Boissonnade (qui va au baron, la main tendue.)
Bonjour, baron. Entrez donc, je vous prie.
(Le baron entre. La porte se referme derrière le dos du gendarme qui sort.)
Le baron (piteux.)
Vous allez bien?
Boissonnade
Moins bien que vous. En voilà une aventure! Vous insultez la gendarmerie, à présent!
Le baron
Ne m'en parlez pas!
Boissonnade
C'est vrai, alors?
Le baron
Ce ne l'est que trop!
Boissonnade
Vous avez qualifié de moule le gendarme Labourbourax?
Le baron (d'une voix morte.)
Oui, monsieur le procureur.
Boissonnade
Le bon Dieu vous bénisse! Une jolie affaire, baron, que vous vous êtes mise sur les bras!
Le baron
C'est grave, hein?
Boissonnade
Comment, si c'est grave! Six jours à trois mois, tout bonnement.
Le baron (effaré.)
Trois mois… de prison?
Boissonnade
Mais dame!
Le baron
Je suis déshonoré!
Boissonnade
Pas encore. Attendez un peu. Vous aurez toujours le temps de vous faire sauter la cervelle. Nous allons procéder par ordre(lui avançant une chaise)
, et tout d'abord, assis sur ce siège d'infamie…
Le baron (soupirant longuement.)
La vérité qui rit!
Boissonnade (le faisant asseoir.)
… vous allez, mon cher baron, me faire le récit détaillé de votre exécrable forfait. Il convient que je sache si le monstre a la vie dure, pour le cas où… (on ne sait jamais)
… je concevrais le lâche dessein de l'étouffer dans ses langes!
Le baron (lui prenant les mains.)
Cher et excellent ami!
Boissonnade (qui s'est assis à sa table.)
Je vous écoute.
Le baron
Mon Dieu, c'est simple comme bonjour. J'habite, comme vous le savez, le château de Beaux-Chênes, près cette charmante ville d'Ecoute-s'il-Pleut, où j'ai la prétention d'être connu assez avantageusement.
Boissonnade
Pour cette excellente raison que vous en êtes le bienfaiteur, ainsi que personne n'en ignore.
Le baron
Oh! bienfaiteur! c'est beaucoup dire. Je dote une rosière chaque année; j'ai fait remettre à neuf le clocher de l'église, donné des pompes aux pompiers…
Boissonnade
Pourvu d'une magnifique grosse caisse la fanfare municipale, et caetera, et caetera.
Le baron (modeste.)
Tout cela est de peu d'importance, et si j'invoque le souvenir de ces petites libéralités, c'est à titre de simples circonstances atténuantes. Dans le même ordre d'idées et avant d'aborder la narration de mes malheurs, qu'il me soit permis de rappeler mon inébranlable attachement aux principes qui nous régissent.
Boissonnade
Au fait, baron; au fait!
Le baron
J'y arrive. Il y a une huitaine de jours, j'étais allé, comme à mon habitude, demander un peu d'appétit à la promenade et au grand air. Toujours comme à mon habitude, j'avais emmené Anatole.
Boissonnade
Qui? Anatole?
Le baron
Mon chien.
Boissonnade
Le petit ratier anglais qui ressemble à un radis noir?
Le baron
C'est cela même.
Boissonnade
Charmant animal. J'ai l'avantage de le voir quelquefois avec vous, à la musique, le dimanche.
Le baron
Trop aimable. Il n'a rien que de très ordinaire. J'y suis, toutefois, fort attaché, et cela, pour plusieurs raisons: d'abord, nous ne sommes plus jeunes, lui ni moi, puis nous sommes veufs tous les deux, également intelligents -- je le dis sans fausse modestie -- et de commerce plutôt agréable… En outre, comme tous ses pareils, cette petite bête… mon Dieu! comment dirai-je?… stationne volontiers le long des murs, et moi-même ayant une cystite, nous pouvons, au cours de nos promenades, stationner aussi fréquemment que le besoin s'en fait sentir, sans crainte de paraître ridicules l'un à l'autre… Ça n'a l'air de rien, c'est énorme c'est sur ces petites simplifications de la vie que reposent les vraies et solides affections. Ne le pensez-vous pas?
Boissonnade
Pardon, je le pense tout à fait, au contraire.
Le baron
Il était huit heures environ, il faisait un temps magnifique. J'allais au hasard de la marche, buvant à pleins poumons l'air pur de la campagne, bénissant le Seigneur notre Dieu d'avoir fait la nature si belle, et moi si digne de la comprendre. Dans mon dos, Anatole trottait, goûtant, lui aussi, la douceur de cette ineffable matinée. J'entendais derrière moi le tintin du grelot pendu à son collier, un tintin qui s'accélérait et se ralentissait alternativement, selon que moi-même, plus ou moins, je hâtais le pas ou le modérais. De temps en temps, pour souffler, je prenais une seconde de repos; alors je n'entendais plus rien que le chant des alouettes invisibles, car Anatole, dans le même instant, avait fait halte sur mes pas.
Boissonnade
Une églogue, quoi!
Le baron
Soudain, au loin, par-dessus l'océan de blé mûr qui moutonnait à l'infini, je distinguai le tricorne en bataille du gendarme Labourbourax; je devinai que le hasard allait nous mettre face à face, et je me félicitai de cette bonne fortune. Je suis un homme simple, monsieur le procureur, je suis un homme sans méchanceté: l'uniforme n'a rien qui m'effraye, et la vue des gens de bien me fait toujours plaisir. Je me préparais donc à jeter au gendarme un souhait affectueux de bonne santé, quand, jugez de mon étonnement! ce militaire, qui m'avait joint, rectifia la position, et, tirant un calepin de sa poche "Ordonnance de police, dit-il, les chiens doivent être tenus en laisse. Le vôtre étant en liberté, je vous dresse procès-verbal."
Boissonnade
Procès-verbal!
Le baron
Je vous demande un peu!… Un petit chien gros comme le poing! et gentil, et doux, et sociable, victime d'une mesure…
Boissonnade
Une mesure de sécurité générale, sans doute, mais qui demandait à être appliquée avec quelque discernement. Il est clair qu'un chien comme le vôtre, bien tenu, bien portant, gras à souhait, ne saurait être assimilé aux chiens malheureux et errants que vise l'ordonnance de police.
Le baron
C'est mot pour mot le discours que me tint le maire, homme charmant, à qui je m'empressai d'aller conter ma mésaventure, et qui s'en montra fort marri. Il reconnut que le gendarme avait, dans la circonstance, manqué du tact le plus élémentaire, et me renvoya rassuré, m'engageant cependant, pour éviter de nouveaux ennuis, à ten ir Anatole en laisse jusqu'à plus ample informé l'affaire de deux jours tout au plus, le temps, pour lui, de mander le gendarme et de lui glisser à l'oreille quelques mots touchant mon affaire.
Boissonnade
Et vous vous conformâtes, je pense, à cet avis plein de sagesse?
Le baron
N'en doutez pas.
Boissonnade
A la bonne heure.
Le baron
J'achetai donc une laisse de vingt sous et j'y attachai Anatole. Il en parut surpris, disons plus…
(Il hésite.)
Boissonnade
… Mortifié?
Le baron
Je cherchais le mot! Mortifié. -- Comme j'ai eu l'honneur de vous l'exposer, il n'est plus jeune, à beaucoup près. Il jouit, le ciel en soit loué! d'une santé en tous points florissante, mais enfin, il a atteint l'âge où l'on supporte malaisément un changement dans les habitudes, et c'était, cette laisse, tout un bouleversement dans sa petite existence de chien. De l'instant, oui, de l'instant même où il cessa de se sentir libre, il se refusa systématiquement à me suivre, rivé des quatre pattes au sol. En vain je tâchai de le raisonner, m'excusant, invoquant le cas de force majeure, en appelant à son bon coeur et faisant surgir à ses yeux l'inquiétante silhouette du gendarme; peine perdue! il demeurait sourd, il secouait furieusement la tête, voulant dire par là, sans doute, qu'il était de moeurs insoupçonnables et n'avait rien à démêler avec la gendarmerie.
Boissonnade
O candeur ineffable des consciences tranquilles!
Le baron
Ainsi deux jours, nous nous promenâmes par les champs et par les bois, moi à l'avant, lui à l'arrière, tirant chacun sur une extrêmité de la laisse, à ce point qu'on n'eût pu savoir lequel de nous deux tenait l'autre; et cette vie, en vérité, devenait insoutenable et odieuse, quand brusquement, à un détour de sentier, je me retrouvai en présence du gendarme Labourbourax. "Le maire m'a parlé, me dit cet homme. Votre chien a le droit d'être libre. -- Bon!" m'écriai-je. Et je me baissais pour détacher le mousqueton fixé au collier d'Anatole, lorsque le gendarme reprit "Vous le tenez en laisse cependant. Pourquoi le tenez-vous en laisse? Je vous dresse procès-verbal."
Boissonnade (les bras cassés.)
Non!!!
Le baron (après avoir, d'un mouvement de tête, confirmé l'authenticité de son récit.)
A cette déclaration inattendue, une douce gaieté s'empara de moi. Le gendarme, fronçant le sourcil, dit que je raillais l'autorité.
Boissonnade
Hé! hé!
Le baron
Je haussai les épaules…
Boissonnade
Oh! Oh!
Le baron
Le gendarme s'emporta.
Boissonnade
Ah! ah!
Le baron
Je répliquai. Il m'imposa silence d'un ton que je jugeai inconvenant. C'est alors que, perdant la mesure, je tournai le dos à ce militaire en lui jetant de biais cette parole qui m'amène aujourd'hui devant vous et qui demeurera à tout jamais le remords de mon existence "Gendarme, vous êtes une moule!"
Boissonnade (après un silence.)
A vrai dire, si grand soit-il, votre crime perd tout intérêt, comparé à l'affaire Fualdès.
Le baron (souriant.)
Je m'en doutais un peu. Alors?
Boissonnade
Alors… alors… -- Le diable soit de vous, cher ami! Pour une fois que vous manquez de respect à un gendarme, vous n'avez pas la main heureuse. Je donnerais de bon coeur cinq cents francs de ma poche pour que vous ayez injurié le gendarme Petit-Grignolle ou le brigadier Monpétaze! Avec ces gens de sens rassis, on pourrait discuter, s'entendre!… Mais le gendarme Labourbourax dont le nom seul évoque une idée de catastrophe!…
Le baron
Il ne peut rien sans vous!
Boissonnade
Je ne peux rien sans lui! Nous sommes, vous et moi, dans ses mains! Qu'il n'y mette pas de complaisance, comme le gendarme de la chanson, et c'est…
Le baron
C'est la correctionnelle!
Boissonnade
Hélas!
Le baron
La flétrissure d'une condamnation!
Boissonnade
J'en ai plus peur qu'envie! Enfin!… prenons toujours le vent. Le diable s'en mêlera, ou je trouverai bien le moyen de vous enlever aux griffes de cette brute entêtée. (Il va à la porte du fond et l'ouvrant.)
Gendarme!
Le baron
Je mets mon sort entre vos mains!
(Entre le gendarme Labourbourax.)
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