(Lancy, à gauche, Madame de Verlière. Elle entre sans voir Lancy, traverse lentement le théâtre, jette en passant une carte de visite sur la table, et va s'asseoir dans la bergère.)
Lancy
Elle !… cet air pensif…
(Il tousse.)
Madame de Verlière
(tournant la tête.)
Ah ! c'est vous ?
Lancy
Déjà ! Est-ce que par hasard M. de Mauléon… ?
Madame de Verlière
(d'un air préoccupé.)
Au contraire, il a été parfait. Pas une seconde d'hésitation. Il trouve même que les cheveux blancs me vont plutôt mieux.
Lancy
Et c'est pour cela qu'il a si vite pris congé ?
Madame de Verlière
C'est moi qui l'ai prié de me laisser un peu à moi-même. Il reviendra prendre le thé ce soir. Mais, après une matinée si remplie, j'avais vraiment besoin de rassembler mes idées… Je suis bien aise de vous retrouver là.
Lancy
Et moi, je veux être pendu si je sais ce que j'y fais. Adieu, madame.
Madame de Verlière
Je ne vous renvoie pas… au contraire.
Lancy
Votre triomphe serait-il incomplet si je n'y assistais pas ?
Madame de Verlière
Mon triomphe !… Oui, je devrais être au comble vœux, et pourtant… je suis presque triste.
Lancy
Une grande joie est aussi accablante, dit-on, qu'une grande douleur.
Madame de Verlière
Non, ce n'est pas cela ; c'est… c'est votre faute.
Lancy
À moi ?
Madame de Verlière
Tout ce que vous m'avez dit sur M. de Mauléon me revient et me trouble.
Lancy
Parbleu ! madame, j'en suis plus troublé que vous. Quand vous êtes rentrée, j'étais en train de faire mon examen de conscience et de me reprocher la légèreté de mes accusations.
Madame de Verlière
Vraiment ? Alors, remettez-moi l'esprit ; vous me rendrez un vrai service. Asseyez-vous. (Lancy s'assied sur une chaise de l'autre côté de la cheminée, tournant à moitié le dos au public.)
Je fais trop de cas de vous pour estimer en toute sécurité un homme qui n'aurait pas toute votre estime.
Lancy
(d'un ton résigné.)
Je n'ai aucune raison de la refuser à M. de Mauléon.
Madame de Verlière
Je respire. Ainsi ce mariage dans l'Inde… ?
Lancy
Vous le disiez vous-même, pouvait-il… ?
Madame de Verlière
(vivement.)
Il ne s'agit pas de ce que j'ai pu dire, mais de ce que vous pensez. Déclarez-moi seulement que vous auriez agi comme M. de Mauléon, et cela me suffira.
Lancy
J'aurais agi comme lui.
Madame de Verlière
Au bout de trois mois ?
Lancy
Bah ! le temps ne fait rien à l'affaire.
Madame de Verlière
Pardonnez-moi ; de deux choses l'une : ou M. de Mauléon m'avait oubliée trop vite, ce qui serait peu chevaleresque…
Lancy
Son retour prouve le contraire.
Madame de Verlière
Ou, ce qui serait moins chevaleresque encore, il offrait à une jeune fille un cœur tout plein d'une autre.
Lancy
Ce n'est pas à vous de le lui reprocher. D'ailleurs, le courage lui a manqué au dernier moment, puisque le mariage n'a pas eu lieu.
Madame de Verlière
Est-ce bien lui qui a reculé ?
Lancy
Oh ! pour reculer…
Madame de Verlière
(riant.)
Il est bon là, n'est-ce pas ?
Lancy
Ce n'est pas ce que je veux dire ! Au contraire. C'est le point sur lequel j'ai le plus à cœur de lui faire réparation.
Madame de Verlière
Son duel vous avait pourtant laissé une pauvre idée de lui.
Lancy
Parce que j'ignorais qu'il agissait par vos ordres. Mais, diantre ! c'est bien différent, et je suis maintenant tout à fait de votre avis.
Madame de Verlière
(agacée.)
J'en suis charmée. Ainsi, mon cher ami, si je vous ordonnais de faire des excuses sur le terrain, vous en feriez ?
Lancy
Certainement.
Madame de Verlière
Mais vous exposeriez-vous à recevoir de pareils ordres ? Viendriez-vous, la veille d'un duel, m'annoncer que vous vous battez ?
Lancy
Mon Dieu, madame, je voudrais bien m'en aller.
Madame de Verlière
Non, non, répondez… je vous en prie.
Lancy
(avec embarras.)
M. de Mauléon a eu la langue un peu légère, j'en conviens ; il voulait peut-être se parer à vos yeux du danger qu'il allait courir, ce n'est pas un crime ; mais je ne puis admettre qu'il cherchât un biais pour s'y soustraire.
Madame de Verlière
Il devait pourtant prévoir ce qui arriverait.
Lancy
(cherchant ses mots.)
Eh bien, il allait sans doute au devant du plus grand sacrifice qu'un homme puisse faire à une femme… Il y a des gens comme cela, dont la passion recherche les cilices.
Madame de Verlière
Le croyez-vous si passionné ?
Lancy
Dame ! vous venez de le soumettre à une épreuve concluante.
Madame de Verlière
Concluante ? Vous trouvez ?
Lancy
Sans doute.
Madame de Verlière
Tâchez donc d'avoir une opinion à vous, mon pauvre Lancy. Vous tournez comme une girouette.
Lancy
Où voyez-vous cela ?
Madame de Verlière
Est-ce votre avis, oui ou non, que les hommes ont une façon d'aimer… très-différente de la nôtre, je le maintiens, mais qu'ils n'en ont qu'une ?
Lancy
Oh ! moi… vous savez bien que je suis un brutal.
Madame de Verlière
(se levant.)
Mais tous les hommes le sont plus ou moins, et s'ils n'ont en effet qu'une façon d'aimer, et si M. de Mauléon ne m'aime pas de cette façon-là, il ne m'aime pas du tout ; soyez logique.
Lancy
Vous allez vite en besogne !
Madame de Verlière
(se regardant dans la glace.)
N'est-ce pas aussi une chose bien surprenante que cette complète indifférence à ma… Comment dirai-je ?
Lancy
À votre beauté.
Madame de Verlière
Oui. Si j'ai quelque chose de passable, c'est ma chevelure. On dirait qu'il ne s'en est jamais aperçu.
Lancy
(souriant.)
Il aime votre âme.
Madame de Verlière
Ne plaisantez donc pas. — Et, s'il ne m'aime pas, en effet, voyez à quelle horrible supposition je suis réduite.
Lancy
Laquelle ?
Madame de Verlière
(se rasseyant en face de Lancy.)
Vous ne voulez rien comprendre aujourd'hui ! Ne vous ai-je pas dit qu'il est sans fortune ?
Lancy
Vous lui faites injure.
Madame de Verlière
Mon Dieu ! toutes mes idées se brouillent. Qui me tirera d'anxiété ? Mon cher Lancy, vous regrettiez de ne pas être mon frère ; supposez que vous l'êtes, et donnez-moi un conseil, je vous en prie.
Lancy
Mon conseil serait trop intéressé.
Madame de Verlière
Non ! Vous êtes la loyauté même ; je vous obéirai aveuglément.
Lancy
Je vous conseille de m'épouser.
Madame de Verlière
Ce n'est pas ce que je vous demande.
Lancy
C'est pourtant tout ce que je peux vous dire.
Madame de Verlière
En votre âme et conscience, croyez-vous qu'il m'aime ?
Lancy
Je vous aime trop moi-même pour en douter.
Madame de Verlière
(se levant avec impatience, traverse la scène jusqu'à la table, puis, revenant à Lancy, d'un ton résolu.)
Eh bien, s'il m'aime, tant pis pour lui, car je ne l'épouserai certainement pas. Désolée de vous contrarier…
Lancy
(se levant.)
Le pensez-vous ? — Je suis le plus heureux des hommes.
Madame de Verlière
Vous avez bien tort, mon pauvre Lancy, car je ne vous en épouserai pas davantage. Le veuvage ne me pèse pas à ce point. Si vous voulez rester mon ami, bien ; sinon…
Lancy
Je le veux ! C'est déjà une commutation de peine. — Mais, si je ne suis pour rien dans ce revirement inespéré, qu'est-ce donc que vous a fait Mauléon ?
Madame de Verlière
Je vous ai tout dit.
Lancy
Tout ? Il n'y a pas de post-scriptum ? Les femmes en ont toujours un.
Madame de Verlière
Pas l'ombre. (Elle s'assied à gauche de la table.)
— Maintenant, comment faire pour me dégager ? Je ne vous consulte pas, car vous êtes détestable aujourd'hui.
Lancy
Une femme a toujours le droit de reprendre sa parole.
Madame de Verlière
Je ne lui ai jamais donné la mienne.
Lancy
Pas même tout à l'heure ?
Madame de Verlière
Non. Je ne sais par quelle prudence instinctive j'ai éludé sur ce point.
Lancy
(debout de l'autre côté de la table.)
Rien de plus simple : il vient prendre le thé ce soir…
Madame de Verlière
C'est que je voudrais bien qu'il ne vint pas.
Lancy
Alors, écrivez-lui.
Madame de Verlière
Je ne lui ai déjà que trop écrit.
Lancy
Il a des lettres de vous?
Madame de Verlière
Oh ! pas beaucoup, et pas bien compromettantes ; vous pourriez les lire ; des lettres de veuve… mais enfin des lettres.
Lancy
Renvoyez-lui les siennes, il vous renverra les vôtres.
Madame de Verlière
Et s'il ne les renvoie pas ?
Lancy
N'avez-vous pas quelque ami qui se chargerait volontiers de la négociation ? Je crois qu'avec un peu de diplomatie…
Madame de Verlière
C'est que vous me faites l'effet d'un pauvre diplomate, mon ami.
Lancy
Vous ne me connaissez pas.
Madame de Verlière
Comment vous y prendriez-vous ?
Lancy
Je lui dirais : "Monsieur, voici vos lettres à madame de Verlière ; je suis chargé de lui rapporter les siennes."
Madame de Verlière
Oui, regardez-le avec ces yeux-là ; je crois qu'il n'aura rien à répliquer. (Fouillant dans le tiroir de la table.)
Voici sa correspondance.
Lancy
Où demeure-t-il?
Madame de Verlière
(Il m'a laissé sa carte.)
Elle la lui montre sur la table.
Lancy
(prend la carte, fait quelques pas vers la porte, et se retournant.)
Quand vous reverrai-je ?
Madame de Verlière
Voulez-vous prendre le thé avec moi ?
Lancy
(saluant.)
Volontiers, (à part, en s'en allant.)
Le thé de Mauléon… C'est toujours un avancement d'hoirie.
Madame de Verlière
(tout en arrangeant le tiroir.)
Ah! j'oubliais ce médaillon. (Elle se lère et tend un petit écrin à Lancy.)
Joignez-le au reste.
Lancy
Un portrait ?
Madame de Verlière
Non… des cheveux qu'il s'était avisé de m'envoyer de là-bas. Il ne sera pas fâché de les retrouver ici.
Lancy
Est-ce qu'il n'en a plus ?
Madame de Verlière
Chauve comme la main !
Lancy
Voilà le post-scriptum !
(Il sort.)
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