le Fougerais, ils sont allés se joindre aux Bas-Normands.

— Comment te nommes-tu, citoyen ? demanda Hulot.

— Gudin, mon commandant.

— Eh ! bien, Gudin, je te fais caporal de tes bourgeois. Tu m’as l’air d’un homme solide. Je te charge de choisir celui de tes camarades qu’il faut envoyer à Fougères. Tu te tiendras à côté de moi. D’abord, va avec tes réquisitionnaires prendre les fusils, les gibernes et les habits de nos pauvres camarades que ces brigands viennent de coucher dans le chemin. Vous ne resterez pas ici à manger des coups de fusil sans en rendre.

Les intrépides Fougerais allèrent chercher la dépouille des morts, et la compagnie entière les protégea par un feu bien nourri dirigé sur le bois de manière qu’ils réussirent à dépouiller les morts sans perdre un seul homme.

— Ces Bretons-là, dit Hulot à Gérard, feront de fameux fantassins, si jamais la gamelle leur va.

L’émissaire de Gudin partit en courant par un sentier détourné dans les bois de gauche. Les soldats, occupés à visiter leurs armes, s’apprêtèrent au combat, le commandant les passa en revue, leur sourit, alla se planter à quelques pas en avant avec ses deux officiers favoris, et attendit de pied ferme l’attaque des Chouans. Le silence régna de nouveau pendant un instant, mais il ne fut pas de longue durée. Trois cents Chouans, dont les costumes étaient identiques avec ceux des réquisitionnaires, débouchèrent par les bois de la droite et vinrent sans ordre, en poussant de véritables hurlements, occuper toute la route devant le faible bataillon des Bleus. Le commandant rangea ses soldats en deux parties égales qui présentaient chacune un front de dix hommes. Il plaça au milieu de ces deux troupes ses douze réquisitionnaires équipés en toute hâte, et se mit à leur tête. Cette petite armée était protégée par deux ailes de vingt-cinq hommes chacune, qui manœuvrèrent sur les deux côtés du chemin sous les ordres de Gérard et de Merle. Ces deux officiers devaient prendre à propos les Chouans en flanc et les empêcher de s’égailler.

Ce mot du patois de ces contrées exprime l’action de se répandre dans la campagne, où chaque paysan allait se poster de manière à tirer les Bleus sans danger ; les troupes républicaines ne savaient plus alors où prendre leurs ennemis.

Ces dispositions, ordonnées par le commandant avec la rapidité voulue en cette circonstance, communiquèrent sa confiance aux soldats, et tous marchèrent en silence sur les Chouans. Au bout de quelques minutes exigées par la marche des deux corps l’un vers l’autre, il se fit une décharge à bout portant qui répandit la mort dans les deux troupes. En ce moment, les deux ailes républicaines auxquelles les Chouans n’avaient pu rien opposer, arrivèrent sur leurs flancs, et par une fusillade vive et serrée, semèrent la mort et le désordre au milieu de leurs ennemis. Cette manœuvre rétablit presque l’équilibre numérique entre les deux partis. Mais le caractère des Chouans comportait une intrépidité et une constance à toute épreuve ; ils ne bougèrent pas, leur perte ne les ébranla point, ils se serrèrent et tâchèrent d’envelopper la petite troupe noire et bien alignée des Bleus, qui tenait si peu d’espace qu’elle ressemblait à une reine d’abeilles au milieu d’un essaim. Il s’engagea donc un de ces combats horribles où le bruit de la mousqueterie, rarement entendu, est remplacé par le cliquetis de ces luttes à armes blanches pendant lesquelles on se bat corps à corps, et où, à courage égal, le nombre décide de la victoire. Les Chouans l’auraient emporté de prime abord si les deux ailes, commandées par Merle et Gérard, n’avaient réussi à opérer deux ou trois décharges qui prirent en écharpe la queue de leurs ennemis. Les Bleus de ces deux ailes auraient dû rester dans leurs positions et continuer ainsi d’ajuster avec adresse leurs terribles adversaires ; mais, animés par la vue des dangers que courait cet héroïque bataillon de soldats alors complètement entouré par les Chasseurs du Roi, ils se jetèrent sur la route comme des furieux, la baïonnette en avant, et rendirent la partie plus égale pour quelques instants. Les deux troupes se livrèrent alors à un acharnement aiguisé par toute la fureur et la cruauté de l’esprit de parti qui firent de cette guerre une exception. Chacun, attentif à son danger, devint silencieux. La scène fut sombre et froide comme la mort. Au milieu de ce silence, on n’entendait, à travers le cliquetis des armes et le grincement du sable sous les pieds, que les exclamations sourdes et graves échappées à ceux qui, blessés grièvement ou mourants, tombaient à terre. Au sein du parti républicain, les douze réquisitionnaires défendaient avec un tel courage le commandant, occupé à donner des avis et des ordres multipliés, que plus d’une fois deux ou trois soldats crièrent : — Bravo ! les recrues.

Hulot, impassible et l’œil à tout, remarqua bientôt parmi les Chouans un homme qui, entouré comme lui d’une troupe d’élite, devait être le chef. Il lui parut nécessaire de bien connaître cet officier ; mais il fit à plusieurs reprises de vains efforts pour en distinguer les traits que lui dérobaient toujours les bonnets rouges et les chapeaux à grands bords. Seulement, il aperçut Marche-à-terre qui, placé à côté de son général, répétait les ordres d’une voix rauque, et dont la carabine ne restait jamais inactive. Le commandant s’impatienta de cette contrariété renaissante. Il mit l’épée à la main, anima ses réquisitionnaires, chargea sur le centre des Chouans avec une telle furie qu’il troua leur masse et put entrevoir le chef, dont malheureusement la figure était entièrement cachée par un grand feutre à cocarde blanche. Mais l’inconnu, surpris d’une si audacieuse attaque, fit un mouvement rétrograde en relevant son chapeau avec brusquerie ; alors il fut permis à Hulot de prendre à la hâte le signalement de ce personnage. Ce jeune chef, auquel Hulot ne donna pas plus de vingt-cinq ans, portait une veste de chasse en drap vert. Sa ceinture blanche contenait des pistolets. Ses gros souliers étaient ferrés comme ceux des Chouans. Des guêtres de chasseur montant jusqu’aux genoux et s’adaptant à une culotte de coutil très grossier complétaient ce costume qui laissait voir une taille moyenne, mais svelte et bien prise. Furieux de voir les Bleus arrivés jusqu’à sa personne, il abaissa son chapeau et s’avança vers eux ; mais il fut promptement entouré par Marche-à-terre et par quelques Chouans alarmés. Hulot crut apercevoir, à travers les intervalles laissés par les têtes qui se pressaient autour de ce jeune homme, un large cordon rouge sur une veste entrouverte. Les yeux du commandant, attirés d’abord par cette royale décoration, alors complètement oubliée, se portèrent soudain sur un visage qu’il perdit bientôt de vue, forcé par les accidents du combat de veiller à la sûreté et aux évolutions de sa petite troupe. Aussi, à peine vit-il des yeux étincelants dont la couleur lui échappa, des cheveux blonds et des traits assez délicats, brunis par le soleil. Cependant il fut frappé de l’éclat d’un cou nu dont la blancheur était rehaussée par une cravate noire, lâche et négligemment nouée. L’attitude fougueuse et animée du jeune chef était militaire, à la manière de ceux qui veulent dans un combat une certaine poésie de convention. Sa main bien gantée agitait en l’air une épée qui flamboyait au soleil. Sa contenance accusait tout à la fois de l’élégance et de la force. Son exaltation consciencieuse, relevée encore par les charmes de la jeunesse, par des manières distinguées, faisait de cet émigré une gracieuse image de la noblesse française ; il contrastait vivement avec Hulot, qui, à quatre pas de lui, offrait à son tour une image vivante de cette énergique République pour laquelle ce vieux soldat combattait, et dont la figure sévère, l’uniforme bleu à revers rouges usés, les épaulettes noircies et pendant derrière les épaules, peignaient si bien les besoins et le caractère.

La pose gracieuse et l’expression du jeune homme n’échappèrent pas à Hulot, qui s’écria en voulant le joindre : — Allons, danseur d’Opéra, avance donc que je te démolisse.

Le chef royaliste, courroucé de son désavantage momentané, s’avança par un mouvement de désespoir ; mais au moment où ses gens le virent se hasardant ainsi, tous se ruèrent sur les Bleus. Soudain une voix douce et claire domina le bruit du combat : — Ici saint Lescure est mort ! Ne le vengerez-vous pas ?

À ces mots magiques, l’effort des Chouans devint terrible, et les soldats de la République eurent grande peine à se maintenir, sans rompre leur petit ordre de bataille.

— Si ce n’était pas un jeune homme, se disait Hulot en rétrogradant pied à pied, nous n’aurions pas été attaqués. A-t-on jamais vu les Chouans livrant bataille ? Mais tant mieux, on ne nous tuera pas comme des chiens le long de la route. Puis, élevant la voix de manière à faire retentir les bois : — Allons, vivement, mes lapins ! Allons-nous nous laisser embêter par des brigands ?

Le verbe par lequel nous remplaçons ici l’expression dont se servit le brave commandant, n’en est qu’un faible équivalent ; mais les vétérans sauront y substituer le véritable, qui certes est d’un plus haut goût soldatesque.

— Gérard, Merle, reprit le commandant, rappelez vos hommes, formez-les en bataillon, reformez-vous en arrière, tirez sur ces chiens-là et finissons-en.

L’ordre de Hulot fut difficilement exécuté ; car en entendant la voix de son adversaire, le jeune chef s’écria : — Par sainte Anne d’Auray, ne les lâchez pas ! égaillez-vous, mes gars.

Quand les deux ailes commandées par Merle et Gérard se séparèrent du gros de la mêlée, chaque petit bataillon fut alors suivi par des Chouans obstinés et bien supérieurs en nombre. Ces vieilles peaux de biques entourèrent de toutes parts les soldats de Merle et de Gérard, en poussant de nouveau leurs cris sinistres et pareils à des hurlements.

— Taisez-vous donc, messieurs, on ne s’entend pas tuer ! s’écria Beau-pied.

Cette plaisanterie ranima le courage des Bleus. Au lieu de se battre sur un seul point, les Républicains se défendirent sur trois endroits différents du plateau de La Pèlerine, et le bruit de la fusillade éveilla tous les échos de ces vallées naguère si paisibles. La victoire aurait pu rester indécise des heures entières, ou la lutte se serait terminée faute de combattants. Bleus et Chouans déployaient une égale valeur. La furie allait croissant de part et d’autre, lorsque dans le lointain un tambour résonna faiblement, et, d’après la direction du bruit, le corps qu’il annonçait devait traverser la vallée du Couësnon.

— C’est la garde nationale de Fougères ! s’écria Gudin d’une voix forte, Vannier l’aura rencontrée.

À cette exclamation qui parvint à l’oreille du jeune chef des Chouans et de son féroce aide de camp, les royalistes firent un mouvement rétrograde, que réprima bientôt un cri bestial jeté par Marche-à-terre. Sur deux ou trois ordres donnés à voix basse par le chef et transmis par Marche-à-terre aux Chouans en bas-breton, ils opérèrent leur retraite avec une habileté qui déconcerta les Républicains et même leur commandant. Au premier ordre, les plus valides des Chouans se mirent en ligne et présentèrent un front respectable, derrière lequel les blessés et le reste des leurs se retirèrent pour charger leurs fusils. Puis tout à coup, avec cette agilité dont l’exemple a déjà été donné par Marche-à-terre, les blessés gagnèrent le haut de l’éminence qui flanquait la route à droite, et y furent suivis par la moitié des Chouans qui la gravirent lestement pour en occuper le sommet, en ne montrant plus aux Bleus que leurs têtes énergiques. Là, ils se firent un rempart des arbres, et dirigèrent les canons de leurs fusils sur le reste de l’escorte qui, d’après les commandements réitérés de Hulot, s’était rapidement mis en ligne, afin d’opposer sur la route un front égal à celui des Chouans. Ceux-ci reculèrent lentement et défendirent le terrain en pivotant de manière à se ranger sous le feu de leurs camarades. Quand ils atteignirent le fossé qui bordait la route, ils grimpèrent à leur tour le talus élevé dont la lisière était occupée par les leurs, et les rejoignirent en essuyant bravement le feu des Républicains qui les fusillèrent avec assez d’adresse pour joncher de corps le fossé. Les gens qui couronnaient l’escarpement répondirent par un feu non moins meurtrier. En ce moment, la garde nationale de Fougères arriva sur le lieu du combat au pas de course, et sa présence termina l’affaire. Les gardes nationaux et quelques soldats échauffés dépassaient déjà la berme de la route pour s’engager dans les bois ; mais le commandant leur cria de sa voix martiale : — Voulez-vous vous faire démolir là-bas !

Ils rejoignirent alors le bataillon de la République, à qui le champ de bataille était resté non sans de grandes pertes. Tous les vieux chapeaux furent mis au bout des baïonnettes, les fusils se hissèrent, et les soldats crièrent unanimement, à deux reprises : Vive la République ! Les blessés eux-mêmes, assis sur l’accotement de la route, partagèrent cet enthousiasme, et Hulot pressa la main de Gérard en lui disant : — Hein ! voilà ce qui s’appelle des lapins ?

Merle fut chargé d’ensevelir les morts dans un ravin de la route. D’autres soldats s’occupèrent du transport des blessés. Les charrettes et les chevaux des fermes voisines furent mis en réquisition, et l’on s’empressa d’y placer les camarades souffrants sur les dépouilles des morts. Avant de partir, la garde nationale de Fougères remit à Hulot un Chouan dangereusement blessé qu’elle avait pris au bas de la côte abrupte par où s’échappèrent les Chouans, et où il avait roulé, trahi par ses forces expirantes.

— Merci de votre coup de main, citoyens, dit le commandant. Tonnerre de Dieu ! sans vous, nous pouvions passer un rude quart d’heure. Prenez garde à vous ! la guerre est commencée. Adieu, mes braves. Puis, Hulot se tournant vers le prisonnier. — Quel est le nom de ton général ? lui demanda-t-il.

— Le Gars.

— Qui ? Marche-à-terre.

— Non, le Gars.

— D’où le Gars est-il venu ?

À cette question, le Chasseur du Roi, dont la figure rude et sauvage était abattue par la douleur, garda le silence, prit son chapelet et se mit à réciter des prières.

— Le Gars est sans doute ce jeune ci-devant à cravate noire ? Il a été envoyé par le tyran et ses alliés Pitt et Cobourg.

À ces mots, le Chouan, qui n’en savait pas si long, releva fièrement la tête : — Envoyé par Dieu et le Roi ! Il prononça ces paroles avec une énergie qui épuisa ses forces. Le commandant vit qu’il était difficile de questionner un homme mourant dont toute la contenance trahissait un fanatisme obscur, et détourna la tête en fronçant le sourcil. Deux soldats, amis de ceux que Marche-à-terre avait si brutalement dépêchés d’un coup de fouet sur l’accotement de la route, car ils y étaient morts, se reculèrent de quelques pas, ajustèrent le Chouan, dont les yeux fixes ne se baissèrent pas devant les canons dirigés sur lui, le tirèrent à bout portant, et il tomba. Lorsque les soldats s’approchèrent pour dépouiller le mort, il cria fortement encore : — Vive le Roi !

— Oui, oui, sournois, dit La-clef-des-cœurs, va-t’en manger de la galette chez ta bonne Vierge. Ne vient-il pas nous crier au nez vive le tyran, quand on le croit frit !

— Tenez, mon commandant, dit Beau-pied, voici les papiers du brigand.

— Oh ! oh ! s’écria La-clef-des-cœurs, venez donc voir ce fantassin du bon Dieu qui a des couleurs sur l’estomac ?

Hulot et quelques soldats vinrent entourer le corps entièrement nu du Chouan, et ils aperçurent sur sa poitrine une espèce de tatouage de couleur bleuâtre qui représentait un cœur enflammé. C’était le signe de ralliement des initiés de la confrérie du Sacré-Cœur. Au-dessous de cette image Hulot put lire : Marie Lambrequin, sans doute le nom du Chouan.

— Tu vois bien, La-clef-des-cœurs ! dit Beau-pied. Eh ! bien, tu resterais cent décades sans deviner à quoi sert ce fourniment-là.

— Est-ce que je me connais aux uniformes du pape ! répliqua La-clef-des-cœurs.

— Méchant pousse-caillou, tu ne t’instruiras donc jamais ! reprit Beau-pied. Comment ne vois-tu pas qu’on a promis à ce coco-là qu’il ressusciterait, et qu’il s’est peint le gésier pour se reconnaître.

À cette saillie, qui n’était pas sans fondement, Hulot lui-même ne put s’empêcher de partager l’hilarité générale. En ce moment Merle avait achevé de faire ensevelir les morts, et les blessés avaient été, tant bien que mal, arrangés dans deux charrettes par leurs camarades. Les autres soldats, rangés d’eux-mêmes sur deux files le long de ces ambulances improvisées, descendaient le revers de la montagne qui regarde le Maine, et d’où l’on aperçoit la belle vallée de La Pèlerine, rivale de celle du Couësnon. Hulot, accompagné de ses deux amis, Merle et Gérard, suivit alors lentement ses soldats, en souhaitant d’arriver sans malheur à Ernée, où les blessés devaient trouver des secours. Ce combat, presque ignoré au milieu des grands événements qui se préparaient en France, prit le nom du lieu où il fut livré. Cependant il obtint quelque attention dans l’Ouest, dont les habitants occupés de cette seconde prise d’armes y remarquèrent un changement dans la manière dont les Chouans recommençaient la guerre. Autrefois ces gens-là n’eussent pas attaqué des détachements si considérables. Selon les conjectures de Hulot, le jeune royaliste qu’il avait aperçu devait être le Gars, nouveau général envoyé en France par les princes, et qui, selon la coutume des chefs royalistes, cachait son titre et son nom sous un de ces sobriquets appelés noms de guerre. Cette circonstance rendait le commandant aussi inquiet après sa triste victoire qu’au moment où il soupçonna l’embuscade, il se retourna à plusieurs reprises pour contempler le plateau de La Pèlerine qu’il laissait derrière lui, et d’où arrivait encore, par intervalles, le son étouffé des tambours de la garde nationale qui descendait dans la vallée de Couësnon en même temps que les Bleus descendaient dans la vallée de La Pèlerine.

— Y a-t-il un de vous, dit-il brusquement à ses deux amis, qui puisse deviner le motif de l’attaque des Chouans ? Pour eux, les coups de fusil sont un commerce, et je ne vois pas encore ce qu’ils gagnent à ceux-ci. Ils auront au moins perdu cent hommes, et nous, ajouta-t-il en retroussant sa joue droite et clignant des yeux pour sourire, nous n’en avons pas perdu soixante. Tonnerre de Dieu ! je ne comprends pas la spéculation. Les drôles pouvaient bien se dispenser de nous attaquer, nous aurions passé comme des lettres à la poste, et je ne vois pas à quoi leur a servi de trouer nos hommes. Et il montra par un geste triste les deux charrettes de blessés. — Ils auront peut-être voulu nous dire bonjour, ajouta-t-il.

— Mais, mon commandant, ils y ont gagné nos cent cinquante serins, répondit Merle.

— Les réquisitionnaires auraient sauté comme des grenouilles dans le bois que nous ne serions pas allés les y repêcher, surtout après avoir essuyé une bordée, répliqua Hulot. — Non, non, reprit-il, il y a quelque chose là-dessous. Il se retourna encore vers La Pèlerine. — Tenez, s’écria-t-il, voyez ?

Quoique les trois officiers fussent déjà éloignés de ce fatal plateau, leurs yeux exercés reconnurent facilement Marche-à-terre et quelques Chouans qui l’occupaient de nouveau.

— Allez au pas accéléré ! cria Hulot à sa troupe, ouvrez le compas et faites marcher vos chevaux plus vite que ça. Ont-ils les jambes gelées ? Ces bêtes-là seraient-elles aussi des Pitt et Cobourg ?

Ces paroles imprimèrent à la petite troupe un mouvement rapide.

— Quant au mystère dont l’obscurité me paraît difficile à percer, Dieu veuille, mes amis, dit-il aux deux officiers, qu’il ne se débrouille point par des coups de fusil à Ernée. J’ai bien peur d’apprendre que la route de Mayenne nous est encore coupée par les sujets du roi.

Le problème de stratégie qui hérissait la moustache du commandant Hulot ne causait pas, en ce moment, une moins vive inquiétude aux gens qu’il avait aperçus sur le sommet de La Pèlerine. Aussitôt que le bruit du tambour de la garde nationale fougeraise n’y retentit plus, et que Marche-à-terre eut aperçu les Bleus au bas de la longue rampe qu’ils avaient descendue, il fit entendre gaiement le cri de la chouette et les Chouans reparurent, mais moins nombreux. Plusieurs d’entre eux étaient sans doute occupés à placer les blessés dans le village de La Pèlerine, situé sur le revers de la montagne qui regarde la vallée de Couësnon. Deux ou trois chefs des Chasseurs du Roi vinrent auprès de Marche-à-terre. À quatre pas d’eux, le jeune noble, assis sur une roche de granit, semblait absorbé dans les nombreuses pensées excitées par les difficultés que son entreprise présentait déjà. Marche-à-terre fit avec sa main une espèce d’auvent au-dessus de son front pour se garantir les yeux de l’éclat du soleil, et contempla tristement la route que suivaient les Républicains à travers la vallée de La Pèlerine. Ses petits veux noirs et perçants essayaient de découvrir ce qui se passait sur l’autre rampe, à l’horizon de la vallée.

— Les Bleus vont intercepter le courrier, dit d’une voix farouche celui des chefs qui se trouvait le plus près de Marche-à-terre.

— Par sainte Anne d’Auray ! reprit un autre, pourquoi nous as-tu fait battre ? Était-ce pour sauver ta peau ?

Marche-à-terre lança sur le questionneur un regard comme venimeux et frappa le sol de sa lourde carabine.

— Suis-je le chef ? demanda-t-il. Puis après une pause : — Si vous vous étiez battus tous comme moi, pas un de ces Bleus-là n’aurait échappé, reprit-il en montrant les restes du détachement de Hulot. Peut-être, la voiture serait-elle alors arrivée jusqu’ici.

— Crois-tu, reprit un troisième, qu’ils penseraient à l’escorter ou à la retenir, si nous les avions laissé passer tranquillement ? Tu as voulu sauver ta peau de chien, parce que tu ne croyais pas les Bleus en route. — Pour la santé de son groin, ajouta l’orateur en se tournant vers les autres, il nous a fait saigner, et nous perdrons encore vingt mille francs de bon or…

— Groin toi-même ! s’écria Marche-à-terre en se reculant de trois pas et ajustant son agresseur. Ce n’est pas les Bleus que tu hais, c’est l’or que tu aimes. Tiens, tu mourras sans confession, vilain damné, qui n’as pas communié cette année.

Cette insulte irrita le Chouan au point de le faire pâlir, et un sourd grognement sortit de sa poitrine pendant qu’il se mit en mesure d’ajuster Marche-à-terre. Le jeune chef s’élança entre eux, il leur fit tomber les armes des mains en frappant leurs carabines avec le canon de la sienne ; puis il demanda l’explication de cette dispute, car la conversation avait été tenue en bas-breton, idiome qui ne lui était pas très-familier.

— Monsieur le marquis, dit Marche-à-terre en achevant son discours, c’est d’autant plus mal à eux de m’en vouloir que j’ai laissé en arrière Pille-miche qui saura peut-être sauver la voiture des griffes des voleurs.

Et il montra les Bleus qui, pour ces fidèles serviteurs de l’Autel et du Trône étaient tous les assassins de Louis XVI et des brigands.

— Comment ! s’écria le jeune homme en colère, c’est donc pour arrêter une voiture que vous restez encore ici, lâches qui n’avez pu remporter une victoire dans le premier combat où j’ai commandé ! Mais comment triompherait-on avec de semblables intentions ? Les défenseurs de Dieu et du Roi sont-ils donc des pillards ? Par sainte Anne d’Auray ! nous avons à faire la guerre à la République et non aux diligences. Ceux qui désormais se rendront coupables d’attaques si honteuses ne recevront pas l’absolution et ne profiteront pas des faveurs réservées aux braves serviteurs du Roi.

Un sourd murmure s’éleva du sein de cette troupe. Il était facile de voir que l’autorité du nouveau chef, si difficile à établir sur ces hordes indisciplinées, allait être compromise. Le jeune homme, auquel ce mouvement n’avait pas échappé, cherchait déjà à sauver l’honneur du commandement, lorsque le trot d’un cheval retentit au milieu du silence. Toutes les têtes se tournèrent dans la direction présumée du personnage qui survenait. C’était une jeune femme assise en travers sur un petit cheval breton, qu’elle mit au galop pour arriver promptement auprès de la troupe des Chouans en y apercevant le jeune homme.

— Qu’avez-vous donc ? demanda-t-elle en regardant tour à tour les Chouans et leur chef.

— Croiriez-vous, madame, qu’ils attendent la correspondance de Mayenne à Fougères, dans l’intention de la piller, quand nous venons d’avoir, pour délivrer nos gars de Fougères, une escarmouche qui nous a coûté beaucoup d’hommes sans que nous ayons pu détruire les Bleus.

— Eh ! bien, où est le mal ? demanda la jeune dame à laquelle un tact naturel aux femmes révéla le secret de la scène. Vous avez perdu des hommes, nous n’en manquerons jamais. Le courrier porte de l’argent, et nous en manquerons toujours ! Nous enterrerons nos hommes qui iront au ciel, et nous prendrons l’argent qui ira dans les poches de tous ces braves gens. Où est la difficulté ?

Ce discours eut la vertu de faire sourire les Chouans.

— N’y a-t-il donc rien là-dedans qui vous fasse rougir ? demanda le jeune homme à voix basse. Êtes-vous donc dans un tel besoin d’argent qu’il vous faille en prendre sur les routes ?

— J’en suis tellement affamée, marquis, que je mettrais, je crois, mon cœur en gage s’il n’était pas pris, dit-elle en lui souriant avec coquetterie. Mais d’où venez-vous donc, pour croire que vous vous servirez des Chouans sans leur laisser piller par-ci par-là quelques Bleus ? Ne savez-vous pas le proverbe : Voleur comme une chouette. Or, qu’est-ce qu’un Chouan ? D’ailleurs, dit-elle en élevant la voix, n’est-ce pas une action juste ? Les Bleus n’ont-ils pas pris tous les biens de l’Église et les nôtres ? et ne nous faut-il pas d’ailleurs des munitions ?

Un autre murmure, bien différent du grognement par lequel les Chouans avaient répondu au marquis, accueillit ces paroles. Le jeune homme, dont le front se rembrunissait, prit alors la jeune dame à part et lui dit avec la vive bouderie d’un homme bien élevé — Ces messieurs viendront-ils à la Vivetière au jour fixé ?

— Oui, dit-elle, tous, l’Intimé, Grand-Jacques et peut-être Ferdinand.

— Permettez donc que j’y retourne ; car je ne saurais sanctionner de tels brigandages par ma présence. Oui, madame, J’ai dit brigandage. Il y a de la noblesse à être volé, mais…

— Eh ! bien, dit-elle en l’interrompant, j’aurai votre part, et je vous remercie de me l’abandonner. Ce surplus de prise me fera grand bien. Ma mère a tellement tardé à m’envoyer de l’argent que je suis au désespoir.

— Adieu, s’écria le marquis.

Et il disparut ; mais la jeune dame courut vivement après lui.

— Pourquoi ne restez-vous pas avec moi ? demanda-t-elle en lui lança le regard à demi despotique, à demi caressant par lequel les femmes qui ont des droits au respect d’un homme savent si bien exprimer leurs désirs.

— N’allez-vous pas piller la voiture ?

— Piller ? reprit-elle, quel singulier terme ! Laissez-moi vous expliquer…

— Rien, dit-il en lui prenant les mains et en les lui baisant avec la galanterie superficielle d’un courtisan. — Écoutez-moi, reprit-il après une pause, si je demeurais là pendant la capture de cette diligence, nos gens me tueraient, car je les…

— Vous ne les tueriez pas, reprit-elle vivement, car ils vous lieraient les mains avec les égards dus à votre rang ; et, après avoir levé sur les Républicains une contribution nécessaire à leur équipement, à leur subsistance, à des achats de poudre, ils vous obéiraient aveuglément.

— Et vous voulez que je commande ici ? Si ma vie est nécessaire à la cause que je défends, permettez-moi de sauver l’honneur de mon pouvoir. En me retirant, je puis ignorer cette lâcheté. Je reviendrai pour vous accompagner.

Et il s’éloigna rapidement. La jeune dame écouta le bruit des pas avec un sensible déplaisir. Quand le bruissement des feuilles séchées eut insensiblement cessé, elle resta comme interdite, puis elle revint en grande hâte vers les Chouans. Elle laissa brusquement échapper un geste de dédains, et dit à Marche-à-terre, qui l’aidait à descendre de cheval : — Ce jeune homme-là voudrait pouvoir faire une guerre régulière à la République !… ah ! bien, encore quelques jours, et il changera d’opinion. — Comme il m’a traitée, se dit-elle après une pause.

Elle s’assit sur la roche qui avait servi de siège au marquis, et attendit en silence l’arrivée de la voiture. Ce n’était pas un des moindres phénomènes de l’époque que cette jeune dame noble jetée par de violentes passions dans la lutte des monarchies contre l’esprit du siècle, et poussée par la vivacité de ses sentiments à des actions dont pour ainsi dire elle n’était pas complice ; semblable en cela à tant d’autres qui furent entraînées par une exaltation souvent fertile en grandes choses. Comme elle, beaucoup de femmes jouèrent des rôles ou héroïques ou blâmables dans cette tourmente. La cause royaliste ne trouva pas d’émissaires ni plus dévoués ni plus actifs que ces femmes, mais aucune des héroïnes de ce parti ne paya les erreurs du dévouement, ou le malheur de ces situations interdites à leur sexe, par une expiation aussi terrible que le fut le désespoir de cette dame, lorsque, assise sur le granit de la route, elle ne put refuser son admiration au noble dédain et à la loyauté du jeune chef. Insensiblement, elle tomba dans une profonde rêverie. D’amers souvenirs lui firent désirer l’innocence de ses premières années et regretter de n’avoir pas été une victime de cette révolution dont la marche, alors victorieuse, ne pouvait pas être arrêtée par de si faibles mains.

La voiture qui entrait pour quelque chose dans l’attaque des Chouans avait quitté la petite ville d’Ernée quelques instants avant l’escarmouche des deux partis. Rien ne peint mieux un pays que l’état de son matériel social. Sous ce rapport, cette voiture mérite une mention honorable. La Révolution elle-même n’eut pas le pouvoir de la détruire, elle roule encore de nos jours. Lorsque Turgot remboursa le privilège qu’une compagnie obtint sous Louis XIV de transporter exclusivement les voyageurs par tout le royaume, et qu’il institua les entreprises nommées les turgotines, les vieux carrosses des sieurs de Vouges, Chanteclaire et veuve Lacombe refluèrent dans les provinces. Une de ces mauvaises voitures établissait donc la communication entre Mayenne et Fougères. Quelques entêtés l’avaient jadis nommée, par antiphrase, la turgotine, pour singer Paris ou en haine d’un ministre qui tentait des innovations. Cette turgotine était un méchant cabriolet à deux roues très hautes, au fond duquel deux personnes un peu grasses auraient difficilement tenu. L’exiguïté de cette frêle machine ne permettant pas de la charger beaucoup, et le coffre qui formait le siège étant exclusivement réservé au service de la poste, si les voyageurs avaient quelque bagage, ils étaient obligés de le garder entre leurs jambes déjà torturées dans une petite caisse que sa forme faisait assez ressembler à un soufflet. Sa couleur primitive et celle des roues fournissait aux voyageurs une insoluble énigme. Deux rideaux de cuir, peu maniables malgré de longs service, devaient protéger les patients contre le froid et la pluie. Le conducteur, assis sur une banquette semblable à celle des plus mauvais coucous parisiens, participait forcément à la conversation par la manière dont il était placé entre ses victimes bipèdes et quadrupèdes. Cet équipage offrait de fantastiques similitudes avec ces vieillards décrépits qui ont essuyé bon nombre de catarrhes, d’apoplexies, et que la mort semble respecter, il geignait en marchant, il criait par moments. Semblable à un voyageur pris par un lourd sommeil, il se penchait alternativement en arrière et en avant, comme s’il eût essayé de résister à l’action violente de deux petits chevaux bretons qui le traînaient sur une route passablement raboteuse. Ce monument d’un autre âge contenait trois voyageurs qui, à la sortie d’Ernée, où l’on avait relayé, continuèrent avec le conducteur une conversation entamée avant le relais.

— Comment voulez-vous que les Chouans se soient montrés par ici ? disait le conducteur. Ceux d’Ernée viennent de me dire que le commandant Hulot n’a pas encore quitté Fougères.

— Oh ! oh ! l’ami, lui répondit le moins âgé des voyageurs, tu ne risques que ta carcasse ! Si tu avais, comme moi, trois cents écus sur toi, et que tu fusses connu pour être un bon patriote, tu ne serais pas si tranquille.

— Vous êtes en tout cas bien bavard, répondit le conducteur en hochant la tête.

— Brebis comptées, le loup les mange, reprit le second personnage.

Ce dernier, vêtu de noir, paraissait avoir une quarantaine d’années et devait être quelque recteur des environs. Son menton s’appuyait sur un double étage, et son teint fleuri devait appartenir à l’ordre ecclésiastique. Quoique gros et court, il déployait une certaine agilité chaque fois qu’il fallait descendre de voiture ou y remonter.

— Seriez-vous des Chouans ? s’écria l’homme aux trois cents écus dont l’opulente peau de bique couvrait un pantalon de bon drap et une veste fort propre qui annonçaient quelque riche cultivateur. Par l’âme de saint Robespierre, je jure que vous seriez mal reçus.

Puis, il promena ses yeux gris du conducteur au voyageur, en leur montrant deux pistolets à sa ceinture.

— Les Bretons n’ont pas peur de cela, dit avec dédain le recteur. D’ailleurs avons-nous l’air d’en vouloir à votre argent ?

Chaque fois que le mot argent était prononcé, le conducteur devenait taciturne, et le recteur avait précisément assez d’esprit pour douter que le patriote eût des écus et pour croire que leur guide en portait.

— Es-tu chargé aujourd’hui, Coupiau ? demanda l’abbé.

— Oh ! monsieur Gudin, je n’ai quasiment rin, répondit le conducteur.

L’abbé Gudin ayant interrogé la figure du patriote et celle de Coupiau, les trouva, pendant cette réponse, également imperturbables.

— Tant mieux pour toi, répliqua le patriote, je pourrai prendre alors mes mesures pour sauver mon avoir en cas de malheur.

Une dictature si despotiquement réclamée révolta Coupiau, qui reprit brutalement : — Je suis le maître de ma voiture, et pourvu que je vous conduise…

— Es-tu patriote, es-tu Chouan ? lui demanda vivement son adversaire en l’interrompant.

— Ni l’un ni l’autre, lui répondit Coupiau. Je suis postillon, et Breton qui plus est ; partant, je ne crains ni les Bleus ni les gentilshommes.

— Tu veux dire les gens-pille-hommes, reprit le patriote avec ironie.

— Ils ne font que reprendre ce qu’on leur a ôté, dit vivement le recteur.

Les deux voyageurs se regardèrent, s’il est permis d’emprunter ce terme à la conversation, jusque dans le blanc des yeux. Il existait au fond de la voiture un troisième voyageur qui gardait, au milieu de ces débats, le plus profond silence. Le conducteur, le patriote et même Gudin ne faisaient aucune attention à ce muet personnage. C’était en effet un de ces voyageurs incommodes et peu sociables qui sont dans une voiture comme un veau résigné que l’on mène, les pattes liées, au marché voisin. Ils commencent par s’emparer de toute leur place légale, et finissent par dormir sans aucun respect humain sur les épaules de leurs voisins. Le patriote, Gudin et le conducteur l’avaient donc laissé à lui-même sur la foi de son sommeil, après s’être aperçus qu’il était inutile de parler à un homme dont la figure pétrifiée annonçait une vie passée à mesurer des aunes de toiles et une intelligence occupée à les vendre tout bonnement plus cher qu’elles ne coûtaient. Ce gros petit homme, pelotonné dans son coin, ouvrait de temps en temps ses petits yeux d’un bleu-faïence, et les avait successivement portés sur chaque interlocuteur avec des expressions d’effroi, de doute et de défiance pendant cette discussion. Mais il paraissait ne craindre que ses compagnons de voyage et se soucier fort peu des Chouans. Quand il regardait le conducteur, on eût dit de deux francs-maçons. En ce moment la fusillade de La Pèlerine commença. Coupiau, déconcerté, arrêta sa voiture.

— Oh ! oh ! dit l’ecclésiastique qui paraissait s’y connaître, c’est un engagement sérieux, il y a beaucoup de monde.

— L’embarrassant, monsieur Gudin, est de savoir qui l’emportera ? s’écria Coupiau.

Cette fois les figures furent unanimes dans leur anxiété.

— Entrons la voiture, dit le patriote, dans cette auberge là-bas, et nous l’y cacherons en attendant le résultat de la bataille.

Cet avis parut si sage que Coupiau s’y rendit. Le patriote aida le conducteur à cacher la voiture à tous les regards, derrière un tas de fagots. Le prétendu recteur saisit une occasion de dire tout bas à Coupiau : — Est-ce qu’il aurait réellement de l’argent ?

— Hé ! monsieur Gudin, si ce qu’il en a entrait dans les poches de Votre Révérence, elles ne seraient pas lourdes.

Les Républicains, pressés de gagner Ernée, passèrent devant l’auberge sans y entrer. Au bruit de leur marche précipitée, Gudin et l’aubergiste stimulés par la curiosité avancèrent sur la porte de la cour pour les voir. Tout à coup le gros ecclésiastique courut à un soldat qui restait en arrière.

— Eh ! bien, Gudin ! s’écria-t-il, entêté, tu vas donc avec les Bleus. Mon enfant, y penses-tu ?

— Oui, mon oncle, répondit le caporal. J’ai juré de défendre la France.

— Eh ! malheureux, tu perds ton âme ! dit l’oncle en essayant de réveiller chez son neveu les sentiments religieux si puissants dans le cœur des Bretons.

— Mon oncle, si le Roi s’était mis à la tête de ses armées, je ne dis pas que…

— Eh ! imbécile, qui te parle du Roi ? Ta République donne-t-elle des abbayes ? Elle a tout renversé. À quoi veux-tu parvenir ? Reste avec nous, nous triompherons, un jour ou l’autre, et tu deviendras conseiller à quelque parlement.

— Des parlements ?… dit Gudin d’un ton moqueur. Adieu, mon oncle.

— Tu n’auras pas de moi trois louis vaillant, dit l’oncle en colère. Je te déshérite !

— Merci, dit le Républicain.

Ils se séparèrent. Les fumées du cidre versé par le patriote à Coupiau pendant le passage de la petite troupe avaient réussi à obscurcir l’intelligence du conducteur ; mais il se réveilla tout joyeux quand l’aubergiste, après s’être informé du résultat de la lutte, annonça que les Bleus avaient eu l’avantage. Coupiau remit alors en route sa voiture qui ne tarda pas à se montrer au fond de la vallée de La Pèlerine où il était facile de l’apercevoir et des plateaux du Maine et de ceux de la Bretagne, semblable à un débris de vaisseau qui nage sur les flots après une tempête.

Arrivé sur le sommet d’une côte que les Bleus gravissaient alors et d’où l’on apercevait encore La Pèlerine dans le lointain, Hulot se retourna pour voir si les Chouans y séjournaient toujours ; le soleil, qui faisait reluire les canons de leurs fusils, les lui indiqua comme des points brillants. En jetant un dernier regard sur la vallée qu’il allait quitter pour entrer dans celle d’Ernée, il crut distinguer sur la grande route l’équipage de Coupiau.

— N’est-ce pas la voiture de Mayenne ? demanda-t-il à ses deux amis.

Les deux officiers, qui dirigèrent leurs regards sur la vieille turgotine, la reconnurent parfaitement.

— Hé ! bien, dit Hulot, comment ne l’avons-nous pas rencontrée ?

Ils se regardèrent en silence.

— Voilà encore une énigme ? s’écria le commandant. Je commence à entrevoir la vérité cependant.

En ce moment Marche-à-terre, qui reconnaissait aussi la turgotine, la signala à ses camarades, et les éclats d’une joie générale tirèrent la jeune dame de sa rêverie. L’inconnue s’avança et vit la voiture qui s’approchait du revers de La Pèlerine avec une fatale rapidité. La malheureuse turgotine arriva bientôt sur le plateau. Les Chouans, qui s’y étaient cachés de nouveau, fondirent alors sur leur proie avec une avide célérité. Le voyageur muet se laissa couler au fond de la voiture et se blottit soudain en cherchant à garder l’apparence d’un ballot.

— Ah ! bien, s’écria Coupiau de dessus son siége en leur désignant le paysan, vous avez senti le patriote que voilà, car il a de l’or, un plein sac !

Les Chouans accueillirent ces paroles par un éclat de rire général et s’écrièrent : — Pille-miche ! Pille-miche ! Pille-miche !

Au milieu de ce rire, auquel Pille-miche lui-même répondit comme un écho, Coupiau descendit tout honteux de son siége. Lorsque le fameux Cibot, dit Pille-miche, aida son voisin à quitter la voiture, il s’éleva un murmure de respect.

— C’est l’abbé Gudin ! crièrent plusieurs hommes.

À ce nom respecté, tous les chapeaux furent ôtés, les Chouans s’agenouillèrent devant le prêtre et lui demandèrent sa bénédiction, que l’abbé leur donna gravement.

— Il tromperait saint Pierre et lui volerait les clefs du paradis, dit le recteur en frappant sur l’épaule de Pille-miche. Sans lui, les Bleus nous interceptaient.

Mais, en apercevant la jeune dame, l’abbé Gudin alla s’entretenir avec elle à quelques pas de là. Marche-à-terre, qui avait ouvert lestement le coffre du cabriolet, fit voir avec une joie sauvage un sac dont la forme annonçait des rouleaux d’or. Il ne resta pas longtemps à faire les parts. Chaque Chouan reçut de lui son contingent avec une telle exactitude, que ce partage n’excita pas la moindre querelle. Puis il s’avança vers la jeune dame et le prêtre, en leur présentant six mille francs environ.

— Puis-je accepter en conscience, monsieur Gudin ? dit-elle en sentant le besoin d’une approbation.

— Comment donc, madame ? l’Église n’a-t-elle pas autrefois approuvé la confiscation du bien des Protestants ; à plus forte raison, celles des Révolutionnaires qui renient Dieu, détruisent les chapelles et persécutent la religion. L’abbé Gudin joignit l’exemple à la prédication, en acceptant sans scrupule la dîme de nouvelle espèce que lui offrait Marche-à-terre. — Au reste, ajouta-t-il, je puis maintenant consacrer tout ce que je possède à la défense de Dieu et du Roi. Mon neveu part avec les Bleus !

Coupiau se lamentait et criait qu’il était ruiné.

— Viens avec nous, lui dit Marche-à-terre, tu auras ta part.

— Mais on croira que j’ai fait exprès de me laisser voler, si je reviens sans avoir essuyé de violence.

— N’est-ce que ça ?… dit Marche-à-terre.

Il fit un signal et une décharge cribla la turgotine. À cette fusillade imprévue, la vieille voiture poussa un cri si lamentable, que les Chouans, naturellement superstitieux, reculèrent d’effroi ; mais Marche-à-terre avait vu sauter et retomber dans un coin de la caisse la figure pâle du voyageur taciturne.

— Tu as encore une volaille dans ton poulailler, dit tout bas Marche-à-terre à Coupiau.

Pille-miche, qui comprit la question, cligna des yeux en signe d’intelligence.

— Oui, répondit le conducteur ; mais je mets pour condition à mon enrôlement avec vous autres, que vous me laisserez conduire ce brave homme sain et sauf à Fougères. Je m’y suis engagé au nom de la sainte d’Auray.

— Qui est-ce ? demanda Pille-miche.

— Je ne puis pas vous le dire, répondit Coupiau.

— Laisse-le donc ! reprit Marche-à-terre en poussant Pille-miche par le coude, il a juré par Sainte-Anne d’Auray, faut qu’il tienne ses promesses.

— Mais, dit le Chouan en s’adressant à Coupiau, ne descends pas trop vite la montagne, nous allons te rejoindre, et pour cause. Je veux voir le museau de ton voyageur, et nous lui donnerons un passeport.

En ce moment on entendit le galop d’un cheval dont le bruit se rapprochait vivement de La Pèlerine. Bientôt le jeune chef apparut. La dame cacha promptement le sac qu’elle tenait à la main.

— Vous pouvez garder cet argent sans scrupule, dit le jeune homme en ramenant en avant le bras de la dame. Voici une lettre que j’ai trouvée pour vous parmi celles qui m’attendaient à la Vivetière, elle est de madame votre mère. Après avoir tour à tour regardé les Chouans qui regagnaient le bois, et la voiture qui descendait la vallée du Couësnon, il ajouta : — Malgré ma diligence, je ne suis pas arrivé à temps. Fasse le ciel que je me sois trompé dans mes soupçons !

— C’est l’argent de ma pauvre mère, s’écria la dame après avoir décacheté la lettre dont les premières lignes lui arrachèrent cette exclamation.

Quelques rires étouffés retentirent dans le bois. Le jeune homme lui-même ne put s’empêcher de sourire en voyant la dame gardant à la main le sac qui renfermait sa part dans le pillage de son propre argent. Elle-même se mit à rire.

— Eh ! bien, marquis, Dieu soit loué ! pour cette fois je m’en tire sans blâme, dit-elle au chef.

— Vous mettez donc de la légèreté en toute chose, même dans vos remords ?… dit le jeune homme.

Elle rougit et regarda le marquis avec une contrition si véritable, qu’il en fut désarmé. L’abbé rendit poliment, mais d’un air équivoque, la dîme qu’il venait d’accepter ; puis il suivit le jeune chef qui se dirigeait vers le chemin détourné par lequel il était venu. Avant de les rejoindre, la jeune dame fit un signe à Marche-à-terre, qui vint près d’elle.

— Vous vous porterez en avant de Mortagne, lui dit-elle à voix basse. Je sais que les Bleus doivent envoyer incessamment à Alençon une forte somme en numéraire pour subvenir aux préparatifs de la guerre. Si j’abandonne à tes camarades la prise d’aujourd’hui, c’est à condition qu’ils sauront m’en indemniser. Surtout que le Gars ne sache rien du but de cette expédition, peut-être s’y opposerait-il ; mais, en cas de malheur, je l’adoucirai.

— Madame, dit le marquis, sur le cheval duquel elle se mit en croupe en abandonnant le sien à l’abbé, nos amis de Paris m’écrivent de prendre garde à nous. La République veut essayer de nous combattre par la ruse et par la trahison.

— Ce n’est pas trop mal, répondit-elle. Ils ont d’assez bonnes idées, ces gens-là ! je pourrai prendre part à la guerre et trouver des adversaires.

— Je le crois, s’écria le marquis. Pichegru m’engage à être scrupuleux et circonspect dans mes amitiés de toute espèce. La République me fait l’honneur de me supposer plus dangereux que tous les Vendéens ensemble, et compte sur mes faiblesses pour s’emparer de ma personne.

— Vous défieriez-vous de moi ? dit-elle en lui frappant le cœur avec la main par laquelle elle se cramponnait à lui.

— Seriez-vous là ?… madame, dit-il en tournant vers elle son front qu’elle embrassa.

— Ainsi, reprit l’abbé, la police de Fouché sera plus dangereuse pour nous que ne le sont les bataillons mobiles et les contre-Chouans.

— Comme vous le dites, mon révérend.

— Ha ! ha ! s’écria la dame, Fouché va donc envoyer des femmes contre vous ?…je les attends, ajouta-t-elle d’un son de voix profond et après une légère pause.

À trois ou quatre portées de fusil du plateau désert que les chefs abandonnaient, il se passait une de ces scènes qui, pendant quelque temps encore, devinrent assez fréquentes sur les grandes routes. Au sortir du petit village de La Pèlerine, Pille-miche et Marche-à-terre avaient arrêté de nouveau la voiture dans un enfoncement du chemin. Coupiau était descendu de son siége après une molle résistance. Le voyageur taciturne, exhumé de sa cachette par les deux Chouans, se trouvait agenouillé dans un genêt.

— Qui es-tu ? lui demanda Marche-à-terre d’une voix sinistre.

Le voyageur gardait le silence, lorsque Pille-miche recommença la question en lui donnant un coup de crosse.

— Je suis, dit-il alors en jetant un regard sur Coupiau, Jacques Pinaud, un pauvre marchand de toile.

Coupiau fit un signe négatif, sans croire enfreindre ses promesses. Ce signe éclaira Pille-miche, qui ajusta le voyageur, pendant que Marche-à-terre lui signifia catégoriquement ce terrible ultimatum : Tu es trop gras pour avoir les soucis des pauvres ! Si tu te fais encore demander une fois ton véritable nom, voici mon ami Pille-miche qui par un seul coup de fusil acquerra l’estime et la reconnaissance de tes héritiers. — Qui es-tu ? ajouta-t-il après une pause.

— Je suis d’Orgemont de Fougères.

— Ah ! ah ! s’écrièrent les deux Chouans.

— Ce n’est pas moi qui vous ai nommé, monsieur d’Orgemont, dit Coupiau. La sainte Vierge m’est témoin que je vous ai bien défendu.

— Puisque vous êtes monsieur d’Orgemont de Fougères, reprit Marche-à-terre d’un air respectueusement ironique, nous allons vous laisser aller bien tranquillement. Mais comme vous n’êtes ni un bon Chouan, ni un vrai Bleu, quoique ce soit vous qui ayez acheté les biens de l’abbaye de Juvigny, vous nous payerez, ajouta le Chouan en ayant l’air de compter ses associés, trois cents écus de six francs pour votre rançon. La neutralité vaut bien cela.

— Trois cents écus de six francs ! répétèrent en chœur le malheureux banquier, Pille-miche et Coupiau, mais avec des expressions diverses.

— Hélas ! mon cher monsieur, continua d’Orgemont, je suis ruiné. L’emprunt forcé de cent millions fait par cette République du diable, qui me taxe à une somme énorme, m’a mis à sec.

— Combien t’a-t-elle donc demandé, ta République ?

— Mille écus, mon cher monsieur, répondit le banquier d’un air piteux en croyant obtenir une remise.

— Si ta République t’arrache des emprunts forcés si considérables, tu vois bien qu’il y a tout à gagner avec nous autres, notre gouvernement est moins cher. Trois cents écus, est-ce donc trop pour ta peau ?

— Où les prendrai-je ?

— Dans ta caisse, dit Pille-miche. Et que tes écus ne soient pas rognés, ou nous te rognerons les ongles au feu.

— Où vous les paierai-je ? demanda d’Orgemont.

— Ta maison de campagne de Fougères n’est pas loin de la ferme de Gibarry, où demeure mon cousin Galope-Chopine, autrement dit le grand Cibot, tu les lui remettras, dit Pille-miche.

— Ce n’est pas régulier, dit d’Orgemont.

— Qu’est-ce que cela nous fait ? reprit Marche-à-terre. Songe que, s’ils ne sont pas remis à Galope-Chopine d’ici à quinze jours, nous te rendrons une petite visite qui te guérira de la goutte, si tu l’as aux pieds.

— Quant à toi, Coupiau, reprit Marche-à-terre, ton nom désormais sera Mène-à-bien.

À ces mots les deux Chouans s’éloignèrent. Le voyageur remonta dans la voiture, qui, grâce au fouet de Coupiau, se dirigea rapidement vers Fougères.

— Si vous aviez eu des armes, lui dit Coupiau, nous aurions pu nous défendre un peu mieux.

— Imbécile, j’ai dix mille francs là, reprit d’Orgemont en montrant ses gros souliers. Est-ce qu’on peut se défendre avec une si forte somme sur soi ?

Mène-à-bien se gratta l’oreille et regarda derrière lui, mais ses nouveaux camarades avaient complètement disparu.

Hulot et ses soldats s’arrêtèrent à Ernée pour déposer les blessés à l’hôpital de cette petite ville ; puis, sans que nul événement fâcheux interrompît la marche des troupes républicaines, elles arrivèrent à Mayenne. Là le commandant put, le lendemain, résoudre tous ses doutes relativement à la marche du messager ; car le lendemain, les habitants apprirent le pillage de la voiture.

Peu de jours après, les autorités dirigèrent sur Mayenne assez de conscrits patriotes pour que Hulot pût y remplir le cadre de sa demi-brigade. Bientôt se succédèrent des ouï-dire peu rassurants sur l’insurrection. La révolte était complète sur tous les points où, pendant la dernière guerre, les Chouans et les Vendéens avaient établi les principaux foyers de cet incendie. En Bretagne, les royalistes s’étaient rendus maîtres de Pontorson, afin de se mettre en communication avec la mer. La petite ville de Saint-James, située entre Pontorson et Fougères, avait été prise par eux, et ils paraissaient vouloir en faire momentanément leur place d’armes, le centre de leurs magasins ou de leurs opérations. De là, ils pouvaient correspondre sans danger avec la Normandie et le Morbihan. Les chefs subalternes parcouraient ces trois pays pour y soulever les partisans de la monarchie et arriver à mettre de l’ensemble dans leur entreprise. Ces menées coïncidaient avec les nouvelles de la Vendée, où des intrigues semblables agitaient la contrée, sous l’influence de quatre chefs célèbres, messieurs l’abbé Vernal, le comte de Fontaine, de Châtillon et Suzannet. Le chevalier de Valois, le marquis d’Esgrignon et les Troisville étaient, disait-on, leurs correspondants dans le département de l’Orne. Le chef du vaste plan d’opérations qui se déroulait lentement, mais d’une manière formidable, était réellement le Gars, surnom donné par les Chouans à monsieur le marquis de Montauran, lors de son débarquement. Les renseignements transmis aux ministres par Hulot se trouvaient exacts en tout point. L’autorité de ce chef envoyé du dehors avait été aussitôt reconnue. Le marquis prenait même assez d’empire sur les Chouans pour leur faire concevoir le véritable but de la guerre et leur persuader que les excès dont ils se rendaient coupables souillaient la cause généreuse qu’ils avaient embrassée. Le caractère hardi, la bravoure, le sang-froid, la capacité de ce jeune seigneur réveillaient les espérances des ennemis de la République et flattaient si vivement la sombre exaltation de ces contrées que les moins zélés coopéraient à y préparer des événements décisifs pour la monarchie abattue. Hulot ne recevait aucune réponse aux demandes et aux rapports réitérés qu’il adressait à Paris. Ce silence étonnant annonçait, sans doute, une nouvelle crise révolutionnaire.

— En serait-il maintenant, disait le vieux chef à ses amis, en fait de gouvernement comme en fait d’argent, met-on néant à toutes les pétitions ?

Mais le bruit du magique retour du général Bonaparte et des événements du Dix-huit Brumaire ne tarda pas à se répandre. Les commandants militaires de l’Ouest comprirent alors le silence des ministres. Néanmoins ces chefs n’en furent que plus impatients d’être délivrés de la responsabilité qui pesait sur eux, et devinrent assez curieux de connaître les mesures qu’allait prendre le nouveau gouvernement. En apprenant que le général Bonaparte avait été nommé premier consul de la République, les militaires éprouvèrent une joie très vive : ils voyaient, pour la première fois, un des leurs arrivant au maniement des affaires. La France, qui avait fait une idole de ce jeune général, tressaillit d’espérance. L’énergie de la nation se renouvela. La capitale, fatiguée de sa sombre attitude, se livra aux fêtes et aux plaisirs desquels elle était depuis si longtemps sevrée. Les premiers actes du Consulat ne diminuèrent aucun espoir, et la Liberté ne s’en effaroucha pas. Le premier consul fit une proclamation aux habitants de l’Ouest. Les éloquentes allocutions adressées aux masses et que Bonaparte avait, pour ainsi dire, inventées, produisaient, dans ces temps de patriotisme et de miracles, des effets prodigieux. Sa voix retentissait dans le monde comme la voix d’un prophète, car aucune de ses proclamations n’avait encore été démentie par la victoire.

« Habitants,
Une guerre impie embrase une seconde fois les départements de l’Ouest.

Les artisans de ces troubles sont des traîtres vendus à l’Anglais ou des brigands qui ne cherchent dans les discordes civiles que l’aliment et l’impunité de leurs forfaits.

À de tels hommes le gouvernement ne doit ni ménagements ni déclaration de ses principes.

Mais il est des citoyens chers à la patrie qui ont été séduits par leurs artifices ; c’est à ces citoyens que sont dues les lumières et la vérité.

Des lois injustes ont été promulguées et exécutées ; des actes arbitraires ont alarmé la sécurité des citoyens et la liberté des consciences ; partout des inscriptions hasardées sur des listes d’émigrés ont frappé des citoyens ; enfin de grands principes d’ordre social ont été violés.

Les consuls déclarent que la liberté des cultes étant garantie par la Constitution, la loi du 11 prairial an III, qui laisse aux citoyens l’usage des édifices destinés aux cultes religieux, sera exécutée.

Le gouvernement pardonnera : il fera grâce au repentir, l’indulgence sera entière et absolue ; mais il frappera quiconque, après cette déclaration, oserait encore résister à la souveraineté nationale. »

— Eh ! bien, disait Hulot après la lecture publique de ce discours consulaire, est-ce assez paternel ? Vous verrez cependant que pas un brigand royaliste ne changera d’opinion.

Le commandant avait raison. Cette proclamation ne servit qu’à raffermir chacun dans son parti. Quelques jours après, Hulot et ses collègues reçurent des renforts. Le nouveau ministre de la guerre leur manda que le général Brune était désigné pour aller prendre le commandement des troupes dans l’ouest de la France. Hulot, dont l’expérience était connue, eut provisoirement l’autorité dans les départements de l’Orne et de la Mayenne. Une activité inconnue anima bientôt tous les ressorts du gouvernement. Une circulaire du ministre de la Guerre et du ministre de la Police Générale annonça que des mesures vigoureuses confiées aux chefs des commandements militaires avaient été prises pour étouffer l’insurrection dans son principe. Mais les Chouans et les Vendéens avaient déjà profité de l’inaction de la République pour soulever les campagnes et s’en emparer entièrement. Aussi, une nouvelle proclamation consulaire fut-elle adressée. Cette fois le général parlait aux troupes.

« Soldats,
Il ne reste plus dans l’Ouest que des brigands, des émigrés, des stipendiés de l’Angleterre.

L’armée est composée de plus de soixante mille braves ; que j’apprenne bientôt que les chefs des rebelles ont vécu. La gloire ne s’acquiert que par les fatigues ; si on pouvait l’acquérir en tenant son quartier général dans les grandes villes, qui n’en aurait pas ?…

Soldats, quel que soit le rang que vous occupiez dans l’armée, la reconnaissance de la nation vous attend. Pour en être dignes, il faut braver l’intempérie des saisons, les glaces, les neiges, le froid excessif des nuits ; surprendre vos ennemis à la pointe du jour et exterminer ces misérables, le déshonneur du nom français.

Faites une campagne courte et bonne ; soyez inexorables pour les brigands, mais observez une discipline sévère.

Gardes nationales, joignez les efforts de vos bras à celui des troupes de ligne.

Si vous connaissez parmi vous des hommes partisans des brigands, arrêtez-les ! Que nulle part ils ne trouvent d’asile contre le soldat qui va les poursuivre ; et s’il était des traîtres qui osassent les recevoir et les défendre, qu’ils périssent avec eux ! »

— Quel compère ! s’écria Hulot, c’est comme à l’armée d’Italie, il sonne la messe et il la dit. Est-ce parler, cela ?

— Oui, mais il parle tout seul et en son nom, dit Gérard, qui commençait à s’alarmer des suites du Dix-huit brumaire.

— Hé ! sainte guérite, qu’est-ce que cela fait, puisque c’est un militaire, s’écria Merle.

À quelques pas de là, plusieurs soldats s’étaient attroupés devant la proclamation affichée sur le mur. Or, comme pas un d’eux ne savait lire, ils la contemplaient, les uns d’un air insouciant, les autres avec curiosité, pendant que deux ou trois cherchaient parmi les passants un citoyen qui eût la mine d’un savant.

— Vois donc, La-clef-des-cœurs, ce que c’est que ce chiffon de papier-là, dit Beau-pied d’un air goguenard à son camarade.

— C’est bien facile à deviner, répondit La-clef-des-cœurs.

À ces mots, tous regardèrent les deux camarades toujours prêts à jouer leurs rôles.

— Tiens, regarde, reprit La-clef-des-cœurs en montrant en tête de la proclamation une grossière vignette où, depuis peu de jours, un compas remplaçait le niveau de 1793. Cela veut dire qu’il faudra que, nous autres troupiers, nous marchions ferme ! Ils ont mis là un compas toujours ouvert, c’est un emblème.

— Mon garçon, ça ne te va pas de faire le savant, cela s’appelle un problème. J’ai servi d’abord dans l’artillerie, reprit Beau-pied, mes officiers ne mangeaient que de ça.

— C’est un emblème.

— C’est un problème.

— Gageons !

— Quoi !

— Ta pipe allemande !

— Tope !

— Sans vous commander, mon adjudant, n’est-ce pas que c’est un emblème, et non un problème, demanda La-clef-des-cœurs à Gérard, qui, tout pensif, suivait Hulot et Merle.

— C’est l’un et l’autre, répondit-il gravement.

— L’adjudant s’est moqué de nous, reprit Beau-pied. Ce papier-là veut dire que notre général d’Italie est passé consul, ce qui est un fameux grade, et que nous allons avoir des capotes et des souliers.

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