Le Post-Scriptum
-
Scène première

Emile Augier

Scène première


(Madame de Verlière, en robe de chambre, les cheveux poudrés. Elle est assise dans une bergère, au coin de la cheminée, coupant les feuillets d'un livre. M. de Lancy, entre par la porte de droite.)

Lancy
(sur la porte.)
Pardon, chère voisine, c'est moi. Ne grondez pas votre camériste, elle m'a déclaré de son mieux que vous n'y étiez pour personne ; mais je lui ai fait observer qu'un propriétaire n'est pas quelqu'un : ce raisonnement l'a subjuguée. Maintenant, faut-il que je m'en retourne ?

Madame de Verlière
Vous êtes bien heureux que ce soit vous !

Lancy
Ce livre est donc bien intéressant ?

Madame de Verlière
Je n'en sais rien : je le coupe. Puisque vous voilà, mon cher Lancy, vous m'aiderez à attendre, car j'attends.

Lancy
(remarquant qu'elle a les cheveux poudrés.)
Qui ? Le carnaval ?

Madame de Verlière
O mon Dieu, non. Je ne serais pas poudrée de si bonne heure pour le bal, je vous prie de le croire.

Lancy
Alors ?

Madame de Verlière
Quel est donc ce mystère, n'est-ce pas ? Je ne veux pas avoir de secrets pour vous : on m'a mis ce matin de l'eau athénienne, et on m'a poudrée pour sécher mes cheveux. Êtes-vous satisfait ? — À propos, je vous remercie de votre bourriche. Vous êtes le roi des chasseurs et le modèle des propriétaires.

Lancy
Va pour le premier compliment ; mais le second tombe mal.

Madame de Verlière
Vous m'inquiétez. Voudriez-vous m'augmenter, par hasard ?

Lancy
Pis que cela. Je viens vous signifier congé.

Madame de Verlière
Est-ce une plaisanterie ?

Lancy
Hélas ! l'homme du monde ne se fût pas permis de forcer votre consigne; tant d'audace n'appartenait qu'à l'homme d'affaires.

Madame de Verlière
Et l'homme d'affaires ne pouvait-il pas attendre jusqu'à demain ?

Lancy
Impossible. D'après notre contrat, nous devons nous prévenir mutuellement six mois d'avance; or le terme fatal expire aujourd'hui, et, demain, vous entreriez de plein droit dans la seconde période de votre bail, ce qui me contrarierait prodigieusement.

Madame de Verlière
Voilà parler en franc chasseur.

Lancy
En homme des bois, si vous voulez.

Madame de Verlière
Vous n'y allez pas par quatre chemins.

Lancy
Peut-être.

Madame de Verlière
Le peut-être est joli. — Et peut-on savoir ce qui vous oblige à me congédier ? Car vous avez une raison, je suppose.

Lancy
Excellente ; avez-vous le temps de m'écouter ?

Madame de Verlière
Je l'aurai, quand je devrais le prendre ; j'avoue qu'il me sera agréable de vous trouver une bonne excuse, car je serais fâchée de vous rayer de mes papiers.

Lancy
C'est tout un récit, je vous en préviens.

Madame de Verlière
Faites-m'en toujours le plus que vous pourrez, quitte à remettre la suite à demain si l'on nous interrompt.

Lancy
(s'asseyant près de la table.)
Je commence. Orphelin à vingt-quatre ans…

Madame de Verlière
Ah ! ah! votre biographie ? Pourquoi sautez-vous par-dessus votre enfance ?

Lancy
Parbleu ! si vous y tenez, je reprendrai les choses de plus haut encore, ab ovo, comme Tristan Shandy… d'autant mieux qu'il y a dans ma nativité, comme dans la sienne, une histoire de pendule.

Madame de Verlière
Merci bien, alors.

Lancy
N'ayez pas peur. Ma mère m'a souvent raconté qu'elle avait dans sa chambre une ancienne horloge à carillon, et qu'au moment où je vins au monde l'horloge me souhaita la bienvenue en carillonnant joyeusement midi, ce qui parut d'heureux augure à toute l'assistance. Et de fait, j'ai gardé de ma naissance un fonds de bonne humeur dont la vie n'a pas encore pu triompher. Il est vrai que j'ai une santé athlétique, mauvaise disposition pour la mélancolie.

Madame de Verlière
Mais excellente pour l'égoïsme ; prenez garde.

Lancy
Ne croyez donc pas cela. Il n'y a de vraiment bons que les gens bien portants. Égoïste comme un malade… Vous devez en savoir quelque chose, vous qui avez si bien soigné feu votre mari.

Madame de Verlière
Hélas ! c'est vrai.

Lancy
À vingt-quatre ans, donc, maître d'une belle fortune et porteur d'un nom honorable…

Madame de Verlière
Vous vous empressiez d'écorner l'une…

Lancy
Et de compromettre l'autre ? Que nenni ! La passion de la chasse m'a préservé des passions ruineuses ; j'ai toujours eu horreur des cartes, et, sans me donner pour un héros aussi chaste, à beaucoup près, que le farouche Hippolyte, je puis me vanter…

Madame de Verlière
Pas de détails, je vous en conjure.

Lancy
Le strict nécessaire. — Je puis me vanter d'avoir passé ma vie à la poursuite de la femme honnête. Je l'ai d'abord cherchée, comme tous les débutants, dans le camp des irrégulières, et j'ai payé un large tribut à la manie de la rédemption. Mais, après avoir racheté pour quelque cent mille francs d'anges déchus, je me suis aperçu que les vierges folles sont encore moins folles que vierges, si c'est possible, et que le racheteur n'est pour elles qu'un acheteur plus naïf.

Madame de Verlière
C'est plein d'intérêt… Continuez.

Lancy
Désenchanté de ces aimables commerçantes, je transportai mes investigations dans le monde régulier. Ah ! madame, pour un échappé des amours vénales, quelle ivresse dans la possession d'un cœur qui se donne en immolant tous ses devoirs ! Le malheur, c'est que je finissais toujours par m'attacher au mari, le trouvant incomparablement plus honnête que la femme, et je reconnaissais alors qu'il n'y a pas un abîme entre celles qui nous trompent pour un autre et celles qui trompent un autre pour nous… Sans compter que ces fameux devoirs dont on nous fait sonner si haut le sacrifice, sont la plupart du temps des victimes parfaitement habituées à l'autel. — Je ne vous ennuie pas trop ?

Madame de Verlière
Jamais trop, mon ami.

Lancy
Mais assez. J'abrège donc. Le résultat de mes expériences fut cette vérité oubliée par M. de la Palisse, que la seule chance qu'on ait de posséder une honnête femme, c'est de l'épouser soi-même. — Malheureusement, j'avais passé l'âge où l'on se marie les yeux fermés ; il ne me restait plus que le mariage de raison… et c'est fièrement difficile, allez, de rencontrer une femme qu'on ait raison d'épouser. Mais à la fin je crois avoir trouvé mon lot.

Madame de Verlière
Ah ! tant mieux !

Lancy
Un moment ! Je ne suis pas encore agréé.

Madame de Verlière
Vous le serez, mon ami ; il est impossible que vous ne le soyez pas, car vous êtes un homme charmant, malgré ce vilain procédé… que nous perdons un peu de vue.

Lancy
Au contraire, nous y arrivons. Comme garçon, je pouvais me contenter de mon entresol ; en montant d'un grade, il faut aussi que je monte d'un étage.

Madame de Verlière
Je comprends. C'est madame de Lancy que vous voulez installer dans mon appartement.

Lancy
(se levant.)
Vous l'avez dit.

Madame de Verlière
Je vous pardonne en faveur du motif, quoiqu'il soit bien pénible de déménager. Je suis bête d'habitude ; je me plaisais beaucoup ici, je l'avoue.

Lancy
(appuyé au dossier du fauteuil de madame de Verlière.)
Qu'à cela ne tienne ; restez.

Madame de Verlière
Et madame de Lancy ?

Lancy
Elle s'y prêtera volontiers, pourvu…

Madame de Verlière
Pourvu ?

Lancy
Pourvu que vous changiez de nom.

Madame de Verlière
Comment l'entendez-vous ?

Lancy
En cessant de vous appeler madame de Verlière pour vous appeler madame…

Madame de Verlière
De Lancy ? Je crois, Dieu me pardonne, que vous m'intentez une demande en mariage !

Lancy
Franchement, je le crois aussi.

Madame de Verlière
(se levant.)
Et par quels détours, juste ciel !

Lancy
Quand vous me reprochiez de ne pas prendre par quatre chemins.

Madame de Verlière
(debout devant la cheminée.)
Je vous faisais tort de trois. — Ainsi, c'est moi qui ai l'insigne honneur de vous représenter le mariage de raison ? Savez-vous que vous n'êtes pas poli ?

Lancy
Permettez ; il s'agit de s'entendre sur les mots. Ce que le monde appelle un mariage de raison, c'est-à-dire un mariage où le cœur n'est pas plus consulté que les yeux, où l'on prend une femme dont le plus souvent on ne voudrait pas pour maîtresse, et dont on ne subit la possession qu'à condition qu'elle sera éternelle, je l'appelle, moi, un mariage d'aliéné.

Madame de Verlière
(passant à gauche.)
À la bonne heure; mais voire phrase avait besoin de ce commentaire. — Vous êtes un fier original !

Lancy
En quoi donc?

Madame de Verlière
D'abord en tout, et puis en votre façon de faire votre cour.

Lancy
Qu'en savez-vous ? Je ne vous l'ai jamais faite.

Madame de Verlière
Première originalité ; mais, aujourd'hui même que vous demandez si singulièrement ma main, j'ai toutes les peines du monde à voir en vous un soupirant.

Lancy
Parce que je ne soupire pas de mon naturel ; donnez-moi une bonne raison de soupirer, et je m'en acquitterai tout comme un autre.

Madame de Verlière
Mais êtes-vous bien sûr que vous m'aimez ?

Lancy
Sûr comme de mon existence.

Madame de Verlière
Voilà un amour dont je ne me doutais guère.

Lancy
Et moi, donc ! Il n'y a pas un mois qu'on m'aurait bien étonné en me l'annonçant.

Madame de Verlière
Comment cela vous est-il venu ? Car je ne suis pas coquette.

Lancy
Non certes ! — C'est cette cheminée qui est cause de tout le mal, si mal il y a.

Madame de Verlière
Vraiment ?

Lancy
Je ne vous connaissais que de vue, ce qui est déjà quelque chose, mais je risquais fort de ne pas vous connaître davantage, car votre deuil m'eût fermé votre porte comme à tout le monde, si cette brave cheminée ne me l'eût ouverte en fumant.

Madame de Verlière
Elle fume encore par le vent d'est, je vous en préviens.

Madame de Verlière
J'en prends note. A partir de ce jour, je ne rêvai plus que réparations… rêve étrange chez un propriétaire et dont la bizarrerie aurait dû m'éclairer sur la pente où je glissais ! Bref, de fil en aiguille et de fumiste en serrurier, je me trouvai un beau jour installé dans votre intimité charmante, respectueusement ému de la simplicité de votre chagrin, pénétré du parfum de loyauté qu'on respire autour de vous, et persuadé que je me livrais innocemment à la douceur de l'amitié la plus désintéressée. Comment et quand cette amitié s'est-elle changée en un sentiment plus vif ? Je ne saurais le dire et je serais peut-être encore à m'apercevoir de la métamorphose si on ne m'avait proposé la semaine dernière un parti des plus sortables. Tout s'y trouvait ; pas une objection à faire ; ajoutez de ma part la résolution d'en finir avec le célibat : je devais accepter tout de suite. Mais à je ne sais quelle révolte de mon cœur j'ai senti que ce cœur vous appartenait tout entier, et voilà huit jours que je tourne autour d'une déclaration avec une timidité digne d'un âge plus tendre. Enfin, l'opération est faite, et je vous prie de croire que je n'en suis pas fâché.

Madame de Verlière
(remontant derrière la table.)
Mon pauvre ami ! j'ai pour vous une véritable affection ; vous êtes le plus galant homme que je connaisse.

Lancy
Mauvais début.

Madame de Verlière
J'ai été dupe de votre amitié comme voue-même, et j'ai la conscience de n'avoir rien fait pour encourager des sentiments dont il ne peut vous revenir que de l'ennui.

Lancy
(passant à gauche.)
Je ne vous plais pas… je m'en doutais ! J'aurais mieux fait de me taire. Enfin prenez que je n'ai rien dit, et gardez-moi ma place au coin de cette cheminée qui fume.

Madame de Verlière
Vous y serez le bienvenu tant que vous consentirez à l'occuper.

Lancy
Toujours, alors !

Madame de Verlière
Même si je me remariais ?

Lancy
Ah ! non, par exemple !… mais vous n'y songez pas, je suppose?

Madame de Verlière
Et si j'y songeais ?

Lancy
Ne me dites pas cela.

Madame de Verlière
Il faut pourtant bien que vous le sachiez un jour ou l'autre.

Lancy
Est-ce que vraiment ?… Mais non ! ce n'est pas possible ! Je n'ai rien vu chez vous qui ressemble à un prétendant.

Madame de Verlière
Chez moi, non; mais ne vous ai-je pas dit que j'attendais quelqu'un aujourd'hui ?

Lancy
Je tombe bien !… Ah ! j'étais préparé à tout, excepté à cela.

Madame de Verlière
N'ayez pas cet air désespéré. Vous avez de mon cœur tout ce qu'il en restait à prendre, je vous le jure, et je n'aurais pas grande objection à votre demande si je n'aimais personne. Puis-je vous dire mieux ?

Lancy
À quoi bon ce baume sur mon amour-propre ? Ce n'est pas lui qui en a besoin. J'aimerais cent fois mieux vous déplaire carrément et que personne ne vous plût. Ah ! vous auriez bien pu garder votre secret ! Si vous croyez me consoler !…

Madame de Verlière
Non, je crois vous guérir. En pareille matière, il n'est rien de tel que de trancher dans le vif.

Lancy
Me guérir ? mensonge de médecin alors ? Suis-je simple ! j'aurais dû le deviner rien qu'à votre coiffure.

Madame de Verlière
Mais je vous certifie…

Lancy
Que vous attendez un absent bien-aimé ? Et vous auriez choisi précisément le jour de son arrivée pour vous enfariner les cheveux ?

Madame de Verlière
Permettez-moi de vous raconter à mon tour une petite histoire.
Elle s'assied à droite de la table.

Lancy
(s'asseyant à gauche.)
Deux maintenant si vous voulez. Vous pouvez vous vanter de m'avoir fait une belle peur,

Madame de Verlière
Vous connaissez madame de Valincourt?

Lancy
Son mari est de mes bons amis.

Madame de Verlière
Après trois ans de mariage, vous le savez, cette charmante petite femme eut une fièvre typhoïde dont elle sortit avec des cheveux blancs.

Lancy
Eh bien?

Madame de Verlière
Son mari l'adorait. Tant qu'elle fut en danger, c'était un désespoir à croire qu'il ne lui survivrait pas. Elle revient à la vie par miracle…

Lancy
Ses cheveux blanchissent…

Madame de Verlière
Ses cheveux blanchissent, et, depuis, monsieur passe toutes ses nuits au cercle. Qu'en dites-vous ?

Lancy
Dame!

Madame de Verlière
(se levant sur place.)
Comment, dame ? Vous l'excusez ?

Lancy
(riant.)
Jusqu'à un certain point. Voilà un brave garçon qui dispute au trépas une brune adorable ; on lui rend une Eurydice poivre et sel !… Il y a évidemment substitution de personne ; c'est la seule cause de nullité que reconnaisse le Code ; ne soyons pas plus sévères que lui.

Madame de Verlière
(à la cheminée.)
Comme vous êtes tous les mêmes ! Soyez donc bonne, intelligente et sincère ; évertuez-vous à vous rendre digne de votre maître futur ; préparez-lui une compagne dévouée, un gardien fidèle de son honneur ; pauvres sottes ! Ce n'est rien de tout cela qui le touche ; c'est la nuance de vos cheveux ou la courbe de votre nez. Devenez coquettes, frivoles, égoïstes, son amour n'en diminuera pas, au contraire ; mais gardez-vous d'un cheveu blanc ou d'un grain de petite vérole, car tout votre bonheur s'écroulerait et votre mari vous dirait tranquillement : "J'en suis bien fâché ; il y a substitution de personne…" Et vous, que j'avais la naïveté de plaindre tout à l'heure !…

Lancy
Permettez… il n'est pas question de moi dans tout cela, mais de Valincourt.

Madame de Verlière
(revenant à la table.)
Que vous excusez, que vous approuvez, que vous imiteriez le cas échéant. Ayez au moins le courage de votre opinion.

Lancy
Tâchons de nous entendre : à qui faites-vous le procès, à Valincourt ou à moi ?

Madame de Verlière
À Vous, à lui, à votre sexe tout entier, à cette humiliante façon d'aimer qui nous met au rang des animaux de luxe, un peu avant les chiens de race et les chevaux de sang ; est-ce clair ?
(Elle retourne s'asseoir dans la bergère, près de la cheminée.)

Lancy
(se levant.)
Très-clair. Toute femme qui se pique de délicatesse s'indigne d'être aimée pour sa beauté ; elle ne veut l'être que pour son âme, c'est connu.

Madame de Verlière
Prétention bien ridicule, n'est-ce pas ?

Lancy
Je ne dis pas cela ; mais, que voulez-vous ! l'homme est un être grossier à qui l'amour vient par les yeux.

Madame de Verlière
C'est ce que je lui reproche.

Lancy
Par malheur, c'est là une loi de nature à laquelle les deux sexes sont soumis, le vôtre comme le nôtre, malgré toute prétention contraire…

Madame de Verlière
Quelle infamie!

Lancy
Voyons, madame, la main sur la conscience : si vous aimiez quelqu'un, et que ce quelqu'un vous arrivât un jour borgne ou manchot, est-ce que ce dégât ne jetterait pas un peu d'eau froide sur votre exaltation ?

Madame de Verlière
Que vous connaissez mal les femmes, mon pauvre ami ! Quand nous aimons un homme, sachez que nous ne le voyons qu'à travers son intelligence et son cœur. À peine savons-nous s'il est blond ou brun, et, devant ce dégât que vous dites, nous redoublons de tendresse pour le consoler et le rassurer.

Lancy
Pendant huit jours.

Madame de Verlière
Pendant toute la vie.

Lancy
Je voudrais, par curiosité, vous voir à cette épreuve.

Madame de Verlière
Si j'étais aussi sûre qu'il triomphera de celle que je lui prépare !

Lancy
Qui ?

Madame de Verlière
Celui que j'attends.

Lancy
Vous persistez donc à soutenir que vous attendez quelqu'un ?

Madame de Verlière
(se levant.)
Ce n'est pas pour autre chose que je suis… enfarinée. Je vais lui raconter que j'ai blanchi en son absence, que je suis réduite à me poudrer pour ne pas étaler des cheveux… Comment disiez-vous ? poivre…

Lancy
Et sel.

Madame de Verlière
Et sel. — Et, si je vois dans ses yeux la moindre hésitation, tout est rompu.
(Elle passe à gauche.)

Lancy
En êtes-vous sûre ?

Madame de Verlière
Je vous en fais serment.

Lancy
Alors, permettez-moi de ne pas désespérer encore.

Madame de Verlière
La rupture ne serait pas à votre profit. Je renoncerais au monde et m'irais enterrer à Verlière.

Lancy
(souriant.)
N'avez-vous pas quelque caveau d'ami, à Verlière ?

Madame de Verlière
Ne plaisantez pas, je vous en prie. Quand je songe au dé que je vais jouer…

Lancy
Pourquoi le jouer, alors?

Madame de Verlière
Pourquoi Psyché a-t-elle allumé sa lampe?

Lancy
O fille d'Ève ! — Me permettrez-vous, madame, si j'en ai le courage, de venir savoir le résultat de l'entrevue ? Car je tiens à conserver au moins les droits de l'amitié, si je n'en puis avoir d'autres.

Madame de Verlière
Voilà de bonnes paroles dont je me souviendrai quoi qu'il arrive. (Lui tendant la main.)
Merci, mon ami.

Un domestique
(ouvrant la porte de gauche.)
Madame, M. de Mauléon est là.

Lancy
(à part.)
M. de Mauléon ?

Madame de Verlière
C'est bien ; j'y vais.
(Le domestique sort.)

Lancy
(très-froid.)
C'est donc lui ? Que ne le disiez-vous tout d'abord ? Je me serais retiré sans souffler mot.

Madame de Verlière
Pourquoi devant lui plutôt que devant un autre ? Est-ce que vous le connaissez ?

Lancy
(prenant son chapeau sur la table.)
À peine. Je sais seulement qu'il est depuis deux ans consul quelque part, dans l'Inde.

Madame de Verlière
Eh bien ?

Lancy
Or, comme vous n'êtes veuve que depuis quatorze mois…

Madame de Verlière
Je l'ai aimé du vivant de mon mari ? Est-ce là ce que vous voulez dire ?

Lancy
Oubliez mon importunité, madame, et veuillez me croire toujours votre humble serviteur.
(II va jusqu'à la porte de droite.)

Madame de Verlière
Monsieur de Lancy ! (Il s'arrête.)
Je ne peux pourtant pas vous laisser croire ce qui n'est pas. Je tiens à votre estime.

Lancy
(sur la porte.)
Vous êtes trop bonne, madame ; mais on vous attend.

Madame de Verlière
En deux mots : c'est moi qui ai demandé au ministre la nomination de M. de Mauléon pour éloigner un danger avec lequel une honnête femme ne doit jamais jouer.

Lancy
Triple butor ! Vous avez bien raison de ne pas m'aimer, je ne vous mérite pas. Je vous ai offensée bêtement.

Madame de Verlière
Oui, mais vous ne m'avez pas déplu. Votre mouvement du moins n'était pas banal. Il prouve que mon honneur vous tient au cœur.

Lancy
(descendant en scène.)
Votre bonheur aussi, soyez-en sûre.

Madame de Verlière
Je n'en doute pas.

Lancy
Alors, permettez-moi une simple question : Savez-vous qu'à peine installé dans son consulat, M. de Mauléon a recherché la fille d'un riche négociant ?

Madame de Verlière
Je le sais. — Après ?

Lancy
Puisque vous le savez, je n'ai plus rien à dire.

Madame de Verlière
Je n'étais pas libre, alors. Fallait-il que M. de Mauléon sacrifiât toute sa vie à un amour sans espoir ? Il n'a pas de fortune; le mariage fait partie de sa carrière, et je suis bien sûre qu'il n'aurait pas manqué celui dont vous parlez s'il n'y avait pas apporté la nonchalance d'un cœur endolori.

Lancy
À la bonne heure. Vous avez des indulgences que je ne m'explique guère.

Madame de Verlière
Et vous, des sévérités que je m'explique trop bien.

Lancy
Je suis suspect de partialité, je l'avoue. Ah ! je donnerais gros pour être votre frère ou votre oncle pendant cinq minutes.

Madame de Verlière
Mais vous ne l'êtes pas.

Lancy
Aussi je me tais. — Adieu, madame ; soyez heureuse.

Madame de Verlière
Et moi, je veux que vous parliez ! Que signifient ces réticences à propos d'un homme que vous connaissez à peine ?

Lancy
À peine, mais à fond. J'ai été témoin de son adversaire dans un duel qui s'est arrangé sur le terrain, et je vous prie de croire que ce n'est pas nous qui avons mis les pouces.

Madame de Verlière
Témoin de M. de Saint-Jean ?

Lancy
Vous connaissez aussi cette affaire-là ?

Madame de Verlière
Parfaitement. Tous les torts étaient du côté de M. de Mauléon, mais il n'en voulait pas convenir et c'est moi seule qui ai obtenu de lui qu'il fit des excuses. Ce n'est pas la moindre marque d'amour qu'il m'ait donnée. J'en ai été si touchée, que c'est le moment où j'ai senti la nécessité de l'éloigner. Vous n'êtes pas heureux dans vos attaques, mon pauvre Lancy ; — mais vous avez raison, je le fais attendre. Adieu.
(Elle sort.)


Autres textes de Emile Augier

Le fils de Giboyer

La pièce "Le Fils de Giboyer" d’Émile Augier, publiée en 1862, est une comédie sociale et politique qui examine les tensions entre différentes classes sociales et les luttes idéologiques dans...

La Contagion

La pièce "La Contagion" d'Émile Augier, publiée en 1866, est une comédie sociale qui explore les travers et les hypocrisies de la société bourgeoise de l'époque. Elle met en lumière...



Les auteurs


Les catégories

Médiawix © 2025