Chapitre XXXII

Et puis, il m’est arrivé une chose ridicule.

On est venu relever mon bon vieux gendarme, auquel, ingrat égoïste que je suis, je n’ai seulement pas serré la main. Un autre l’a remplacé : homme à front déprimé, des yeux de bœuf, une figure inepte.

Au reste, je n’y avais fait aucune attention. Je tournais le dos à la porte, assis devant la table ; je tâchais de rafraîchir mon front avec ma main, et mes pensées troublaient mon esprit.

Un léger coup, frappé sur mon épaule, m’a fait tourner la tête. C’était le nouveau gendarme, avec qui j’étais seul.

Voici à peu près de quelle façon il m’a adressé la parole.

— Criminel, avez-vous bon cœur ?

— Non, lui ai-je dit.

La brusquerie de ma réponse a paru le déconcerter. Cependant il a repris en hésitant :

— On n’est pas méchant pour le plaisir de l’être.

— Pourquoi non ? ai-je répliqué. Si vous n’avez que cela à me dire, laissez-moi. Où voulez-vous en venir ?

— Pardon, mon criminel, a-t-il répondu. Deux mots seulement. Voici. Si vous pouviez faire le bonheur d’un pauvre homme, et que cela ne vous coûtât rien, est-ce que vous ne le feriez pas ?

J’ai haussé les épaules.

— Est-ce que vous arrivez de Charenton ? Vous choisissez un singulier vase pour y puiser du bonheur. Moi, faire le bonheur de quelqu’un !

Il a baissé la voix et pris un air mystérieux, ce qui n’allait pas à sa figure idiote.

— Oui, criminel, oui bonheur, oui fortune. Tout cela me sera venu de vous. Voici. Je suis un pauvre gendarme. Le service est lourd, la paye est légère ; mon cheval est à moi et me ruine. Or, je mets à la loterie pour contre-balancer. Il faut bien avoir une industrie. Jusqu’ici il ne m’a manqué pour gagner que d’avoir de bons numéros. J’en cherche partout de sûrs ; je tombe toujours à côté. Je mets le 76 ; il sort le 77. J’ai beau les nourrir, ils ne viennent pas… — Un peu de patience, s’il vous plaît, je suis à la fin. — Or, voici une belle occasion pour moi. Il paraît, pardon, criminel, que vous passez aujourd’hui. Il est certain que les morts qu’on fait périr comme cela voient la loterie d’avance. Promettez-moi de venir demain soir, qu’est-ce que cela vous fait ? me donner trois numéros, trois bons. Hein ? — Je n’ai pas peur des revenants, soyez tranquille. — Voici mon adresse : Caserne Popincourt, escalier A, no 26, au fond du corridor. Vous me reconnaîtrez bien, n’est-ce pas ? — Venez même ce soir, si cela vous est plus commode.

J’aurais dédaigné de lui répondre, à cet imbécile, si une espérance folle ne m’avait traversé l’esprit. Dans la position désespérée où je suis, on croit par moments qu’on briserait une chaîne avec un cheveu.

— Écoute, lui ai-je dit en faisant le comédien autant que le peut faire celui qui va mourir, je puis en effet te rendre plus riche que le roi, te faire gagner des millions. — À une condition.

Il ouvrait des yeux stupides.

— Laquelle ? laquelle ? tout pour vous plaire, mon criminel.

— Au lieu de trois numéros, je t’en promets quatre. Change d’habits avec moi.

— Si ce n’est que cela ! s’est-il écrié en défaisant les premières agrafes de son uniforme.

Je m’étais levé de ma chaise. J’observais tous ses mouvements, mon cœur palpitait. Je voyais déjà les portes s’ouvrir devant l’uniforme de gendarme, et la place, et la rue, et le Palais de Justice derrière moi !

Mais il s’est retourné d’un air indécis.

— Ah çà ! ce n’est pas pour sortir d’ici ?

J’ai compris que tout était perdu. Cependant j’ai tenté un dernier effort, bien inutile et bien insensé !

— Si fait, lui ai-je dit, mais ta fortune est faite…

Il m’a interrompu.

— Ah bien non ! tiens ! et mes numéros ! pour qu’ils soient bons, il faut que vous soyez mort.

Je me suis rassis, muet et plus désespéré de toute l’espérance que j’avais eue.


"Le Dernier Jour d'un Condamné" de Victor Hugo est un récit poignant et intense qui plongent le lecteur dans l'esprit d'un homme condamné à mort, le héros anonyme, alors qu'il attend l'exécution de sa peine. À travers un regard lucide sur la réalité de la peine capitale, l'œuvre explore les pensées, les émotions et les réflexions de ce condamné, dévoilant ses angoisses et ses souvenirs. L'auteur, en taillant dans la chair de cet enfermement psychologique, met en lumière l'absurdité et la cruauté d'une justice qui se veut rétributive.

Le récit est empreint d'une grande humanité, le personnage principal partage ses réflexions sur la vie, la mort, le désespoir et l'espoir, qu'il s'accroche encore malgré son destin tragique. On ressent son isolement dans la prison, l'angoisse qui le ronge à l'approche de l'exécution, mais aussi ses souvenirs de liberté, de joie et de regret, ce qui rend son vécu terriblement touchant et universel. À travers ses pensées, le lecteur est amené à comprendre la souffrance d'un individu face à une société qui ne lui accorde aucune pitié.

Hugo use d'une écriture très évocatrice, réussissant à susciter chez le lecteur une empathie profonde pour le condamné. Le livre est à la fois une critique sociale de la peine de mort et une introspection sur la condition humaine, sur le sens de la vie et le poids de la culpabilité. Chaque page est imprégnée de la tension de l’imminence de la mort et d’un désir ardent de vivre, de reprendre son destin en main, mais aussi d’une lucidité sur l’inéluctabilité du sort.

Tout au long de l'œuvre, Victor Hugo interroge la notion de justice et d'humanité. Le condamné, sans nom et sans visage, devient alors un symbole de tous ceux qui souffrent sous le poids d'un système judiciaire inhumain. À travers un style lyrique et poignant, l'auteur invite ses lecteurs à réfléchir sur leurs propres valeurs et sur la fragilité de la vie humaine.

Autres textes de Victor Hugo

Notre-Dame de Paris

L'œuvre "Notre-Dame de Paris" de Victor Hugo, publiée en 1831, est un roman qui se déroule à Paris au XVe siècle, centré autour de la célèbre cathédrale du même nom....

Les Misérables - Tome I : Fantine

Le Tome 1 de "Les Misérables", intitulé "Fantine", se concentre sur plusieurs personnages clés et thèmes qui posent les fondements du récit épique de Victor Hugo. Le livre s'ouvre sur...

Les Contemplations - Au bord de l'infini

J’avais devant les yeux les ténèbres. L’abîmeQui n’a pas de rivage et qui n’a pas de cimeÉtait là, morne, immense ; et rien n’y remuait.Je me sentais perdu dans l’infini...

Les Contemplations - En marche

Et toi, son frère, sois le frère de mes fils.Cœur fier, qui du destin relèves les défis,Suis à côté de moi la voie inexorable.Que ta mère au front gris soit...

Les Contemplations - Pauca Meae

Pure innocence ! Vertu sainte !Ô les deux sommets d’ici-bas !Où croissent, sans ombre et sans crainte,Les deux palmes des deux combats !Palme du combat Ignorance !Palme du combat Vérité...



Les auteurs


Les catégories

Médiawix © 2025